La compagnie Blue-Eyes a eu une bonne idée de choisir de monter le Trio en mi bémol. D’abord parce que c’est l’unique pièce écrite par Eric Rohmer pour le théâtre. Ce choix était risqué parce que les dialogues illustrent une époque où les relations amoureuses n’obéissaient pas aux mêmes codes que ceux qui les régissent aujourd’hui. Cela change du marivaudage désormais très classique mais cela pourrait dérouter un public de trentenaires.
Pour que l’entreprise soit réussie il faut que les comédiens aient de la subtilité dans leur jeu, ce qui est l’apanage d’Elodie Colin qui campe une Adèle extravertie et passionnée, largement plus vivante que les égéries célèbres du réalisateur. On est loin de la beauté froide et éthérée d’Arielle Dombasle (ce qui ne retire rien au talent de cette comédienne et chanteuse d’exception) et il est assez surprenant de trouver dans le théâtre de Rohmer une petite place pour la fantaisie.
Alain Valère est un Paul très introverti, plus proche de Renaud que de Fabrice Luchini. Il semble calquer son attitude sur ce que son personnage perçoit de sa partenaire, réservant au spectateur la réalité de ses sentiments que l’on devine à quelques lapsus ou maladresses, évidemment intentionnels.
Le cabaret de l’Essaion ressemble à un caveau et c’est aussi une prouesse que d’avoir conçu un décor qui nous permette de croire qu’on se trouve sous les toits. Un écran tient lieu de fenêtre ouverte sur un ciel changeant au fil du temps et des saisons. C’est peut-être anecdotique mais il y fait frisquet, ce qui aurait été fort appréciable si la canicule annoncée n’avait pas cédé aux avances de l’automne. Public averti en valant deux, prenez soin de vous munir d’un châle ou d’une écharpe. Vous serez d’ailleurs dans le ton car c’est l’accessoire préféré d’Adèle.
A peine installé vous allez entendre l’insistante sonnerie d’un portable coté cour. La mélodie s’intitule amazone, augurant l’espoir de l’appel d’une femme. Bingo, c’est Adèle, laquelle n’avait pas donné signe de vie depuis un an.
Paul abandonne son jeu d’échecs, lequel signale qu’il est en plein marasme sentimental, fait place nette en retournant la photo de leur couple et s’empresse de se composer une bonne figure.
C’est le début d’un chassé-croisé amoureux comme Eric Rohmer aime à les construire, dans la veine des contes et proverbes qu’il a traités au cinéma, en brodant sur le dilemme amoureux le long d’une intrigue qui progresse avec lenteur. Toute la question est de savoir si la rencontre amoureuse obéit à une attirance, forcément passagère et qui ne peut se solder que par une rupture, ou si elle est la résultante d’un amour profond, véritable, en quelque sorte unique.
Les héros rohmériens ne succombent jamais au coup de foudre. Ils sont en général à la fois aveuglés par des sentiments trop grands pour eux et dans l’incapacité de les montrer. S’interdisant de convenir qu’il s’agit d’amour on prétend éprouver de l’amitié, c’est toujours çà de pris. L’unique objectif n’est pas de conquérir ni de séduire mais d’aimer. Quitte à se sacrifier pour le bonheur supposé de l’autre, et de l’approuver s’il cherche l’amour dans d’autres bras.
A défaut de réussir à s’inviter dans le cerveau de l’être cher on utilise la jalousie comme catalyseur pour le contraindre à se dévoiler. Le partenaire ayant la même stratégie il s’ensuit un quiproquo condamnant la relation jusqu’à ce qu’un élément ne vienne enrayer la machine infernale, autorisant l’un des deux à lâcher un « tu mérites pas qu’on t’aime » qui dévoile tout. A l’inverse de Cyrano de Bergerac avec qui on peut trouver des similitudes dans cette incapacité à avouer ses sentiments et cette manière de remplacer l’amour par la tendresse, la situation se « normalise » et la fin est toujours heureuse. On pourrait conclure rapidement que c’est beaucoup de bruit pour rien.
Je ne crois pas que les jeunes se conduisent (encore) de cette façon. La pièce de Rohmer devient alors une sorte d’exemple représentatif d’une conception exigeante de la relation amoureuse des années 80. Plusieurs partis-pris de mise en scène aident le public à décrypter les sentiments du couple : Adèle boit dans la tasse de Paul, termine le gâteau dans lequel il a croqué, n’ayant de cesse de lire ses pensées. Elle s’enroule dans son écharpe ou la met à distance comme si c’était une corde qu’il faut éviter de serrer autour du cou.
Elle plaisante mais son regard est noyé de larmes. Paul ne voit rien, muré dans une sorte de retraite comme un ours mal léché dans sa tanière ... jusqu’à ce qu’il ressorte les chaussons de la belle.
Le plus intéressant dans l’écriture de Rohmer me semble être le focus sur l’apparente différence culturelle en tant que frein au bonheur. On s’attendrait à ce qu’un cinéaste soit essentiellement quelqu’un de visuel mais là il prouve que la mémoire auditive peut jouer un rôle déterminant dans la construction de la relation où la musique devient un terrain d’entente. Et les deux comédiens ont bien du mérite de jouer du piano en direct comme s’ils avaient appris depuis leur tendre enfance.
On peut aimer le rock et être transportée par ce Trio en mi bémol, qui a été composé par Mozart, écouter les Gymnopédies de Satie, connaitre les règles de composition de Webern, et apprécier aussi le 6ème concerto brandebourgeois de Bach.
C’est un détail mais je doute que les sonneries de portable soient judicieuses parce qu’elles ramènent faussement la pièce à notre époque. Impossible qu’elles soient indiquées par les didascalies car la pièce a été écrite en 1988. L’objet était alors tout juste testé en prototype de carton.
Le théâtre Essaion est voisin du mythique café de la gare qui a vu les débuts de Coluche, juste en face de la tuyauterie colorée du Centre Pompidou. Je vous recommande de lever le nez avant de traverser la rue pour scruter cette façade d'immeuble d'habitation conçue par le cabinet ED architecte. Elle évoque la Danse de Matisse.
Le Trio en mi bémol, théâtre, Actes Sud Papiers, Arles, 1988
Théâtre Essaion : 6, rue Pierre au Lard (à l'angle du 24 rue du Renard) 75004 Paris- Réservations : 01 42 78 46 42, du 23 Juin 2011 au 30 Juillet 2011 les jeudis, vendredis et samedis à 20h
Bus : 38, 47, 75 ou 29. Arrêt Centre Georges Pompidou
Métro : Hôtel de ville, Rambuteau ou Châtelet