Emile Henriot sur l'Anthologie de la poésie française

Par Blogegide

Les gidianArchives proposent déjà àla consultation huit articles de l'écrivain critique et académicien Emile Henriot sur les œuvres de Gide : six parus dans le journal LeTemps entre 1919 à 1933 et deux parus dans Le Monde surles Interviews imaginaires le 27 décembre 44 et sur leJournal 1939-1942 le 12 septembre 46. Ces deux derniers sontrepris dans le second volume du recueil d'articles d'Emile Henriotintitulé Courrier littéraire XIXe-XXe siècles Maîtres d'hieret contemporains, paru en 1956 chez Albin Michel.
Quatre autres articles plus récents,et donc parus dans Le Monde, prolongent dans ce recueil lechapitre à Gide consacré et ne sont pas encore repris dans lesgidianArchives, à commencer par cette critique parue à l'occasionde la publication de L'Anthologie de la Poésie française(NRF, 1949, puis Bibliothèque de la Pléiade, 1949). Elle a bien étéversée au dossier de presse des BAAG (n° 114/115, avril-juillet1997, pp. 299-303) mais demeurait inédite en ligne.
L'ANTHOLOGIE DE LA POÉSIE FRANÇAISE D'ANDRÉ GIDE
ANDRÉ GIDE vient enfin de publiercette Anthologie de la poésie française (1) des origines ànos jours, dont il préparait l'édition depuis longtemps. Cetévénement constitue un acte de courage de sa part, car, sanscontenter tout le monde, voilà M. André Gide irrémédiablementcompromis aux yeux des tenants exclusifs de la poésie invertébréepour trouver encore admirable la poésie régulière ettraditionnelle dont il propose en quelque huit cents pagesl'échantillon selon son goût. Son choix est, comme on s'y attendait,d'un lettré savant et raffiné; mais il se présente un peu comme untestament. Ayant opté pour la perfection de l'art le plus rigoureuxà lui-même, on voit dans sa préface M. Gide prendre tristement sonparti d'aller pour une fois à contre-courant, au risque de n'êtreplus suivi sur ce terrain par tous ces jeunes dont il a toujourspassionnément souhaité et recherché l'adhésion, et à qui leur «inconfiance » en l'avenir ne laisse plus, dit-il, d'intérêtpossible que pour l'immédiat et le présent. « Seuls sont dès lorsgoûtés les émois de choc, de surprise. Les liens qui nousrattachaient au passé, qui peuvent espérer de rattacher à nous lefutur, sont-ils rompus? Du coup c'en sera fait de notre culture et decette tradition que nous avons tant lutté pour maintenir. L'art nepeut revenir en arrière... » Et M. André Gide, qui a quelquefoisle conditionnel inquiet, conclut en nous mettant son livre entre lesmains : « Cette anthologie ne représenterait donc plus que ledésuet bréviaire d'une génération qui s'en va. »Au nom du très vaste public, jeunescompris, que ne contente pas la poésie moderne en ses recherches delaboratoire, il faut de toutes ses forces protester contre cedéfaitisme, d'autant plus démoralisant que M. Gide par avance acoupé les ponts en disant qu'il n'y aura pas d'appel à cettecondamnation. C'est faire vraiment bon marché de l'objectioncapitale qu'il a lui-même évoquée contre cette vue désespérée :à savoir que les éclipses sont toujours provisoires en littérature,que Ronsard, méprisé deux siècles, a depuis retrouvé sa place aupremier rang, et que Racine, autour de qui les Jeune-France dansaientil y a cent ans la danse du scalp, est aujourd'hui remis aussijustement en honneur. L'injustice, l'oubli et le dédain momentanéne prouvent rien; et M. Gide n'a pas à s'excuser comme un vieillardd'admirer des gloires abolies et de louer un art passé, alors qu'envéritable connaisseur il admire et il loue très bien ce qui n'a pascessé de plaire au plus grand nombre.Mais pourquoi faut-il toujours qu'ils'appuie sur autrui, fût-ce pour contredire, et ne peut-il doncaffirmer sans que ce soit par objection? Justifiant dans sa préfacel'idée qu'il a eue de composer cette anthologie, il rapporte quec'est à la suite d'un propos à lui tenu il y a trente ans par unpoète anglais, qui lui aurait demandé : « Comment expliquez-vous,monsieur Gide, qu'il n'y ait pas de poésie française? L'Angleterrea sa poésie, l'Allemagne a sa poésie, l'Italie a sa poésie. LaFrance n'a pas de poésie... » Du moins l'Anglais en question serefusait à voir la moindre poésie dans nos poèmes, où il nedistinguait que des discours rimés, pour n'y trouver que del'esprit, de l'éloquence ou du pathos. Sur quoi, interloqué, AndréGide repartit en interrogeant à son tour : « Mais qu'est-ce que lapoésie ? », pour s'aviser d'ailleurs aussitôt