Lucian Freud était-il
académique ? Répondant par le choix de ses sujets, leur mise en œuvre et
par la posture générale à ce qui caractérisait l’artiste du XIXe siècle il
était aussi de ce fait même en parfait décalage avec la conception générale de
l’art aujourd’hui. On n’a eu de cesse, en France particulièrement, de voir dans
cette peinture frontalement figurative à la palette restreinte et rabattue, caractérisée
par de nombreux nus, une régression. Et ce sentiment insupportable s’amplifiait
de ce que son œuvre, plus accessible et immédiate que ne l’étaient les avant-gardes
les plus conceptuelles, recevait les faveurs du public et de quelques riches
collectionneurs par le jeu desquels sa côte atteignait des recors. Si on s’en
tenait à une certaine histoire de l’art, les efforts des artistes les plus novateurs
étaient tous allés dans le sens d’une autonomisation de l’art sur la nécessité
de réalisme puis de figuration. Toujours il s’était agit de se positionner
contre, au moins dans la forme, ce qui avait précédé quitte à déplaire, à
choquer, à demeurer pour beaucoup incompréhensible. C’était dans ce sens que se
pouvait un certain dépassement de l’artpar lui-même. Souvent, si on faisait appel à l’histoire, c’était dans
des formes tout à fait neuves ou héritées elles mêmes des grands gestes des avant-gardes.
Au contraire, la peinture de Freud empreinte aux impressionnistes ses formats
qui la qualifie de « peinture de chevalet », son sujet de
prédilection, le nu, renvoie à ce qui s’étalait déjà sur les murs des lupanars
antiques, qui donnait prétexte à quantité de muses et de vénus avant de se
donner pour figure de la sensualité et du désir chez Goya puis Manet. Ses mises
en scène intimes prolongent la tradition du portrait bourgeois, ressassent l’histoire
du peintre et de son modèle. Encore que ces nus là, dans leur réalisme sale,
dans la prééminence de la chair sur la courbe renvoient davantage à la Nouvelle
Objectivité d’Otto Dix qu’au raffinement sensuel d’Ingres. L’apparence désirable
des corps à laissé chez lui la place à une mise à nu réaliste, presque
caricaturale mais rattrapée par une certaine sensualité plastique de ses
modèles, une palette chaude. Que ce soient les rondeurs généreuses de « Big
Sue » ou l’articulation d’un corps voisinant avec un lévrier, tous génèrent
un certain contentement du regard. Ainsi
c’est ce qui caractérise la peinture de Freud : un respect de l’apparence
globale des sujets, une représentation photographique et quelque peu expressive
de l’espace, à la mise en scène équilibrée, brouillés par une pâte épaisse, écœurante,
crevassant les chairs. Les séductions et les répulsions de l’œuvre tiennent là.
Du côté de l’amateur ordinaire, c’est tout pour plaire : l’apparence
acceptable et l’atteinte modérée au bon goût en font une peinture limpide, raffinée
et quelque peu sauvage. Leur efficacité
visuelle s’apparente à celle de photographies de studio, de celles dont on peut
faire des albums et de cartes. La répétition des portraits, sans réelle
invention formelle, sans ruptures, selon une recette éprouvée tout à la fois
établi une identité indubitable et lasse un peu. On peut y voir une œuvre bien
tiède. Leur manque quelque part une bizarrerie incernable qui les rendrait
inépuisables. Du côté des tenants de l’art contemporain c’est peinture vulgaire
et on oppose volontiers au geste de Freud l’ampleur autre, la folie vraie de
Bacon. Si tous deux ont des ancêtres fameux et ont pour sujet de prédilection
la figure humaine, peu de choses rapprochent les deux compatriotes. Autant la
peinture de Freud s’appuie sur un espace perspectif convenable, anecdotique, dynamisé
par les raccourcis ou les effets de grand angle de la photographie, autant les
arènes que mettent en scène les compositions de Bacon s’imposent immédiatement
comme des espaces fictifs ou mentaux. Autant les rendus chez Freud sont raffinés,
évoquant dans les reflets l’attention à la lumière d’un Caillebotte peignant les
raboteurs de parquet, autant les aplats de Bacon sont crus, excessifs, bruts et
presque brutaux. Là où la touche de l’un atteint le sale par l’accumulation d’infinies
nuances passées les unes par-dessus les autres qui donnent à la peinture sa
sensualité, l’autre mêle grossièrement les formes un coup de brosse vigoureux
en croisant un autre, découpe un volume avec maladresse, rééquilibre par une
vilaine flèche, nuance par quelques zébrures si bien que sa peinture en devient
pareillement écœurante. Tous deux sont peut-être au fond passé tout près du gouffre
et c’est parce qu’ils voisinent avec le mauvais goût, l’excès, l’effet de style
(Freud est sans doute plus près que Bacon de ce ravin là) qu’ils nous gênent et
qu’ils existent alors nécessairement.