L’éco-responsabilité ou le moralisme infantilisant

Publié le 24 juillet 2011 par Copeau @Contrepoints

Par Anton Suwalki

Quatre pages du dernier numéro du Grand Besançon sont consacrés à nos héros locaux du moment. 19 familles ont été élevées à la dignité enviable de « ménages presque parfaits. » Leur acte de bravoure? Elles ont participé à une expérience sur quelques semaines organisée par le syndicat mixte de l’agglomération, au terme desquelles  elles ont réduit leurs déchets ménagers de l’équivalent de 50 kilos par an et par personne (soit environ -10%). On a les héros qu’on peut! Les fans de belles aventures humaines resteront sur leur faim…

Au-delà de l’écologiquement correct, quel intérêt peut bien avoir cette initiative? Le Grand Besançon l’avoue : l’un des deux fours d’incinération des ordures de la ville doit fermer d’ici quelques années. Le remplacer coûterait 20 millions d’euros (« sans compter le fonctionnement »), « ce qui ne serait pas sans conséquence sur les finances publiques et le montant de la redevance d’enlèvement des ordures ménagères acquittées par les habitants. » C’est pourquoi les élus ont retenu une autre solution « frappée du coin du bon sens » : se passer du four, grâce à la réduction du tiers des déchets à incinérer. Le « bon sens » c’est fort pratique pour couper court à toute discussion.

L’alibi économique

Louable souci de maîtriser les dépenses publiques et de modérer les taxes pesant sur les habitants? Ces 20 millions sont à comparer aux 228 millions d’euros que coûtera la ligne de tramway. Comptons aussi 53 millions consacrés à une Cité des arts et de la culture, et à un « Pôle de musiques actuelles ». On peut y ajouter un vaste projet immobilier… pardon, un « éco-quartier ». La vertu économique a donc bon dos. On peut tout simplement penser qu’aux yeux des élus qui dirigent cette ville, comme dans bien d’autres villes, les investissements de prestige passent avant ceux qui facilitent la vie au quotidien [1]. Par ailleurs, l’agglomération met en place une « redevance incitative » pour les déchets, qui consistera à faire payer chaque foyer en fonction du poids de ses poubelles. Que chacun paye en fonction des déchets qu’il produit n’est pas en soi choquant, mais lorsqu’il est en même temps question de réduire brutalement et délibérément l’offre en fermant un four d’incinération, on ne doit pas s’attendre à une réduction de la taxe sur les ordures ménagères, bien au contraire. Et lorsque le deuxième four devra à son tour fermer, quelle décision « frappée du coin du bon sens » prendront les élus? Étant donné qu’on planifie la pénurie des moyens de traiter et de valoriser les déchets, l’incitation fera donc place à la contrainte.

Les TOC de l’éco-responsable

A défaut d’une perspective clairement annoncée de décroissance, qui ne déplait sans doute pas à une partie de la majorité locale, l’opération « ménage presque parfait » donne une idée des comportements que les élus politiques de Besançon considèrent comme exemplaires et entendent ériger en norme : le citoyen modèle renoue avec le modèle de consommation de grand-mère, rongé par les remords de la « surconsommation », il consacre l’essentiel de son temps de cerveau disponible à traquer la moindre marge de réduction de son « empreinte écologique », pèse tous les jours avec angoisse sa poubelle, renonce aux bienfaits et au confort d’utilisation des produits industriels au profit de moyens de fortune, comme s’il se retrouvait brutalement cinq décennies en arrière dans la situation de rationnement de l’après-guerre, et sa journée de « loisirs » est ponctuée de mille gestes rituels destinés à réduire son anxiété de « nuire à la planète » : le citoyen modèle est un infirme, esclave de ses troubles obsessionnels compulsifs.

Les ménages « presque parfaits », des victimes presque consentantes

Qui sont donc ces familles qui se sont volontairement prêtées au jeu du « ménage presque parfait »? Ni l’article ni le site ne mentionnent leurs professions ou situation sociale. J’en connais une seule d’entre elles. Un couple, tous deux actifs, deux enfants, dont un bébé, propriétaires de leur maison bien équipée, d’une piscine, habitant à la campagne, utilisant chacun leur voiture pour se rendre au travail à 20 kilomètres de leur domicile… Bref, pas vraiment le profil d’exclus de la « société de consommation », tout sauf des modèles de sobriété décroissante, et pourtant, d’étonnants prosélytes de l’idéologie écolo et dévots du bio, du « naturel », et du « consommer local ».

