Ce livre explore une forme d’écriture hybride ; il tient de l’essai, de la méditation, de la poésie et du journal, selon les pages, les moments d’une résidence d’auteur, durant un an, à Rentilly, en Seine-et-Marne, dans un château entouré d’un grand parc. Le texte est émaillé de photos en noir et blanc qui renvoient toutes à la nature, et plus spécialement au végétal : arbres, écorces… Cette expérience directe de la nature, de notre être-au-monde, va en croiser une autre, celle de la relecture de Bachelard.
La méditation part d’un souci, d’une inquiétude sur le temps et l’histoire. « Je suis née, j’ai grandi, j’ai vécu une partie de ma vie d’adulte dans le 93. (…) Le 93 que j’ai connu vivait à des années-lumières de ce qu’aujourd’hui, avec complaisance, on érige en symbole de la banlieue difficile. Mon 93 : des vaches broutant sous la fenêtre de la cuisine où ma mère épluchait les haricots du jardin. (…) Si bien qu’au cours de ma vie, j’ai le sentiment troublant d’avoir connu trois siècles. Le dix-neuvième survivant chez les paysans des provinces reculées jusque dans les années soixante, le vingtième dans la force de l’âge, et maintenant, pour mon automne, le XXIe et ses mutations. Le trajet donne le vertige. Il se peut que ma génération soit la première à connaître une telle accélération du temps. » (p. 55) Or cette évolution de plus en plus rapide n’apporte pas une nouvelle forme de bonheur ; au contraire elle lève une angoisse face à l’état du monde et la rupture entre l’homme et son environnement écologique et social. « Et bientôt qui respirera sous les déchets, sous les nappes de pétrole et les bilans boursiers, sous les tentes de réfugiés, sous l’expansion des cellules cancéreuses, sous les chairs greffées aux machines, sous les métaux lourds et les nanoparticules, sous le joug sanglant des despotes de l’ombre ? Quel souffle menu, dans quelle poitrine anonyme, rescapé de quelle mutation ? » (p. 101) La fin de ce passage est interrogative, mais indique bien l’espoir fragile d’une relation au monde encore possible et vraie, à condition de renouer avec ce « noyau d’enfance cosmique (qui) nous habite. Malgré tout. » (p. 85)
Par là, ce livre d’inquiétude n’est pas désespéré, et la poésie a tout son rôle dans cette résistance à l’écrasement et dans la maintenance d’une présence au monde qui ne serait pas détresse mais harmonie. « Opposer aux forces destructrices le modeste mais ferme "néanmoins" de Philippe Jaccottet. » (p. 36). D’où le choix, et la défense par Françoise Ascal, de la limpidité de l’écriture. « La langue serait à "dynamiter"? / Cette tâche n’est pas pour moi. » (p. 82) Et c’est bien à la fois cette langue claire et cette présence au monde à la fois paisible et attentive que la poète va retrouver chez Bachelard. Le « rêveur de mots », tel qu’il se définit lui-même, est évoqué à de multiples reprises dans le livre sans pour autant que ce dernier prenne l’allure d’une étude philosophique. Il s’agit plutôt d’un compagnonnage, d’une familiarité, d’un appui sûr. Et l’on ne s’étonnera pas de voir la figure de Bachelard rejoindre celle du père : « Regarder dans les yeux celui qui un jour, sans que je sache comment, a rejoint dans mon imaginaire la silhouette enfuie de mon propre père. / Un père taiseux. / Un père aux mains fortes, familier des matières fortes. Fumier, excréments d’animaux, terre lourde. Un père qui ne lisait pas, si ce n’est Le Chasseur français. Mais un père qui captait le mouvement des sèves, celui des eaux ou des martinets hauts dans le ciel. Un déchiffreur de signes. » (p. 23)
Un rêve de verticalité est un livre sans nostalgie, même si « Bachelard appartient à un monde disparu ou qui s’éloigne irrémédiablement. » (p. 57) On songe aux paysans de James Sacré : un monde de la main et du temps lent, lié au cycle des saisons, qui organise aussi le livre de Françoise Ascal. L’enjeu est là, sans doute : dans une époque chaotique où la fuite en avant semble être devenue le seul mode de vie possible, il s’agit de retrouver la poésie, la rêverie, le temps long de la contemplation d’un arbre ou de la flamme d’une chandelle.
Antoine Emaz
Françoise Ascal, Un rêve de verticalité, Editions Apogée, 158 pages, 17 €