Kra-Gul, la petite fille de l'âge de pierre

Par Mafalda

Kra-Gul était assise près de la large pierre où brûlait le feu du foyer domestique.
Kra-gul était triste. Elle songeait à la douloureuse cérémonie qu’elle avait vue la veille : Gro-ho, le chasseur, son grand-père, chef de la tribu avait été inhumé dans la grotte des morts, tout près de la caverne où habitaient les siens.
Gro-ho, vêtu de sa peau d’ours, avait été placé sur la pierre tombale. Dans sa ceinture, on avait mis sa hache de pierre taillée et, près de lui, sa lance dont la pointe était en silex. Il fallait bien que, dans le monde nouveau où il allait vivre désormais, il pût se défendre et montrer, qu’il était vaillant et fort. Les hommes n’avaient pas oublié de joindre à ses armes des provisions pour le lointain et définitif voyage qui allait accomplir : la chair d’un cerf gigantesque qu’ils avaient tué pour lui.
Enfin avait eu lieu, à l’entrée de la grotte, le dernier repas pris en sa compagnie, le repas funèbre qui avait groupé la tribu entière dont les membres étaient, tous ses fils ou ses petits-fils, et la tombe s’était fermée à jamais sur le vieux chef !
Kra-gul était triste, car, n’ayant plus ni son père ni sa mère, elle avait toujours été l’enfant préférée de Gro-ho.
Gro-ho, le chasseur brutal et sauvage, aux muscles puissants, au regard farouche, pour elle se faisait tendre et doux.
Le soir, au coucher du soleil, lorsque la fraîcheur tombait sur la vallée, le grand-père et la petite-fille s’installaient au seuil de la caverne, près du grand brasier que l’on allumait pour éloigner, la nuit, les bêtes dangereuses : l’hyène, le lion ou l’ours.
De là, on voyait couler, rapide parmi le pierres rougeâtres, la Rivière ; et l’on avait sous les yeux toutes les grottes de la tribu, qui s’ouvraient en demi-cercle au cœur des roches, parmi les vignes sauvages accrochées aux aspérités, et les figuiers aux larges feuilles dentelées.
Gro-ho savait des histoires qui ravissaient Kra-gul. C’était d’abord celle du Feu :Gro-ho la tenait de son arrière-grand-père, au grand-père duquel l’aventure était arrivée. A cette époque-là, nul n’avait vu le Feu, et, pour se protéger contre le froid, il fallait se réfugier au plus profond des grottes et se couvrir de lourdes peaux. Mais, un jour, le ciel était devenu sombre comme la nuit, le soleil avait disparu derrière un voile sinistre, et, soudain, un drame terrible s’était déroulé là haut, au-dessus, des têtes humaines.
C’étaient des grondements effroyables, plus puissants que ceux des torrents déchaînés les jours de crue, plus puissants que le bruit de la course des troupeaux des mammouths traversant le vallon. Des lumières éclatantes sillonnaient l’horizon. Tout à coup, l’une d’elles s’abattit sur la forêt voisine.
Et des arbres s’allumèrent.
Quand la colère d’en haut se fut apaisée, les hommes s’approchèrent et virent flamber les branches. Ils sentirent une chaleur étrange les pénétrer ; ils devinèrent qu’un don merveilleux venait de leur être fait, et qu’une puissance nouvelle leur était révélée.
Ils transportèrent plein de respect le Feu chez eux et, depuis, il brille dans toutes les cavernes. Il es la joie, le protecteur de la famille ; par lui la nuit n’existe plus ; l’hiver est vaincu. Par lui, la chair des fauves est devenue savoureuse.
Nul ne doit laisser éteindre la flamme du foyer domestique, car si le Feu disparaissait de la terre, l’homme ne pourrait plus vivre sans lui.
Gro-ho contait aussi les dramatiques aventures de chasses, et Kra-gul s’enthousiasmait. Elle apprenait ainsi, comment on s’empare de cet effroyable animal, le mammouth qui atteint jusqu’à cinq et six fois la hauteur d’un homme, et qui peut, de sa trompe puissante ou de ses défenses, déraciner un chêne.
