J'ai vu à deux reprises le dernier opéra (inachevé) de Puccini et à chaque fois, je suis horrifié par le comportement de la foule. On a dès le début un homme, le Prince de Perse, qui doit mourir pour n'avoir pas su répondre aux trois énigmes posées par Turandot. Dans le cas contraire, il aurait en plus de la vie sauve, non seulement obtenu la main de la princesse orientale dont l'incroyable cruauté le dispute à la beauté légendaire, mais aussi rien de moins que le trône de Chine. Il a perdu, il meurt. Or, dès l'instant où la foule apprend l'échec du prince, c'est peu dire qu'elle ne cherche pas à dissimuler son allégresse: trépignant d'impatience et avides de sensations fortes, les gens accourent vers le théâtre de la mise à mort, interpellent le bourreau, guettant l'apparition de la lune qui doit donner le signal de l'exécution. Cet engouement de la foule nous rappelle combien au fond de nous même, nous aimons ce genre de spectacle (ce qu'un célèbre historien de Rome, nomme "le pain et le cirque") et surtout explique la raison pour laquelle, au delà de tout argument "rationnel", la peine de mort est toujours en vigueur dans certains pays... comme la Chine.
Portrait de Puccini
Bientôt le bourreau affûte l'épée rituelle, la lune se lève, la victime innoncente avance. Mais lorsque Turandot se montre aux yeux de tous pour confirmer la sentence, un homme est immédiatement saisi par sa beauté froide et inaccessible. Il se nomme Calaf et sans hésiter, se porte lui aussi candidat à la terrible épreuve des trois énigmes. Pourtant, il n'a pas l'intention de rejoindre le cortège funèbre des prétendants malchanceux. Calaf sûr de lui, entend triompher de la "vierge sanguinaire" (formule de Pierre-Jean Rémy). Son père Timur devenu aveugle ainsi que sa servante Liu, s'évertuent à l'en dissuader, mais il est déterminé à aller jusqu'au bout. Avant de saisir le gong pour frapper les trois coups annonçant le nouveau prétendant, il prend la peine de chanter "Non piagere, Liu", pour consoler celle qui, depuis toujours, est secrètement amoureuse de lui.
Extrait de Turandot: \"Non piangere, Liu\" (Ne pleure pas, Liu)
Habituellement on explique le choix de Calaf uniquement par son désir d'épouser Turandot qu'aucun homme n'a jamais pu approcher jusqu'alors; mais je crois qu'il y a aussi la volonté d'améliorer le sort de ses proches. En outre, on oublie souvent qu'il a été véritablement scandalisé par l'exécution du prince de Perse. Je crois donc qu'il espère en se soumettant à l'épreuve, mettre incidemment un terme à cette barbarie. Sans cette dimension, on pourrait d'ailleurs difficilement qualifier Calaf de héros. C'est en lisant une phrase du livre ambitieux de Jean-Noël von der Weid, consacré à la musique du siècle dernier que j'en eus la révélation: il dit dans une note que Puccini conçut son Turandot comme "une sorte de Saint Graal chinois", avec "partout des roses et de l'amour". Le critique de musique fait référence là, au célèbre Parsifal de Wagner, crée plus de quarante ans avant l'opéra de Puccini. Les deux personnages ont en effet, plus d'un trait en commun: on se souvient que Parsifal est chargé par les chevaliers de récupérer le saint Graal dont s'est emparé Klingsor, le terrible magicien, afin que l'ordre et l'harmonie règnent à nouveau dans le royaume. De la même façon chez Puccini, avant l'arrivée de Calaf, la Chine semble inexorablement en déclin à cause de la tyrannie de Turandot. A telle enseigne qu'on entend les ministres Ping, Pang et Pong se lamenter (acte II) sur les malheurs de l'empire du Milieu. Les têtes disent-ils tombent comme des pommes trop mûres et personne n'est visiblement capable de nous apporter la paix... Calaf est à l'instar de Parsifal, l'homme providentiel par qui le bonheur et la prospérité reviendront.Amalie Materna (Kundry) et Ernest Van Dyck (Parsifal), en 1889 à Bayreuth
On peut noter au surplus, que les deux héros sont soit totalement ignorant soit peu disert à la fois sur leur identité et leur passé. Parsifal est une sorte d'enfant sauvage, ayant longtemps vécu dans les bois. Il ignore tout, son passé, son nom, celui de ses parents, etc. Wagner en fait un être innocent au point de méconnaitre totalement la différence entre le bien et mal. Une forte opacité entoure également l'identité de Calaf. On sait que son père Timur était le roi de Tartarie et qu'il a été banni de son royaume. Le père et le fils se retrouvent donc à Pékin sans que l'on sache véritablement ce que Calaf a fait durant toutes ces années; mais dans la mesure où ceux qui ont usurpé le trône de Tartarie, continuent de le poursuivre jusqu'en Chine, la précaution est prise de taire son nom et son titre. En somme, Parsifal et Calaf sont deux pages blanches sur lesquelles l'histoire reste à écrire, deux destins qui doivent s'accomplir. A cet égard, Calaf profitera de ces précautions à un moment décisif... Ayant en effet su répondre, contre toute attente, aux trois questions de Turandot, il réclame à juste titre son dû. Mais celle-ci au mépris des règles, refuse de suivre l'étranger. Il a alors l'ingénieuse idée de lui poser à son tour une seule et unique question: quel est son nom ? Pour tenter de le découvrir avant le lever du jour, elle ordonne que personne ne dorme à Pékin, et confie à ses mandarins le soin d'enquêter. Calaf peut alors chanter "Nessun dorma" (Personne ne dormira) tant il est persuadé qu'il sera le seul à révéler ce secret...
Extrait de Turandot n°2: \"Nessun dorma\" par Pavarotti (1980)
Extrait de Turandot n°3: \"Non piangere, Liu\" par Pavarotti.