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jeudi, on repasse à table

Publié le 21 juillet 2011 par Pjjp44

jeudi, on repasse à table
 .../..."Ce type qui mange à la table ronde, près de la porte, je le reconnais maintenant: il descend souvent à l'hôtel  Printania, c'est un voyageur de commerce. De temps à autre il pose sur moi un regard attentif et souriant; mais il ne me voit pas;  il est trop absorbé à épier ce qu'il mange. De l'autre côté de la caisse, deux hommes rouges et trapus dégustent des moules en buvant du vin blanc. Le plus petit, qui a une mince moustache jaune, raconte une histoire dont il s'amuse lui-même. Il prend des temps et rit, en montrant des dents éblouissantes. L'autre ne rit pas; ses yeux sont durs. Mais il fait souvent "oui" avec la tête. Près de la fenêtre un homme maigre et brun, aux traits distingués, avec de beaux cheveux blancs rejetés en arrière, lit pensivement son journal. Sur la banquette à côté de lui, il a posé une serviette de cuir. Il boit de l'eau de Vichy. Dans un moment, tous ces gens vont sortir, alourdis par la nourriture, caressés par la brise, le pardessus grand ouvert, la tête un peu chaude, un peu bruissante, ils marcheront le long de la balustrade en regardant les enfants sur la plage et le bateaux sur la mer; ils iront à leur travail. Moi, je n'irai nulle part, je n'ai pas de travail.L'autodidacte rit avec innocence et le soleil se joue dans ses rares cheveux:"Voulez-vous choisir votre menu?"Il me tend la carte: J"ai droit à un hors d'oeuvre au choix: cinq rondelles de saucisson ou des radis ou des crevettes grises ou un ravier de céleri rémoulade. Les escargots de Bourgogne sont supplémentés."Vous me donnerez un saucisson",  dis-je à la bonne.Il m'arrache la carte des mains:"N'y a-t-il rien de meilleur? Voilà des escargots de Bourgogne.-C'est que je n'aime pas beaucoup les escargots.-Ah, alors les huitres?-C'est quatre francs de plus, dit la bonne.-Et bien des huitres mademoiselle- et des radis pour moi."Il m'explique en rougissant:"J'aime beaucoup les radis."Moi aussi."Et ensuite?" demande t-il.Je parcours la liste des viandes. Le boeuf en daube me tenterait. Mais je sais d'avance que j'aurai du poulet chasseur c'est la seule viande supplémentée."Vous donnerez, dit-il, un boeuf chasseur à monsieur. Pour moi, un boeuf en daube mademoiselle."Il retourne la carte, la liste des vins est au verso:"Nous allons prendre du vin, dit-il d'un air un peu solennel.-Et bien, dit la bonne, on se dérange! Vous n'en buvez jamais.-Mais je peux très bien supporter un verre de vin à l'occasion. Mademoiselle, voulez-vous nous donner une carafe de rosé d'Anjou?"L'autodidacte pose la carte, rompt son pain en petits morceaux et frotte son couvert avec sa serviette. Il jette un coup d'oeil sur l'homme aux cheveux blanc qui lit son journal, puis il me sourit:" A l'ordinaire je viens ici avec un livre, quoiqu'un médecin me l'a déconseillé: on mange trop vite, on ne mâche pas. Mais j'ai un estomac d'autruche, je peux avaler n'importe quoi. Pendant l'hiver de 1917, quand j'étais prisonnier, la nourriture était si mauvaise que tout le monde est tombé malade. Naturellement, je me suis fait porté malade comme les autres: mais je n'avais rien."Il a été prisonnier de guerre...C'est la première fois qu'il m'en parle; je n'en reviens pas: je ne puis me l'imaginer autrement qu'autodidacte. ../..."
jeudi, on repasse à table
extrait de: "La nausée"-Jean-Paul Sartre-
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