Dans le fond d’un val, on creuse une fosse que l’on recouvre de branchages, et lorsque la bête suit la route que les hommes ont prévue, elle s’écroule dans le piège qu’ils ont tendu. Les chasseurs l’entourent aussitôt ; les flèches et les lances aux pointes de silex l’atteignent de toutes parts. Les plus vaillants osent s’élancer sur elle et, là, accrochés à sa longue crinière, ils la frappent de leurs haches de pierre, et, peu à peu, le mammouth faiblit, son sang coule par de larges blessures, les javelots adroitement dirigés l’aveugle ; il s’affaisse, il lance un dernier barrit, il meurt.
Gro-ho était un des plus audacieux chasseurs de la tribu, et les jeunes gens aimaient à se conter, le soir, ses exploits. Aucun d’eux n’eut osé se comparer à ce grand vieillard, aux longs cheveux et à la barbe de neige, et, pourtant, c’était au cours d’une chasse qu’il avait perdu la vie. Kra-gul ne se remémorait pas sans un frisson cette lutte contre le grand ours à laquelle elle avait assisté de l’entrée de la caverne.
Ce grand ours était un rude ennemi. Délogé depuis trois hivers par la tribu de Gro-ho, qu’avaient séduite les grottes spacieuses qu’il habitait au bord d’une rivière limpide, près d’une forêt giboyeuse, il revenait sans cesse grondant et menaçant, rôder autour de son ancienne demeure ; les femmes et les enfants n’osaient plus guère sortir, quand les hommes étaient absents.
La terrible bête, rusée et prudente, ne se laissait prendre dans aucun piège, et nul n’osait l’attaquer en face.
Cependant, un jour, Gro-ho osa. L’ours s’était jeté sur une femme. Gro-ho était là. Il bondit sur sa hache de silex, et alors que, sur le seuil de toutes les cavernes, les plus braves terrorisés, n’osaient s’approcher, il s’élança vers l’animal. L’ours lâcha sa victime ; il se dressa sur ses pattes de derrière, trop haut maintenant pour que son ennemi pût l’atteindre à la tête. Au coup de hache qui le frappa en pleine poitrine, il se laissa retomber, et, renversant Gro-ho sous lui le saisit à la gorge et l’étrangla. Puis il s’en alla, calme dans les dernières lueurs du crépuscule.
Maintenant Gro-ho dormait son dernier sommeil, et Kra-gul était pensive. Elle était restée, ce soir là, seule de toute la tribu ; les hommes étaient allés visiter les pièges qui leur donnaient leur nourriture de chaque jour, et les femmes, à l’entrée de la forêt, ramassaient les branches sèches pour les brasiers du soir.
Comme le soleil, descendant sur l’horizon, commençait à éclairer l’intérieur de la caverne de ses rayons obliques, Kra-gul se redressa ; ses sourcils froncés et son regard un peu dur indiquaient une ferme résolution.
Elle avait bon air sous son vêtement de peau de tigre, retenue par une fine liane à sa ceinture. Ses longs cheveux, rassemblés par une lanière de cuir, étaient rejetés en arrière. Elle n’était âgée que de treize ans, mais elle avait la vigueur des êtres de cette âpre époque, en lutte constante avec les éléments et avec les bêtes sauvages. Sa démarche fière était celle de al petite-fille d’un grand chef.
Kra-gul ramassa une poignée de branchages et les jeta sur le foyer dont elle avait la garde. Il y eut un jaillissement d’étincelles : c’est toujours ainsi que cette chose mystérieuse, la flamme, manifeste sa satisfaction des soins qu’on lui prodigue.
Puis l’enfant prit une arme qu’elle aimait, parce que cela avait été fabriquée pour elle par Gro-ho.
Elle était faite d’un bois sec et résistant, fendu à l’une des extrémité, et d’un silex pointu inséré dans la fente et fortement lié par des tendons empruntés à la jambe souple des cerfs. C’était presque un joujou, mais un joujou dont la pierre effilée, lorsque Kra-gul s’amusait à frapper, entrait à demi dans un tronc d’arbre et s’y fixait à ne l’en pouvoir détacher d’un coup.
Elle passa l’arme dans sa ceinture ; elle sortit et se dirigea vers la grotte où reposait Gro-ho…
Cette cavité étroite et profonde, fermée d’une dalle, s’ouvrait sur le flanc d’une colline que contournait la Rivière avant d’entrer dans la forêt de chênes où se cachaient le mammouth aux longues défenses recourbées, le rhinocéros à la double corne et à la fourrure épaisse, le tigre des cavernes, l’auroch, le cerf gigantesque, et les loups et les hyènes et les chacals.
