Chronique d’un épuisement professionnel et moral.
Depuis octobre 2009, Isabelle exerce les fonctions d’animatrice de vacances au sein d’une structure qui accueille et accompagne des adultes handicapés mentaux.
Elle travaille 20 semaines par an, au rythme grosso modo, d’une semaine sur deux.
Chaque semaine travaillée débute le lundi à 10h00 pour s’achever le lundi suivant à 10h00.
Seule, sans aucune aide extérieure, elle a la charge de quatre adultes handicapés mentaux, pendant la semaine complète, c’est-à-dire 24 heures sur 24. De fait, Isabelle est présente sur son lieu de travail 168 heures d’affilée.
Pendant sa semaine de travail, Isabelle ne rentre pas chez elle et passe toutes ses nuits sur son lieu de travail (le chalet dédié aux vacanciers se compose de trois chambres, dont une lui est réservée).
Toujours seule, rappelons-le, Isabelle est tenue, tout au long de la journée d’assurer la confection des repas qui sont pris dans le chalet, le ménage, la gestion des achats de nourriture, mais aussi la dispensation de soins (distribution quotidienne des médicaments), l’aide aux soins corporels et hygiéniques (les adultes accueillis étant rarement parfaitement autonomes), tout en assumant ce pour quoi elle a été embauchée, c’est-à-dire l’animation du séjour pour les vacanciers.
Le cumul de toutes ces fonctions laisse facilement supposer l’absence totale et inéluctable de plages de repos. A ce propos, l’article L3121-33 prévoit un temps de pause d’une durée minimale de vingt minutes dès que le temps de travail quotidien atteint six heures… Bof, un courrier d’un syndicat dénonçait déjà, en dehors de ce cas particulier, le non-respect de cette pause. J’imagine que cela doit être très courant dans le monde du travail salarié.
Revenons au cas particulier d’Isabelle. Une somme quotidienne de charges de travail énorme : gestion, cuisine, ménage, soins infirmiers, soins corporels et animation du séjour (activités manuelles, promenades, visites…)
L’on pourrait penser qu’en s’y prenant bien, avec un minimum d’organisation, Isabelle pourrait s’acquitter de chaque tâche assez promptement comme on cocherait des cases sur un formulaire. Une case étant cochée, on passe à la suivante, etc. Malheureusement, la réalité est foncièrement différente.
Les adultes handicapés dont Isabelle a la charge sont rarement parfaitement autonomes et sont, bienheureusement, loin d’être des machines auxquelles il suffirait de faire une mise à jour quotidienne. Ces personnes ont donc bien évidemment leur propre comportement. Et ce comportement peut être, ainsi que l’avait écrit le chef de service d’Isabelle, complexe :
« Le service vacances du […] a été mis en place pour répondre aux besoins de vacances de certains usagers : ceux dont les moyens financiers sont limités ; ceux qui, du fait de la complexité de leur situation (comportementale, médicale, ou autre) ne peuvent pas s’inscrire à des séjours dit classiques (organismes de séjours adaptés) »
En se référant aux ratios d’encadrement préconisés par le CNLTA (Conseil National des Loisirs et du Tourisme Adaptés), l’accueil, par exemple, d’une personne à l’autonomie relative, sans problème moteur, possédant le langage mais au comportement instable et atypique (avec risques d’automutilation et/ou agression), exige un encadrement renforcé de un accompagnateur pour deux vacanciers. Or, Isabelle a souvent affaire à des usagers se rapportant à ce profil, tout en restant seule à s’occuper d’un groupe de quatre !
Il est arrivé des situations inquiétantes, stressantes, voire dangereuses. Des cas de fugues ; avec cette question corolaire : comment, seule, aller à la recherche du fugueur tout en restant avec les trois autres ? Des cas d’agressions. Des individus au comportement fortement perturbateur, y compris pendant les nuits, privant et l’animatrice et les autres vacanciers de sommeil.
Cela est brossé à grands traits et peut paraître pour le moins forcé, mais en dehors-même de ces caractères atypiques rencontrés, Isabelle, dans son travail, a pour le moins affaire à des individus qui nécessitent un encadrement constant. Il faut répondre aux crises d’angoisse des uns, aider l’autre à se déplacer. Surveiller. Surveiller. Surveiller.
Et l’on en revient au fait que les tâches, aussi listées soient-elles, ne peuvent être à aucun moment définitivement achevées pour permettre une pause, puisqu’à tout moment, il sera impératif de dispenser à nouveau des soins d’hygiène, de prévenir une fugue, de calmer un stress, d’aider un usager à accomplir un pas ou à enfiler un vêtement.
