Voici un texte intéressant, passionnant tant dans sa forme, que sur son fond et ses contradictions. Un texte qui fait forcément réagir le lecteur tant le propos d’Alain-Kamal Martial est universel, fort, se dégageant des particularismes pour s’attaquer à tous les mécanismes de transmission de la haine, en particulier par le moyen de la langue.
L’action :Un homme s’apprête à découper à la machette un couple, une paire de bêtes à achever. Où cela se passe ? On n’en sait rien, l’idée de la machette rappelant le génocide rwandais. L’homme œuvre en compagnie d’Azhar à son travail de destruction quand, le temps d’une seconde il s’interroge sur le sens de son action. Une seconde. Pour s’interroger sur le pourquoi, sur la folie de ce qu’il reproduit.
En écrivant cette introduction, le visage angélique de Anders Behring Breivik s’installe. Continuons.
La seconde :
La seconde me fait un type d’homme forgé et préparé à commettre le geste de la machette, un peu comme si ceux qui l’ont commis avant moi l’ont fait pour que je le fasse à mon tour, ceux-là mêmes ont commis avant moi le geste de la machette pour que je vienne le commettre à mon tour.Page 13, Editions Vents d’ailleurs.
La cicatrice :
C’est à cet endroit que mes yeux m’ont montré le flanc blessé de l’animal, j’ai su que nous n’étions qu’une forme de bête balafrée cherchant quelle autre bête nous avait mordus pour la mordre à notre tour.Page 10, Editions Vents d’ailleurs.
La langue :
Les langues me disent et j’écoute, tête baissée, là les langues me disent et j’écoute jusqu’à l’instant où je m’endors les langues me disent et dans mon sommeil mes nuits sont faites de ces mots séculaires répétés aux enfants de la terrePage 22, Editions Vents d’ailleurs.
La révolte :
Devrais-je être l’homme sans cri, l’homme sans visage, l’homme sans révolte, devrais-je être l’homme d’accommodation, l’homme qui se plie, qui se résigne, qui dit toujours oui, oui, oui de la tête devant le verbiage des maîtres des mots, face à ma langue qui s’empoisonne[…]Page 22, Editions Vents d’ailleurs.
Le déni :
Il fallait une autre langue parle enfin dans ce pays, la vôtre a trop longtemps parlé, je ne veux plus tous vos mots, votre mémoire, je ne veux pasPage 25, Editions Vents d’ailleurs.
Les mots de l'auteur posent bien l'intention du projet. Ses mots posent bien les maux. On voit le cheminement que parcourt l'homme qui parle. Les questions sur le sens de la vie, sur la prédestination, sur les mots qui vous forgent, sur le désir de démarcation, sur d'extraction du lourd héritage de haine et de violence, ces questions disais-je sont pertinentes. Avant la folie, l'homme questionne à la fois le sens de la parole reçue et son rejet. Mais l'homme de théâtre, Alain Kamal Martial, ne veut pas se contenter de décrire une expérience, juste dresser une table, mais il invite le lecteur à prendre part. Pour cela, il met en scène le discours de la mère. Celle qui transmet. Dans le cadre de ce texte. Et c'est là où le texte me parait intéressant et troublant. Ce que la langue transmet est lourd. Et le déni du narrateur, pire son désir d'interdire l'expression de la mémoire apparaît comme une charge aussi violente que l'action qui inspire cette réflexion. Contraindre la mère à se taire, c'est la contraindre à la folie ou au suicide. Hors le désir de survie du narrateur est bien plus grand et plus égocentrique que la souffrance endurée par la mère. Il faut lire le propos de la mère pour comprendre ce que je souligne et Alain-Kamal Martial use de la langue avec facétie et douleur, allant jusqu'à la faire bégayer (la langue) pour porter le discours maternel.
Il me semble que le problème de ce texte est son caractère unidimensionnel. Disons manichéen. Un traitement plus spatial, tridimensionnel aurait été plus riche. Car enfin, la langue ne sert pas qu'à transmettre l'horreur et la folie. Et si l'individu n'est pas à l'auteur de ce qu'il reçoit, de ce qui lui est transmis, des oreilles appropriées, affûtées peuvent se prêter à l'exercice.
Ce texte est une charge contre le devoir de mémoire. Disons plus simplement une charge contre la mémoire. C'est une ode à l'individualisme. Un déni de l'histoire, de l'expérience commune, il est un rejet de l'idée même de communauté. En cela, il fait réfléchir. Car il renvoie à toutes les concurrences victimaires auxquelles nous nous prêtons, ces temps-ci. Mais sa faiblesse est qu'il réfute la souffrance de la victime. Il prétend qu'à l'agression ne peut être opposée que l'agression et la vengeance. La cicatrice appelle la cicatrice. La fin de ce texte m'a donc laissé perplexe. Avec la question lancinante suivante : notre humanité est donc incapable d'analyser les causes de ces cycles de violence et de les déconstruire?
Je serai heureux d'avoir vos réactions après la lecture de ce très court mais très beau texte, de l'homme venu de l'Océan indien, Alain-Kamal Martial.
Alain-Kamal Martial, Cicatrices
Editions Vents d'ailleurs, 1ère parution en 2011, 61 pages
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