La tuerie perpétrée il y a quelques jours sur l'île d'Utoya en Norvège est particulièrement choquante pour la plupart d'entre nous. Comment peut-on préparer, planifier puis exécuter un tel massacre de sang froid ? Comment peut-on tuer de façon aussi calme, en se promenant entre les gens ? Comment ? Pourquoi ? Ces questions peuvent nous hanter.
Car après un tel acte, qu'en est-il après tout de notre propre sécurité ? Puisque les règles ont disparu, comment puis-je avoir confiance en ce qui va se passer demain ? Comment ne pas craindre le moindre quidam croisé sur ma route ? Comment puis-je ne pas avoir la peur au ventre à chaque fois que je sors de chez moi pour aller au boulot, faire mes courses, sortir mes poubelles ? Qui croire ? Que croire ?
On pensera peut-être que j'en rajoute et que j'y mets un pathos inutile. Pourtant, ces questions, les personnes qui ont vécu ces heures affreuses sont certainement nombreuses à se les poser. Il faut s'imaginer sur cette île, entendant des coups de feu à tout va, pendant un temps dont on ne sait plus estimer la durée, ne sachant que faire, ce qui se passe, qui peut nous aider. Il faut s'imaginer avoir vécu ça et avoir entendu ensuite les aveux d'Anders Behring Breivik, dénués de tout regret, témoignant d'un acte froid et calculé. Il y a là un sentiment d'insécurité quasiment fou, qui fait basculer dans un monde incompréhensible, de peur permanente, qui ne ressemble à rien qui nous soit connu. Il me semble que c'est en grande partie là que le travail se trouve aujourd'hui pour ces personnes : reconstruire l'idée que les règles existent toujours, que la très grande majorité des gens qui les entourent ne peut pas commettre pareil folie, qu'ils sont en sécurité.
Il est bien difficile de trouver des explications justes à un tel drame. Je ne m'y risquerais pas car ce serait jouer au savant cosinus. La seule chose que je peux dire est que pareil comportement est à rapprocher des profils pervers. Il faut clarifier ce terme. Il ne s'agit nullement ici de vice sexuel comme on serait enclin à le penser de prime abord. En psychologie, le pervers est celui qui nie l'autre. Dans sa personne même. Pour le commun des hommes il est quasiment impossible de comprendre réellement ce que cela signifie, car précisément, c'est d'un autre monde psychologique que celui auquel nous sommes habitués dont on parle ici. Mais si vous le voulez un instant, imaginez-vous devant une personne, vous lui parlez pendant un certain temps, en face à face. Elle vous répond, elle anône, elle réagit, etc. Et pourtant, vous n'existez pas à ses yeux. Vous pouvez représenter un ensemble d'informations, de stimuli nerveux ou intellectuels, mais vous n'êtes pas une personne. Vous n'existez pas. Quasiment littéralement. Parce que la personne en face de vous n'a aucune connexion émotionnelle avec vous (alors que, naturellement, nous en avons tous les uns avec les autres).
Mais Hugues a raison de nous alerter sur le fait qu'on aurait tort de ne regarder que la pointe émergée de l'iceberg. Breivik est peut-être unique par l'exception de son geste. Mais il n'est pas seul, loin s'en faut. Et au-delà des autres terroristes (au sens propre du terme), il faut bien parler de tous ceux qui propagent des discours de haine et de rejet. Ils ne font peut-être qu'en parler sans jamais passer à l'acte, mais c'est là que la graine naît. Plus sûrement je crois que dans une prétendue folie qui sert surtout à nous rassurer. Il suffit de lire les commentaires faits sur certains sites d'extrême droite pour constater, et prendre peur, ou nous réveiller, au choix. Certains ne se gênent pas pour suggérer que dans le fond, Breivik a fait un truc cohérent, pas mal quoi. Sur son site, Jacques Coutela, adhérent du FN et candidat lors des dernières élections cantonales, n'a pas écrit autre chose en présentant Breivik comme une icône. Des exemples on en trouve par centaines en quelques clics.
Sur d'autres sujets, on trouve tous les jours sur Internet des articles ou commentaires qui laissent pantois. Cette semaine, l'un d'eux m'a profondément choqué, qui suggérait, très sérieux, en bas d'un article évoquant la famine en Somalie "Et si ces gens-là arrêtaient de s'entretuer et se mettaient un peu au travail ?". Quelle absence totale de sensibilité faut-il pour penser une chose pareille ?
Mais on ne peut s'arrêter à montrer les autres du doigt. Car derrière ces commentaires, se trouvent beaucoup de "gens bien", qui aiment leur famille, leurs enfants, qui sont de bons camarades pour leurs amis. Des gens éduqués, cultivés, très intelligents parfois. Il sont comme nous. Et si nous avons un peu de lucidité, nous saurons aussi, nous-même, comme le suggérait Susan Jeffers dans son livre Tremblez mais osez!, prendre notre miroir, et nous poser la question : et mon à moi ? Où est-il ? L'ai-je seulement vu ? Suis-je prêt à le regarder en face ? Ai-je la force de le combattre ?
Il peut paraître indécent à certains de comparer nos petites faiblesses à l'énormité de ce qui vient de se passer. Et se tourner vers soi peut aussi comporter le défaut d'un certain narcissisme sans doute. Mais il faut se souvenir de Zimbardo et de son expérience. Des gens lambdas, comme vous et moi. Il leur a fallu moins de 24 heures pour se transformer en bourreaux face à des innocents qui ne leur avaient rien fait. Doit-on convoquer l'histoire pour enfoncer encore le clou ?
Si je dis cela ce n'est pas pour nous accabler, ce serait idiot. Mais parce qu'à mon sens la première leçon qu'un tel événement doit nous apprendre, c'est la vigilance. Une vigilance qui concerne notre attention aux autres, à ce qui leur arrive. Qui nous concerne nous également, pour prendre garde aux dérives de nos propres comportements. Il nous faut découvrir la proximité, cette distance juste qui nous rend sensible à l'autre et à son histoire.
En illustration, Franquin, Les idées noires, une découverte par un rire parfois triste, de nos propres démons.