Le regard du philosophe sur la monnaie et singulièrement sur le Franc CFA ne peut que compléter efficacement le regard de l’économiste. Quels sont les liens entre une monnaie et l’identité nationale ? Le monopole étatique sur la monnaie est-il fondé et intangible ? Au-delà, le monopole de la France sur le Franc CFA est-il moral ? Quelles autres voies plus libérales pourraient redonner aux populations leur souveraineté ?
Par Nicolas Madelénat di Florio (*), publié en collaboration avec Audace Institut Afrique
Il ne revient pas au philosophe de dire en quoi telle ou telle monnaie est meilleure, ou plus à même de favoriser les échanges ou, plus largement, de fluidifier l’économie dans l’espace et le temps. Il ne nous revient pas, non plus, de dire qui doit maîtriser la frappe ou la création ; battre monnaie, c’est-à-dire produire des liquidités, peut être un privilège de l’État ou une affaire privée. C’est aux peuples de décider s’ils préfèrent que leur moyen d’échange soit une création étatique ou l’émanation directe de leurs souverainetés individuelles. Pourtant, l’intellectuel ne peut détourner ses yeux de quelques grandes questions : qu’est-ce que la monnaie ? Et, plus finement, quels liens avons-nous avec elle ?
Car sous les fibres de papier du billet de banque se cache un tissu intellectuel et symbolique dense. L’argent n’est pas une matière froide et séparée de l’homme, bien au contraire ; la monnaie, et l’argent, dépassent le cadre strictement économique, voire bancaire. La valeur d’une unité monétaire, d’un franc CFA par exemple, n’est pas qu’une affaire d’encadrement des cours par l’État et les autorités françaises qui y ont, hélas, un droit de regard. La monnaie ivoirienne, plus qu’aucune autre, est le prolongement d’une longue histoire, marquée par des dérives, dont la plus frappante est la colonisation. Le nom même de cette unité monétaire est entaché par un passé dont il serait temps de tourner la page. D’autant que la réconciliation nationale passe, expressément, par la réaffirmation de la souveraineté nationale ivoirienne. Comment peut-on envisager renouer les fils du dialogue et de la confiance entre des groupes de population longtemps déchirés sans proposer un ou des instruments, acceptés par tous ? D’autant que la dématérialisation de la monnaie peut ouvrir la porte à un certain pluralisme monétaire même dans un cadre national. Or, cet instrument existe et, sans être parfait, il permet de rappeler aux ivoiriens qu’ils sont maîtres chez eux et sont parfaitement capables de s’autogérer sans que des puissances étrangères ne dictent leur politique intérieure ou les orientations économiques du pays. Par la monnaie, par une vraie monnaie ivoirienne, voulue par le peuple, et choisie par lui, la Côte d’Ivoire pourra avancer sur le délicat chemin de sa propre responsabilité politique et économique.Au-delà de la monnaie comme instrument purement financier se dessine rapidement un impératif de confiance et d’unité entre les utilisateurs. C’est ce besoin qui a entraîné la transmission de la frappe de monnaie au Moyen-âge des villes, voire des banques privées, aux États. En effet, il convient, pour échanger sans que personne ne soit volé, qu’une même monnaie ait partout la même valeur. La réponse traditionnelle à ce besoin est une étatisation des instances régulatrices non tant de la valeur subjective (le « cours ») mais de la valeur objective (les monnaies étaient d’or et d’argent ; il convenait de les peser afin d’éviter que soient mises en circulation des pièces plus légères et, de fait, de valeur moindre). Or, il n’est pas besoin de transmettre obligatoirement cette prérogative à l’État ; Internet, et le commerce électronique, suffisent à prouver que des monnaies privées peuvent exister et fluidifier les échanges (c’est le cas d’e-gold ou bien encore du Liberty Dollar). L’intérêt est de dépolitiser la monnaie et de rendre aux individus toute leur autonomie et leur liberté. L’ivoirien, s’il utilisait cette monnaie librement consentie, jouerait pleinement son rôle d’élément fondamental de la société. Se créerait alors, avec une monnaie issue du marché libre, et donc des intérêts individuels conjugués dans la volonté du vivre ensemble sans que personne n’impose ses choix à d’autres, une régulation spontanée des cours mais aussi une identification individuelle forte à ce moyen d’échange dont l’identité, la valeur, et les modalités de fonctionnement, seraient à chaque instant le fruit de toutes et tous.
La prise de position courante, dans le domaine monétaire, inspirée de l’interventionnisme notamment keynésien, consiste à opposer à la monnaie librement choisie et dont la valeur fluctue avec le marché (une monnaie vivante car étant interdépendante des individus qui l’utilisent) le nécessaire besoin d’encadrement par l’État. Or, qui peut, en toute légitimité, décider de la valeur de la monnaie, de son nom, de ses mécanismes d’évolution et d’encadrement ? Qui, moralement, a le droit de contraindre un instrument de liberté individuelle à des fins politiques, donc forcément partisanes ? L’imposture de l’omniprésence de la régulation par des institutions politiques suppure derrière cette objection ; imaginer une monnaie sans régulation politique, c’est aussi choisir de repousser la création de misère par ceux qui ont intérêt à y maintenir les populations. La tentative de repousser la libéralisation de la monnaie sous couvert d’un hypothétique monopole étatique de réception des souverainetés individuelles ne peut que rester lettre morte. En effet, si l’on replonge aux sources de cette pensée, dans les livres de La République de Jean Bodin (un philosophe français du XVIème siècle), on s’aperçoit très rapidement que prime le droit naturel de chacun à disposer de lui-même ; le corps social, au sens où l’entend Rousseau, et toutes les dérives qui l’accompagnent, est une création tardive. Il est de droit naturel que l’individu humain puisse choisir les instruments qu’il souhaite utiliser. Quelle légitimité aurais-je de changer le nom de la Côte d’Ivoire ? Aucune, car c’est là une question d’identité de la population concernée ; en ouvrant la réflexion à la monnaie, qui est l’instrument préféré de l’échange, avec le langage, entre les individus, il appert rapidement que l’objection, en faveur d’une monnaie imposée par les structures étatiques, s’effondre faute d’éléments tangibles, autre que l’intérêt pour les serviteurs de l’État, voire des États étrangers, de maintenir le pays dans une forme plus subtile de dépendance.
Le rapport à une certaine idée de l’identité nationale, quant à lui, est aussi intéressant. Ainsi, si l’on replace l’interaction de l’individu et de l’État comme un modèle ascendant (la personne, le groupe, les groupes, la société, l’État) c’est aux individus en conscience, donc libres, qu’il revient de décider quels sont les moyens et les instruments qu’ils souhaitent employer. La construction de l’identité collective, ou tout le moins d’une partie de l’identité individuelle partagée par le plus grand nombre, se voit alors, par imprégnation catallactique (c’est-à-dire que par l’échange les individus apprennent les uns des autres ; c’est par la catallaxie que se propagent, et évoluent, les normes sociales) portée à sélectionner les meilleures monnaies, et les meilleures règles en fonction des attentes et besoins de la population « en temps réel ». Libéraliser la monnaie revient à restituer au peuple sa souveraineté, tout en lui rappelant que nulle démocratie ne se construit sans la responsabilité individuelle, et sans un juste retrait du pouvoir politique de la société civile.
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(*) Nicolas Madelénat di Florio est philosophe, chercheur-associé au Centre de Recherches en Éthique Économique, Faculté de Droit et de Science Politique d’Aix-en-Provence, analyste d’Audace Institut Afrique.
Article publié en collaboration avec Audace Institut Afrique: http://www.audace-afrique.net