Malheureusement, ils n’ont pas su renoncer au grand écran plasma énergivore qu’aucun sympathique producteur local n’est à même de leur proposer. On attendrait de tels puristes qu’ils conservent leur vieille télé à tube cathodique mais la pureté n’est pas de ce monde. Au regard de leur empreinte carbone considérable (voir plus loin), les « exploits » qu’ils ont accomplis pendant 17 semaines sont minimes, mais c’est sans doute valorisant d’avoir le sentiment de faire partie des précurseurs, voire d’une avant-garde. Et pour aliénantes que soient les pratiques qu’ils ont adoptées volontairement et qu’on imposera demain à tout le monde, cela leur rapporte la reconnaissance et quelques indulgences vertes distribuées sous forme de 250 euros de bons d’achat… dans les magasins Biocoop, cela s’entend.

Moralisme infantilisant

Trafic d’indulgence, car si les adeptes de l’éco-responsabilité sont toujours à guetter votre moindre manquement à la sobriété [2], ils semblent surtout être les premières victimes de la propagande culpabilisante, au point d’exagérer leurs péchés passés pour mieux mettre en valeur leur rédemption : « J’étais un vrai cas social de la poubelle (..) » confesse une femme « presque parfaite ». « Mais je me suis dit qu’on pouvait changer, ne serait-ce que pour laisser une planète moins abîmée à nos enfants. » Un catéchisme aussi bien récité ne mérite-t-il pas une image Vu(e) du ciel, père Yann Arthus? « Une fois qu’on s’y est mis, ça va tout seul, et j’ai un peu honte de ne pas l’avoir fait plus tôt. » Faute avouée, faute à demi pardonnée… En attendant de jouir d’une planète prétendument moins abîmée, les bambins, eux, ne sont pas à la fête. Les couches lavables, qui font partie des lubies réactionnaires promues par la Deep Ecology, ont été adoptées par ces familles : « ça s’est plutôt bien passé, même si le tissu est un peu irritant pour la peau de bébé en cas de fortes chaleurs » témoigne une maman. Bof! Encore un effort, dans un an, bébé sera propre et n’aura plus à se gratter pour le bien de la planète et pour la sanctification de ses parents!

Cette manipulation des esprits repose donc largement sur le schéma culpabilisation/gratification morale, mais cela ne suffit pas. Il faut aussi faire croire à ces croyants qu’ils sont plus malins que les autres, faire passer des économies de bout de chandelle pour une stratégie économique, des trucs de grand-mère comme des inventions géniales, un alourdissement des tâches domestiques comme une source d’amusement voire une libération [3].

Un petit florilège des « astuces », parfois de très mauvais goût, proposées par ces éducateurs autoproclamés qui décidément nous prennent pour des demeurés :

- Si vous décidez d’acheter le matériel, privilégiez le durable ou l’occasion qui vous permettront soit d’assurer la durée de vie de votre matériel, soit de faire de belles économies.
- En un seul clic, j’économise 50% du papier de mon imprimante. J’utilise les deux faces de ma feuille, je gaspille moins de papier et je fais des économies.
- Dans vos toilettes, faites brûler du papier d’Arménie ou une allumette. Et si vous pensiez à ouvrir vos fenêtres!
- Le BON dosage, moins de gaspillage.
- Au magasin, et si on achetait 1 paquet de pâtes de 1kg plutôt que 4 sachets de 250 g cette semaine et autant la semaine prochaine?
- Moins de déchets pour autant de douceur, le savon accompagne ma toilette pour une longue durée. Avec un savon, je savonne juste ce qu’il me faut. (Sic !)

Prendre soin de la planète ou prendre soin de son hygiène, il faut choisir :

- Les mouchoirs et serviettes en tissus reviennent au fond de nos poches et dans nos tiroirs. Pour ma bouche ou pour mon nez, le tissu, c’est plus doux que le papier. Après utilisation, direction la machine à laver pour une réutilisation à souhait.