qu'il estimpossible d'y répondre, la poésie échappant par essence auxdéfinitions. Cependant on peut discerner les éléments qui lacomposent, qui, sans parler des choses dites, tiennent à la façondont on les dit, c'est-à-dire à l'art et à la musique, l'art étantde l'arrangement et la musique de la langue; de ces deux élémentsconstitutifs résultant cet effet de magie et d'incantation qu'àforce de sévérité nos modernistes ne voudraient plus tirer que dumot et de ses juxtapositions les plus inattendues, les plussurprenantes, sans que le sentiment et la raison y soient pour rien.Mais avant d'en être arrivé à cette exigence ou à cette impasseil est bien certain que notre poésie française, qui a bel et bienexisté malgré l'incroyable Anglais allégué, a toujours fait étatde cet art d'arrangement et de cette musique verbale. J'ai idée queledit Anglais, n'en apercevant que la rhétorique, ne savaitprobablement pas assez notre langue pour apprécier cette réussitemusicale par quoi la poésie française existe en soi, comme touteautre poésie, selon les moyens matériels de la langue où elles'exprime. On peut admettre que le français, logique, analytique etsans accentuation, a moins de ressources musicales que l'anglais,l'allemand ou l'italien; ce qui ne lui interdit pourtant ni lacadence, ni le timbre, ni ce jeu de pédale presque indiscernable àune oreille étrangère, notamment dans l'emploi subtil de l'e muet,qui déjà échappe à beaucoup d'oreilles françaises elles-mêmes,dans l'indifférence générale, l'art étant en train de se perdre.M. André Gide, répondant à son Anglais ignare et méprisant,spécifie fort bien ce que, en récompense de ce pouvoir d'effusionet de spontanéité qui lui manque, la rigueur des règlesprosodiques a donné à notre poésie, par le fait de l'art, grâceauquel la poésie trouve ses moyens de maîtrise et de condensation.Résistance au laisser-aller rhétorique, refus des facilités del'inspiration et du jaillissement sans contrôle, ce serait leservice rendu par Baudelaire à l'art poétique de son temps; en quoisouvent d'ailleurs il donne à penser à Boileau, comme M. AndréGide le rappelle par des exemples pertinents, déjà connus.Le mérite essentiel de la poésierégulière ainsi fondé sur la rigueur de l'art, à l'exclusion detout son contenu discursif ou sentimental, M. Gide tient que c'est àl'effort de concentration formelle, à la difficulté vaincue (jusquedans le choix imprévisible de la rime), que la diction poétiquedoit ses plus beaux effets de surprise et d'incantation. Il neconsent pas qu'il y ait une poésie suffisante dans l'idée ou lesentiment exprimés, et c'est pourquoi il se montre sévère aussibien à la poésie didactique (il a raison) qu'aux « flasques »effusions du romantisme : d'où ses réserves sur Lamartine et sacondamnation presque totale de Musset, l'un et l'autre à ses yeuxtrop indifférents à la fermeté de la forme, l'un et l'autreaffectés des mêmes défauts qu'il trouve à la poésie féminine,et particulièrement à celle de la comtesse de Noailles, rejetée enbloc (c'est très injuste) à cause de « la déplorableinconsistance de ses vers » et de « son complaisantabandon aux plus faciles pâmoisons », ce qui est souventmalheureusement vrai, encore que parmi son déchet il y ait à sauverde très belles pages... Comme tout ce qu'énonce M. Gide est, à sacoutume, très attentivement pesé, nuancé et touché à la plussensible pierre d'épreuve, il y a lieu de faire état de sesobservations, même si l'on a la faiblesse d'aimer malgré tout cequ'il n'aime pas; et il y a à cela une raison qui pourrait êtresuffisante, aux yeux mêmes de cet émotif, dans le fait qu'on restefidèle à ce qui vous a ému, quitte à regretter que la forme n'ensoit pas absolument parfaite. Et l'on voit d'ailleurs M. Giderésister à des poètes très parfaits, comme Gérard de Nerval etGautier, qu'il n'aime pas, comme l'on sait, mais pour des causesdifférentes : Nerval parce qu'il estime sa perfection trop voulue;Gautier sans doute parce qu'il est trop extérieur. Mais Gautier aparfois devancé Baudelaire, qui lui a rendu un juste hommage, etcela aurait dû retenir un instant au moins M. Gide. Je le dis enpassant, chacun restant libre de ses préférences, en poésiesurtout, où ce n'est pas seulement la raison qui dicte et commandenos choix, même quand nous les voulons raisonnables.C'est donc l'art et la qualité qui ontprincipalement déterminé celui de M. André Gide dans lacomposition de son Anthologie. Elle