Cher monsieur Drainville
J’ai commis la semaine dernière une lettre parue dans LE DEVOIR, intitulée «100 000 Elvis Gratton», à propos du mégaconcert à Québec du groupe américain Metallica. Cette lettre fit tant jaser que la première chaîne de Radio-Canada m’invitait le lundi, 24 juillet, à en débattre publiquement, d’autant qu’un de leur journaliste, Philippe Laguë, m’avait donné la réplique dans le même journal (Libre opinion, du jeudi 21 juillet).
En gros, dans ma lettre - qui est davantage, je le concède, un coup de gueule qu’une analyse posée - je soutenais la thèse «falardiste» suivant laquelle, en se pâmant pour les grosses pointures de la musique anglophone de la planète, les Québécois se «Grattonisent», c’est-à-dire qu’en adulant un groupe américain comme ils l’ont fait (une semaine après avoir adulé U2 à Montréal), ils se trouvent alors à dénigrer leur propre culture musicale.
Cette mauvaise habitude d’aduler l’autre, the Biggest, the Most, etc., comme le montre éloquemment les pitreries d’Elvis Gratton, provient de notre mentalité de colonisé dont il faut toujours se méfier. Certes, l’affirmation nationale qu’a connu le Québec dans les années ’70 et ’80, nous donne espoir que cette mentalité est en voie de régression. Mais, un Elvis Gratton sommeille en nous, de sorte qu’il faut rester vigilant. D’où mon coup de gueule.
Bon nombre de mes critiques – et ils furent légion -, m’assurent qu’ils peuvent fort bien flipper sur Metallica tout en étant de bons souverainistes. Je me permets d’en douter. Philippe Laguë, par exemple, assure que la raison pour laquelle il préfère la musique rock anglophone à ce qui ce fait chez nous en français, c’est que ce que nous faisons n’est rien d’équivalent en français qui puisse arriver à la cheville de ce que font les anglophones; de plus, la musique rock francophone d’ici est moribonde. Évidemment, son code de déontologie lui interdit de faire état de son allégeance politique, mais il jure que ses préférences musicales n’ont aucune velléité politique. On peut le croire souverainiste et bon rocker anglophone. Je conclus qu’on peut fort bien se targuer d’être souverainiste tout en étant un bon Bob Gratton.
Il faut en effet être aveugle pour ne pas remarquer chez le journaliste un mépris pour la musique rock québécoise. D’ailleurs, il ajoute que «malheureusement, […] c’est un genre qui se conjugue plus souvent en anglais qu’en français». Voilà un beau préjugé, et merci monsieur Laguë pour l’encouragement que vous donnez ainsi aux jeunes musiciens francophones d’ici de tâter du rock…
Au 16e et 17e siècle, en Europe, la musique dominante était la musique italienne. Si on avait demandé à un Français de l’époque ce qu’il pense de la musique française, il aurait sûrement dénigré sa propre musique nationale : la musique étant un art qui ne se conjugue qu’en italien pas en français. Décidemment, comme disait l’autre, plus ça change plus c’est pareil. Quoi qu’il en soit, il fallut l’intervention du Roi Soleil lui-même pour débarrasser les Français de ce préjugé tenace en faveur de la musique italienne. Par une ironie dont seule l’histoire a le secret, ce fut un italien, Giovanni Baptista Lulli, qui créa le genre musical français par excellence, la tragédie lyrique.
Je conclus que l’indépendance n’est pas la panacée qui fera accéder les Québécois au Royaume des cieux. Même souverain, le Québec comptera toujours des Bob Gratton. Alors que faire?
La mauvaise habitude de Bob Gratton, on le sait, c’est le dénigrement de soi. Pour utiliser un mot qui n’est plus à la mode, ce type de mauvaise habitude s’appelle un vice. Le contraire d’un vice s’appelle une vertu. Le contraire du dénigrement de soi c’est l’amour de soi. L’amour de soi est une vertu, c'est-à-dire une bonne habitude. Elle seule permet l’amour de l’autre, comme l’enseigne par exemple le précepte évangélique : aime ton prochain comme toi-même. Si tu ne t’aimes pas, tu n’aimeras pas l’autre. C'est une lapalissade. Donc, pour s’ouvrir de la bonne façon à l’autre, à sa différence, etc.. il faut d’abord apprendre à s’aimer. Or, l’amour de soi s’oppose tout autant à l’amour excessif de soi, c’est-à-dire au narcissisme, qui est le vice oppposé. Si Aristote a raison, la vertu est un juste milieu entre deux mauvaises habitudes. En ce qui concerne l’amour de soi, cette vertu est la bonne habitude à acquérir se situant au milieu exact entre le dénigrement de soi, d’une part, et le narcissisme, de l’autre.
Voilà maintenant où je veux en venir, monsieur Drainville. Il me semble que la fameuse condition gagnante au prochain référendum est celle-ci : apprendre à s’aimer. Il est impératif que les Québécois s’aiment. Ils ont commencé à le faire dans les années ’70 et ’80, mais aujourd’hui leur bonne habitude s’étiole. En d’autres termes, dans une veine politique nettement aristotélicienne qui enseigne que le rôle d’un État enseigne aux citoyens le bonheur par l’enseignement de la vertu, il est impérieux que l’État québécois mette en place tout ce qui favorise l’amour du peuple québécois pour lui-même. C’est impératif. La souveraineté coulera alors de source.