Tout bouge autour de moi
Corps mêlés
Failles...
Le séisme du 12 janvier 2010 s'est invité sur la scène littéraire, contraignant l'imaginaire des écrivains haïtiens (Dany Laferrière, Marvin Victor, Yanick Lahens...), imposant une écriture du fragment. Nécessité de dire l'indicible, de mettre en forme le chaos en destructurant le verbe, d'entretenir, par le simple fait d'écrire, les braises de l'espoir en disant l'horreur et le désespoir.
Un autre nom peut être avancé, celui du poète jacmélien Maurice Cadet. Il a subi aussi le traumatisme de cette terrible date et senti le besoin de l'exprimer dans un recueil de poèmes qui peut-être n'en font qu'un, paru aux Editions de la Dodine. Le titre rend bien compte de l'entreprise: Jacmel 12 janvier 2010. Comme si, tout en recourant à la poésie, rempart contre le non-sens, l'auteur craignait justement de faire de la poésie là où il faut simplement dire; comme si faire de la littérature avec un tel malheur était aussi indécent que nécessaire. C'est peut-être pourquoi les poèmes montrent une grande simplicité, font penser à un journal non chronologique, presque à un reportage, avec spontanéité et lyrisme contenu, la métaphore rare et discrète. L'émotion, pour le lecteur, vient du sentiment de disparition des repères, délitement de l'être avec la perte de tant de lieux auxquels s'accrochaient les souvenirs, et de la sympathie manifestée avec toute la population jacmélienne, partage de la détresse.
Je ne veux pas ici trop en dire, mais voici de courts extraits qui, j'espère, feront sentir cette émotion:
au fil du calendrier
ce 12 janvier 2010 arrivera
comme les autres jours
mais depuis
mon sommeil oscille
au gré des signes de la nature
grondements de tonnerre
frémissements du vent
ou bruissements des vagues
autant d'éléments sourds
qui tissaient
la tranquille routine de ma vie
maintenant
coiffés de tous les soupçons
maintenant considérées
comme complices
ou simplement prémices
de déchaînements cosmiques
ou de sournoises vibrations
("Ombres et décombres")
j'ai la tête disloquée
à force de démêler
les inextricables lassitudes
en sursaut de ma chair
à force de déblayer
hors des restes du réel
ma jeunesse au pays
des images de plus en plus
désagrégées
ma mémoire de gamin du Bel-Air
jouant à saute-mouton
parmi les ombres et sous les décombres
depuis
j'ai la poétique triste
comme un grand terrain vague
le vocabulaire désarticulé
criblé d'incertitude
le glossaire dérangé
à force de localiser sous les détritus
les lieux de mes solaires créations
("Ombres et décombres")
quelques jours après le séisme
il y avait
quatre jeunes lycéennes de Port-au-Prince
réfugiées à Jacmel
dormant dans les carcasses de voiture
sur le terrain d'un garage au grand air
quatre lycéennes transies de froid
quatre filles qui tremblaient
dans l'obscurité des minuits
parce qu'elles avaient peur
des macabres histoires qu'on racontait
des récits de diables en goguette
qui ramassaient les déplacés survivants
elles étaient quatre à redouter
les châtiments divins
évoqués par les prédicateurs spéculateurs
quatre lycéennes venues d'ailleurs
qui s'inventaient des fautes pour justifier la fureur des dieux
elles étaient quatre
à détailler l'horreur
avec leurs propres mots
quatre versions vécues
d'une même minute
mais qui duraient des heures
à raconter
dans leur douloureux récit
au matin d'après le désastre
il y avait parmi les déchets
sur le macadam ensanglanté
d'un quartier de Port-au-Prince
il y avait
quatre mains de femme
surgies des hasards du béton
dix ongles lustrés de vernis rouge
cinq doigts d'ouvrière aux ongles noircis
cinq doigts d'écolière trempés d'encre
("décomptes non chiffrés")