pouvait avoir utilement deuxcents pages de plus, ce qui eût permis à son collecteur de luidonner un aspect de tableau mieux équilibré, plus complet : celuiqu'un autre rassembleur, de grand et délicat savoir, M. MarcelArland, a si bien réussi dans un florilège analogue (2), sansd'ailleurs aucune concession. Telle quelle pourtant, l'Anthologied'André Gide mérite l'éloge par l'esprit de revision auquel il ad'abord soumis son propre goût : notamment sur le romantisme. Iln'en aime guère les défauts, l'effusion facile, l'exagération, laredondance rhétoricienne; et toutefois il en prend, avec uneintelligence clairvoyante, la défense pour marquer ce qui manquait àla poésie stérilisée de l'école classique quand le romantisme estvenu renflouer d'un flot torrentueux le lyrisme; pour marquer aussice qui manquerait à la poésie française si, pour satisfaire àl'exigence des iconoclastes, on supprimait l'immense effort de ceromantisme, comme le proposent certains partisans de l'élagage à laToinette qui préconisait de se couper un bras pour que l'autredevienne plus fort. Je me réjouis beaucoup du grand scandale que M.Gide va causer, et par ce qu'il dit de Victor Hugo dans sa préface,et par la place considérable qu'il lui a donnée dans son choix, oùles extraits du vieux maître occupent à eux seuls cinquante-quatrepages. On ne sacrifiera pas le veau gras pour cela : l'enfantprodigue n'est pas venu à résipiscence, et le « Victor Hugo, hélas! » qui fit jadis tant de tapage, M. Gide ne l'efface pas : il secontente de le nuancer. Il sait tous les péchés de Hugo, sa vie enreprésentation, son verbalisme, ses outrances; mais, au-dessus deses faiblesses, il met justement aujourd'hui son génie lyrique, samaîtrise, son abondance en fait de rythmes, sa richesse d'inventiontechnique et la sûreté de son art... Je m'étonne seulement qu'aulieu de les prélever directement dans l'œuvre immense du poète M.Gide n'ait choisi ses extraits que dans l'édition des Morceauxchoisis de chez Delagrave, comme nous l'apprend une note, ce quilimite à la fois la curiosité et la découverte(3). Pour les poètesanciens, Rutebœuf, Villon, Ronsard (celui-ci largement), Desportes,d'Aubigné, Malherbe, sont honorés avec bonheur par desreproductions excellentes, où M. Gide, comme c'est son droit, a faitquelquefois des coupures. Il met notre La Fontaine au premier plan,considérant ses fables comme des poèmes; il va même jusqu'àréimprimer un de ses contes, le Faucon, dont l'élocution esten effet une merveille d'élégance, mais j'aurais préféré une desadmirables Elégies, si peu connues. Baudelaire, Mallarmé,Verlaine, Corbière, Rimbaud, Jammes, Toulet et Valéry sont trèsbien représentés, quoique de ce dernier ne figurent pas dans celivre ces courts chefs-d'œuvre que sont Sinistre, leSylphe ou Vin perdu. Les extraits d'Henri de Régnier etde Moréas ne sont pas des meilleurs, ce qui s'explique peut-êtrepar une certaine incompatibilité d'humeur, dont il eût été beauque se fût défait le survivant; et Pierre Louys aussi estscandaleusement absent, dont la remarquable Psyché méritaitla citation. Le choix d'Apollinaire est discutable, qui exclut lePont Mirabeau et la Jolie Rousse : — et Gide nereproduit pas un vers de Péguy : celui-ci, dit-il en substance,n'ayant pas lui-même choisi dans son système de répétitioninnombrable... Faut-il signaler d'autres manques ? L'inexplicableabsence, par exemple, de la Belle vieille de Maynard ?... Lelecteur en regrettera d'autres. M. Gide ne nous a livré que sonchoix. Mais à cheval donné on ne regarde pas la bride. Et voilàtout de même un beau livre à recommander : huit cents pages degrands vers français. Dans le présent marasme de la poésie, c'estun vrai cadeau.1949.
 1. André GIDE, Anthologie de lapoésie française, un vol., Bibliothèque de la Pléiade.(Gallimard.)2. Anthologie de la poésiefrançaise, choix et commentaires de Marcel Arland, un vol.,Stock. — Cf. : Sonnets du temps jadis, présentés parFernand Gregh, un vol., Tiranty ; et Anthologie des poètesfrançais, de Ferdinand Duviard (XVe-XVIeet XVIIIe siècles), Larousse.3. André Gide, ayant lu cette phrase,m'a écrit que l'indication des Morceaux choisis de Delagrave,comme source de ses références à Hugo, était le fait de sonéditeur, auquel il avait négligemment laissé le soin de préciserl'origine de ses citations. Dont acte.
 (Emile Henriot, Courrier Littéraire, XIXe-XXe sièclesMaîtres d'hier et contemporains, t.2, Albin Michel, 1956, Paris)