Alors quand, à ces obligations constantes, à cette vigilance de tous les instants, s’ajoutent des éléments fortement perturbateurs jusque pendant les nuits, je vous laisse imaginer l’état de fatigue que subit l’animatrice du séjour, qui ne peut s’appuyer sur l’aide de personne. Ni même sur l’aide de son chef de service, qui lui a toujours refusé le droit de renvoyer dans son foyer d’accueil un usager au comportement difficile :
« Vous comprendrez donc mon refus de renvoyer un usager qui se lève toutes les nuits et qui réveille tout le monde, ou encore de renvoyer un usager qui « ne tient pas en place » et qui « harcelle » son entourage pour obtenir des cigarettes. […] Par ailleurs, le pouvoir de renvoyer un usager du service pour quelques raisons ne fait pas partie de vos missions et ne peut pas vous être délégué. »
En mars 2010, Isabelle a été conduite aux urgences après avoir fait un malaise sur son lieu de travail. Manque de sommeil. Situation qui n’a étonnamment pas fait l’objet d’une déclaration d’accident du travail.
Quoi qu’il en soit, le fait, particulièrement grave en soi, aurait du, pour le moins, faire réfléchir l’employeur sur des conditions de travail qui apparaissent de nature à compromettre la santé et la sécurité de sa salariée (sans présumer de celle des vacanciers).
29 novembre 2010 : Isabelle, effondrée, physiquement et nerveusement, se rend, à l’issue de sa semaine de travail chez son médecin qui diagnostique un burn-out, syndrome d’épuisement professionnel. On le serait à moins !
Cependant, la CPAM, dans un courrier du 11 juillet 2011 – soit six mois après l’accident – refuse de reconnaître l’accident de travail, sous le prétexte que c’est à Isabelle de faire la preuve que son état d’épuisement est lié à son travail. « Il n’existe pas de preuve que l’accident invoqué se soit produit par le fait ou à l’occasion du travail, ni même de présomptions favorables précises et concordantes en cette faveur. »
Outre le fait que cela remet catégoriquement en cause le diagnostic du médecin de famille, il faut en conclure que la CPAM, après avoir procédé à sa propre enquête, ne semble pas s’étonner des conditions de travail d’Isabelle ou ne semble pas se rendre compte des heures qui lui sont imposées.
Il faut savoir que le 03 mai 2011 Isabelle a saisi son employeur en recours gracieux, concernant plusieurs chefs de demandes. Notamment pour 2244 heures de travail qui ne lui ont pas été payées. Calcul établi sur seulement deux années !
Faut-il croire que les conditions de travail d’Isabelle, actuellement dénoncées par elle et par un syndicat, soit exemptes de toute illégalité ? Et qu’il serait permis, en France, d’user et d’abuser d’un salarié.
De l’esclavagisme légal ?
Je veux croire que je me trompe complètement. Et c’est fort possible puisque je ne suis pas juriste pour deux ronds. Mais alors ? Si tel est le cas, pourquoi Isabelle, après avoir tenté par tous les moyens de faire valoir ses droits, se retrouve-t-elle aujourd’hui, depuis le 18 juillet 2011, mise en congé sans traitement par son employeur, qui n’a jamais voulu réexaminer les conditions de son travail ? Et qui, de surccroît, fait l’impasse sur le paiement des heures réclamées – évidemment.
Sans traitement, c’est-à-dire sans salaire. Que devient-on humainement et socialement dans ce cas là ? Plus aucune rentrée d’argent. On imagine aisément avec quelle rapidité vont évoluer les emmerdes. Impayés et tout le toutim ! Evidemment, les créanciers seront prompts à réclamer leurs dus mais surtout auront les moyens immédiats de couper tous les vivres. La vitesse, dans ces affaires là, ne fait pas défaut.
De l’autre côté, c’est tout le contraire, les procédures engagées à l’encontre de l’employeur et toutes les contestations qui seront opposées à la CPAM, vont prendre des temps infiniment longs.
Entre-temps, il y a fort à parier qu’Isabelle aura tout perdu. Maison, enfants, honneur, santé et, qui sait, la vie peut-être aussi ?
Et pourtant, ce n’est pas faute d’avoir cherché le dialogue pour améliorer les conditions de travail. Ni faute de réclamer ses droits. Ni faute de réclamer tout bêtement son argent.
Que faire ?