Depuis quelque temps Rezan s’éveille en disant pardon, je tiens de lui la confidence. Oui, il murmure pardon dans son lit le matin. Sans intensité particulière. Ce n’est pas pathétique, ça coule de source. Seul ou auprès de petites amours. Hier, il a dû prononcer le mot un peu fort ; la dame ne dormait pas, elle a dit : « Mais de rien, mon doudou ! Ce sera mieux la prochaine fois…»
Dire pardon au réveil avant de partir à l’assaut du monde, c’est devenu pour Rezan comme un passeport au sortir de la nuit, dans ce moment de latence, d’enregistrement des bagages moraux qu’il savoure comme une prise d’élan avant le bond.
-Pardon de quoi ?
-De tout. Pardon en vrac. Pardon de la parole dite, qui a blessé à mon insu, ou le sachant. Et pardon de la parole non dite, qui n’a pas fait le bout de chemin de mes lèvres à telle oreille affamée : à peine le temps de voir s’éteindre dans le regard du demandeur la petite flamme que mon sourire pressé avait fait naître. Allez, ce sera pour la prochaine fois… Et pardon de ne pas écouter, d’écouter mal. Ecouter, c’est comme entrer en grande patience dans le musée d’autrui, laisser le moi en consigne au vestiaire avec le parapluie, suivre l’autre au dédale de ses salles, ses couloirs, ses sales petits couloirs où l’on bâille d’effort après vingt mètres. Heureusement qu’il y a le portable et qu’on vous y sonne d’urgence à toute heure… Pardon de moi, de ce moi si farouchement pour soi quoi qu’il dise, et qui regarde tout venant comme figurant de son aise, instrument ou obstacle de son règne… Pardon des pires que moi : voraces coriaces, seigneurs saigneurs, dépeceurs de tout poil qui font le sel de la jungle ; tourmenteurs de chiens, d’enfants, tueurs de vieux ; bouffeurs de thon rouge jusqu’au dernier, harponneurs de baleines jusqu’à l’ultime, décorneurs de rhinocéros pour de la poudre à faire dresser plus dur… Pardon de l’homme en général, sa roue de gros dindon, son violet glouglou, son jet de fiente au moindre soupçon de préséance. Pardon du crime et du ridicule, les deux presque également fautifs sous la voûte.
-Pardon à qui ?
-C’est là que les choses se compliquent, le serpent se mord la queue, car celui qui m’accuse d’égoïsme me reproche en somme de ne pas penser à lui…Foire d’empoigne des moi rivaux, densité du trafic d’appétence, embarras du fret chez Narcisse, aiguillages d’enfer où tout pardon peut en cacher un autre, et c’est toujours ta tête que tu vois à la vitre du wagon sur le paysage qui défile.
-Pardon à Dieu ?
-D’accord, s’il fait le premier pas, s’il a le cran de nous dire un beau jour : « Pardon, mes hommes, de vous avoir fait ce que vous êtes, viles et pénitents pour le plaisir de vous voir grimper ma pente à mains nues, attirés par ma neige éternelle, mais j’ai si froid que je tends rarement la main pour empoigner ceux qui retombent.»
Alors à qui, ce pardon murmuré par Rezan le matin au réveil ? Si ce n’est ni pleinement aux hommes meurtris ni tout à fait au dieu de l’impuissante bonté, serait-ce au sur-dieu de la toute-puissance froide, inflexible à la plainte, exclusivement sensible au souverain accomplissement : le dieu des lions ? Pardon d’un cœur trop tendre, pardon de n’être la force qu’à mi-temps ? Pardon de dire pardon…
Arion