Avis aux débiles mentaux :

- Pour le rangement, pensez au rond de serviette, ainsi, vous retrouverez la vôtre à chaque repas.

L’intrusion dans la vie privée va jusqu’à dicter comment recevoir ses invités, au nom de la convivialité bien sûr :

- Pas envie de faire la vaisselle, embauchez vos invités, à plusieurs c’est vite fait et synonyme de bons moments!

Pour mieux infantiliser les adultes, quoi de mieux que de s’appuyer sur ces chers bambins [4]?

- Je remplace mes lingettes nettoyantes par des éponges et chiffons qui ont fait leurs preuves! Les serviettes en tissus viendront mettre de la couleur à table et autour du cou de vos enfants.
- Pour moins de vaisselle, retournez l’assiette de vos enfants pour le dessert, ça les amusera à coup sûr!

Surtout ne pas craindre les contradictions

Les artisans de cette initiative ne cachent pas vraiment leurs buts : les comportements exemplaires des « ménages presque parfaits » ont vocation à devenir la norme édictée au nom de présupposés qui n’ont pas à être discutés. Comment en effet discuter le bien-fondé écologique de décisions « frappées du coin du bon sens »?

Le Grand Besançon entend bien faire la chasse à nos gaspillages, quitte à aller fouiller jusque dans nos poubelles ou dans notre frigo, des fois qu’il y trouverait un yaourt périmé. À quand un espion dans nos chambres à coucher pour vérifier qu’on éteint bien la lumière pendant l’amour?

Mais les élus ne sont pas regardants sur les gaspillages lorsqu’il s’agit de faire de la publicité pour leurs glorieuses initiatives. La propagande relevée ici est tirée d’un journal en couleurs et sur papier glacé publié à 91.000 exemplaires et distribué dans toutes les boites aux lettres. Ce qui ne l’empêche pas de préconiser d’adopter l’autocollant Stop à la pub!

On aura par ailleurs remarqué que la plupart des injonctions éco-responsables sont associées à des arguments économiques : pourtant, toute somme économisée quelque part représente une consommation différée ou reportée sur d’autres produits, du moins tant que les ayatollahs de la décroissance n’ont pas encore le pouvoir de réduire de manière autoritaire l’offre de produits. Une question doit donc vous tarauder l’esprit : où va l’argent que les « ménages presque parfaits » ont économisé grâce à leur comportement vertueux? J’ai la réponse pour le seul des 19 ménages que je connais : en partie pour financer un voyage (à 4) aux USA, le temple honni de la consommation de masse [5] . Curieusement, ils ne partiront pas en pirogue, mais en Jet. 8 tonnes de CO2 l’aller-retour pour 4 personnes, ça doit faire pas mal de déchets ménagers à éviter avant d’arriver à la compensation carbone…

Un article du blog Imposteurs et publié avec l’aimable autorisation de l’auteur.

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Notes :

[1] Certains penseront certes que le tramway va améliorer le quotidien, mais quelle amélioration sensible apportera-t-il à un réseau de transport en commun déjà très développé ? Surtout lorsqu’on songe que le coût de l’installation se montera à plus de 16.000 euros le mètre !
[2] Partez cinq minutes de votre bureau sans éteindre la lumière, et aussitôt cinq perroquets vous tombent dessus au cri de « la planète ne te dit pas merci ! »
[3] Je conçois bien que l’on puisse s’amuser en fabriquant soi-même son pain ou son savon, ou qu’on le fasse pour faire des économies. Les réticences commencent quand on entend me dicter mes loisirs.
[4] Le pire exemple de cette entreprise de régression mentale est dans une pub entendue à la radio qui fait dire à une maman (en gros): « Ça y est j’achète bio ! C’est mon fils qui va être fière de moi. »
[5] Pour l’anecdote, ils se sont mariés à Las Vegas. Et ils ont beaucoup aimé Los Angeles : « Là-bas, les gens sont normaux, ils sont comme nous, ils aiment le bio »… Sic.