Dominique Dussidour écrit des romans, genre que je lis très peu, pour des raisons diverses2 L’une d’elles est que je suis surtout intéressé par ce que l’on nomme poésie, terme des plus ambigus mais passons. Dans un récent ouvrage3, Judith Balso affirme justement qu’ « introduire dans la langue un constant décentrement entre ce qui y est signifié et ce qui y est pensé, la pensée n’existant comme pensée que dans la césure du sens, c’est à quoi œuvre indéfiniment et par tout moyen la poésie. » – seulement la poésie ? Ce qui est sûr, c’est que l’auteur, dans ces douze textes en marge de son activité de romancière, insiste elle aussi sur l’inévitable écart entre penser et écrire et, soulevant beaucoup de lièvres (autrement dit de questions), elle parvient à en attraper quelques-uns qui valaient la peine de courir – par exemple, qu’il faudrait « écrire à partir de là où le corps est en extrême proximité de soi quand on n’écrit pas. », c’est-à-dire dans une zone où l’aphasie de la chair (l’une des faces du réel) se heurte aux mots qui, du coup, doivent chercher non pas à simplement évoquer les traces de ces chocs mais à en être porteurs, d’où les atteintes au sens commun (celui de l’universel reportage que l’époque diffuse en continu) dont parlait J. Balso.
Sobrement, D. Dussidour mêle réflexions fusées (éclairantes) sur l’écriture en train de se faire et éléments intimes tels que la mort (ici celle du père) qui provoque en elle « quelque chose de grammaticalement inapaisable ». :
L’ivresse grammaticale s’empare de ma pensée et je formule la phrase suivante : « Mon père ne mourra plus puisqu’il est mort », à nouveau une proposition principale suivie d’une cause, la cause désirant toutefois justifier (à rebours) l’antécédente. Celle-ci, énoncée seule, n’a pas grand sens : « Mon père ne mourra plus » est difficilement élucidable. […] La pertinence de la première proposition repose sur le fait qu’elle est formulée en tant que principale. L’isoler par la ponctuation, lui attribuer le statut grammatical d’une proposition indépendante est le gage d’une formulation claire (mon père ne mourra plus, il est mort), mais d’une clarté qui n’illumine pas la caverne du sens.
Si selon elle écrire c’est bien tenter de « comprendre quelque chose », elle rappelle lucidement que ce kékchose-là a souvent à voir avec ce qui excède cette compréhension même car l’apparente ligne droite de la prose n’empêche pas les résonances, les dérivations à chaque mot, voire à chaque lettre, « la mort insecte en dépli perpendiculaire » :
savoir, dis-tu d’une voix pas assez douce pour glisser sur chaque mot, pas assez légère pour s’élever à peine un peu au-dessus, savoir, dis-tu, qu’il existe d’autres temps que le présent d’aucune certitude que grammaticale, sur la tôle ondulée où va ta pensée c’est ne pas le savoir
Enfin, puisque par ces multiples débordements l’écriture essaie de créer des brèches (air connu : dans les paroles gelées ou le rang des assassins), D. Dussidour évoque sa proximité avec le rêve et ses figures re- / dé- figurantes, d’où, entre autres conséquences, la nécessité pratique pour elle, parmi ses rituels d’écrivain, de prendre appui sur un objet « parfait pour lequel il vaut la peine de ne pas basculer dans le vide quelles que soient les terreurs qui ne manquent pas » – ce qu’on ne peut que comprendre tant écrire « c’est comme s’effondrer au-dedans4 ».
[Bruno Fern]
1Robert Pinget, Du nerf, Minuit, 1990.
2Cela dit, les prosateurs que citent D. Dussidour me sont non seulement familiers mais chers – tout particulièrement Bruno Schulz et Kafka.
3Affirmation de la poésie, éditions nous, 2011.
4Bernard Noël, Le Matricule des Anges, juillet-août 1994.
Dominique Dussidour, Petits récits d’écrire et de penser, publie.net, 2,99 €
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