CORRESPONDANCE
Ma chère tante,
Je serai chez vous, aux Régaces,
Pour l’ouverture de la chasse.
J’aimerais tellement taquiner
Vos chasseurs, tante affectionnée !
Au diner, vous les autorisez
A s’asseoir à votre table
Avec leurs habitudes détestables :
Sans se changer, sans se raser…
Si je ne suis pas présente,
Cela les enchante.
Mais j’y serai.
Et tel un général, je passerai
La revue. Si un seul s’obstine,
Il ira souper à la cuisine
Avec les bonnes !
Sur le savoir-vivre des hommes
Il y a beaucoup à raconter.
Il faut leur montrer de la sévérité.
C’est le règne de la goujaterie.
Figurez-vous, tante chérie,
Que vendredi, dans mon compartiment
De train, un monsieur tranquillement
Retira ses brodequins
Et enfila devant moi des escarpins.
Un autre, un vieux parvenu
Mal élevé bien entendu,
Assis en face de moi, a planté
Son sac Vuitton
A mon côté
Sans me demander aucune autorisation.
Arrivée à l’hôtel, un galonné
Sans doute aviné
Voulant attraper sa clé au tableau
A fait chavirer mon chapeau.
Pas un geste pour m’aider à l’arranger.
J’arrivai à la salle à manger
Le chef de rang
Ne fut pas davantage déférent.
A minuit, en sortant du bal
Donné chez le Préfet Vernal
Le portier a failli me renverser
Il n’a pas dit un mot pour s’excuser.
Le lendemain, à la plage,
J’étais assise près de deux sauvages
Débraillés, vulgaires, infréquentables.
Ils racontaient des histoires abominables
Usant de réflexions honteuses
Et de boutades monstrueuses.
Ils n’ont pas vu qu’ils m’importunaient.
Et c’est moi qui dus m’écarter
Pour éviter de davantage les écouter
Juste après, je dessinais
Non loin d’un homme fin d’aspect
Qui inspirait le respect.
Il lisait et ne leva pas une fois
Les yeux sur moi.
Je demande comment il se nomme
On me répond Sully Prudhomme.
Cet auteur n’a pas crié de grossièretés.
Il ne doit pas heurter
Les femmes sans s’excuser.
Il doit être délicat, vibrant, civilisé.
Je tâcherai qu’il me soit présenté rapidement.
L’heure de la poste me pressant,
Je vous embrasse, ma chère tante,
Votre nièce aimante.
Ma chère nièce,
Je fus, comme toi,
Très indignée autrefois
Par l’impolitesse du sexe dit fort.
L’âge venant, je vois aussi nos torts.
Si les hommes sont souvent impolis,
Les femmes se croient tout permis.
Elles ont parfois une indécence indue.
Elles estiment que tout leur est dû.
Aujoud’hui, je trouve par contre
Que les hommes ont à notre encontre
Beaucoup d’égards. Au reste, ils sont
Ce que nous en faisons.
Dans une société où les femmes
Seraient de grandes dames,
Ils deviendraient gentilshommes,
Ou tout comme.
Si, sur un boulevard,
Deux femmes se croisent :
Quelles attitudes ! Quels regards !
Elles se toisent.
Si le trottoir est étroit,
L’une cédera le pas, tu crois ?
Ou demandera pardon ?
Jamais, non !
Deux voisines de palier
Discutent dans l’escalier.
Elles occupent la largeur entière
Des marches. Si un locataire
Est en train de monter,
Dérangées, elles vont rouspéter.
L’autre jour, j’arrivais chez Blanc,
-Le restaurant où j’ai mes gourmandises-
Toutes les tables étaient prises.
Une dame au chignon blanc,
De noble tournure, réglait.
Elle s’en allait.
Lorsqu’elle me vit, elle ne bougea pas.
Pendant un quart d’heure, elle resta,
Enfilant lentement ses gants.
Elle regardait les tables, considérant
Ceux qui, comme moi, attendaient.
Or, deux jeunes gens achevaient
Leur repas. M’ayant vu à leur tour
Ils appelèrent en hâte le garçon pour
Payer et me laisser leur place.
Ils attendirent même avec grâce
Leur monnaie debout au comptoir.
J’ai pu ainsi très vite m’asseoir.
C’est à nous, vois-tu, ma jolie,
Qu’il faut apprendre à être polie.
P.S : Je ne veux pas que tu passes
Pour l’ouverture de la chasse.
Pourquoi gâter, ma chérie,
La joie de nos amis
En leur imposant une toilette élégante
En ce jour de plaisir campagnard ?
Je t’adresse mes baisers les plus rares.
Ta vieille tante.