Kra-gul s’arrêta un instant pour respirer sur la plate-forme qui précédait l’entrée de la caverne, puis elle s’approcha de la dalle que les bras puissants des hommes avaient dressées contre l’entrée, et, doucement, elle se mit à parler : « Gro-ho, murmurait-elle, je viens te dire Kra-gul ne t’oublie pas, ne t’oubliera jamais, grand-père : tu connais ta petite fille ; elle sait que tu ne seras heureux que lorsque tu seras vengé… Eh bien, elle vient ici te promettre que ta grande ombre n’errera pas longtemps dans la tristesse et dans la peine… Oui, Gro-ho, aie confiance. Si les autres là-bas, ne font pas leur devoir, Kra-gul n’oubliera pas le sien… elle triomphera, oui, ou elle viendra te rejoindre… »
Et la voix de l’enfant devenait plus forte et plus rude… et de son poing martelait la dalle.
Elle allait continuer, sans doute, quand un grognement la fit retourner brusquement. Elle vit alors, se hissant parmi les rocs, le grand ours, l’ours meurtrier, qui grimpait vers elle, et son exaltation était telle, qu’elle ne trembla pas devant le danger. Saisissant son arme, elle la brandit avec force, et, se plaçant sur le bord du plateau, elle injuria son ennemi :
« Je m’en doutais, disait-elle, bandit, que tu viendrais braver jusqu’ici ta victime impuissante… Lâche, qui fuyais jadis devant elle ; traître, qui l’as vaincue par surprise… Je suis venue t’attendre. Tu ne t’attaques qu’aux enfants, eh bien, c’est une enfant qui s’avance vers toi !... »
La bête dont les yeux rouges flamboyaient, montait toujours ; elle mit une patte sur un dernier rocher et fit un effort pour sauter sur la plate-forme… A ce moment-là, sa tête formidable se trouva à la hauteur de Kra-gul, qui se sentit frissonner.
D’un geste instinctif de défense, l’enfant leva sa petite massue pointue et frappa de toutes ses forces… et l’arme-joujou entra dans le front bombé du grand ours ; l’animal, sans un mouvement, tomba mort… foudroyé.
Kra-gul, terrifiée, inconsciente, ne se rendait plus compte. Ses genoux fléchissaient, son cœur battait à se rompre ; mais, tout à coup, elle comprit !
Une exclamation s’échappa de ses lèvres : « Hello-huo ! »
C’était le cri d’appel des chasseurs de la tribu… Sautant de rochers en rochers, elle se mit à courir vers les cavernes :
« Hello-huo ! j’ai tué l’ours ! j’ai tué l’ours ! »
Dans le lointain, elle vit les hommes et les femmes qui rentraient portant leur butin. Elle agita ses bras, et, de sa voix aigüe, annonça :
« Hello-huo ! accourez, accourez vite, j’ai tué l’ours ! »
A ses grands gestes, on s’empressa sans comprendre. Puis ce fut une surprise. Personne ne voulait croire une telle nouvelle. Kra-gul se fâcha :
« Venez ! »
Et toute la tribu la suivit ! Ce fut, devant le cadavre du grand ours, une stupeur… et bientôt une clameur d’enthousiasme. Les femmes pressaient Kra-gul dans leur bras, et les hommes manifestaient naïvement leur joie en dansant sur le cadavre de leurs ennemi !
Mais Kra-gul avait son idée ! « Je veux la tête, » dit-elle.
Il fallut, à coups de silex, la trancher. Quand elle l’eut dans ses bras, la petite-fille de Gro-ho, s’approchant de la grotte où reposait le vieux chef, l’accrocha à un roc qui surplombait l’entrée, et, se reculant, l’enfant tendit son poing vers elle :
« C’est moi qui t’ai tuée, Bête maudite ! C’est moi ! »
Et elle ajouta :
« Grand-père ! maintenant, dors en paix. »
La nuit tombait… Les hommes prirent le cadavre de l’ours sur leurs épaules, et la tribu se dirigea vers les cavernes…

Jean CASTINE