Cela ne vous est peut-être jamais venu à l’esprit, mais la composition d’une liste de candidats pour une élection, ou d’une équipe de campagne, est désormais un réel casse-tête pour les partis politiques. Tirés à hue et à dia entre des injonctions généreuses mais parfois contradictoires – un peu plus de diversité, un peu plus d’ouvriers, un peu plus de femmes, un peu plus d’intellectuels, un peu plus de représentants du courant Transformer vraiment à gauche, ensemble – les responsables en charge de cette complexe cuisine doivent déployer un talent tenant à la fois de l’équilibrisme et de l’immunité au principe de non-contradiction.
Parmi ces injonctions qualitatives, donc, le concept de société civile tient une place à part. A la différence des autres réquisits, qui peuvent être satisfaits (au moins en théorie) en piochant au sein du parti, celui-ci exige d’aller attraper des personnalités en dehors du parti ; on peut même dire qu’elles vaudront d’autant plus qu’elles en seront éloignées, et peu suspectes de lui être en réalité liées. C’est l’ouverture à la société civile, concept-pléonasme s’il en est : ouverture car à la société civile, société civile car venant du monde ouvert en dehors du parti. Artistes, sportifs, associatifs, intellectuels, experts, citoyens engagés sont comme les nouveaux joyaux de la couronne, venant témoigner de la modernité et de l’esprit … ouvert du parti qui les accueille sur sa liste électorale, ou dans son équipe de campagne.
On a pu voir la semaine dernière une belle application de ce principe, avec la présentation des équipes de campagne de François Hollande et de Martine Aubry pour les primaires socialistes et la présidentielle. Différence (re)marquée entre les deux : alors que François Hollande présentait un organigramme d’élus et de responsables socialistes répartis selon leurs domaines de compétence, Martine Aubry dévoilait une organisation de campagne faisant la part belle à ladite société civile, fortement mise en avant avec quelques grands noms comme Axel Kahn et Sandrine Bonnaire, et d’autres personnalités moins connues mais choisies pour être soigneusement représentatives qui d’une compétence universitaire thématique, qui du handicap, qui de la vie culturelle. Opération réussie à en croire le buzz généré, et les qualificatifs qui ont fleuri, dont celui de dream team.
Cette notion d’ouverture à la société civile ne manque pourtant pas de poser problème, quand on y songe un peu sérieusement. Ce terme désigne une réalité floue et multiple, celle des acteurs sociaux distincts à la fois de l’Etat et du monde marchand. Il a des connotations très positives, renvoyant à l’engagement, à l’associatif, à la société qui bouge en dépit de, voire contre, les institutions étatiques et marchandes. La question qui est posée, dès lors, est celle de son rapport à un parti politique de gauche comme le PS. En principe, il ne devrait pas y avoir extériorité entre PS et société civile. Nombre de militants sont (ou devraient être) actifs dans la vie associative, syndicale, mouvementiste. Un parti politique devrait être, justement, le lieu où ces engagements (sectoriels, communautaires, corporatistes …) viennent se mêler, pour se fondre dans un projet commun les dépassant. Que l’on juge bon de « négocier » des places pour la société civile, a contrario, donne un sentiment étrange : celui d’un parti à côté de cette société, voire qui en serait devenu un acteur parmi d’autres, représentant d’intérêts particuliers et non plus de l’intérêt général – intérêt général qui serait retrouvé en « offrant » des postes à des acteurs de la société civile, comme on noue des alliances avec d’autres partis. Conjointement, cela envoie un très mauvais signal sur l’état du parti : est-il inconcevable qu’un universitaire ou un associatif y fasse son chemin jusqu’à intégrer ses sphères de direction par une voie « normale » ? Ne peuvent-ils y parvenir que par une greffe in extremis au moment des échéances électorales ? Les militants socialistes sont-ils tous des politiciens professionnels, sans aucune activité citoyenne en dehors du PS ?
Le deuxième problème qui est posé est celui du rôle et du statut dévoués à ces prises de guerre, une fois intégrées dans une liste de candidats ou, en l’occurrence, une équipe de campagne. Sont-elles là comme acteurs opérationnels, ou pour leur valeur d’affichage ? A quelques exceptions près (celle d’Axel Kahn, mais mis sur un poste à l’intitulé plutôt obscur, la « refondation du progrès »), tous ces sociétaires civils sont en doublon avec un élu, et même, pour être très précis, en doublure de ces élus, qui apparaissent toujours en premier sur la liste de Martine Aubry. Claude Lelièvre après Bruno Julliard, Sandrine Bonnaire après Patrick Bloche. Que faut-il en conclure ? Qu’ils n’ont pas la maturité politique nécessaire pour occuper seul leur poste, sans tutelle d’élu ? Mais alors pourquoi les avoir mis au premier plan ? Réciproquement, leur « tuteur » élu n’était-il pas assez sexy, ou reconnu sur sa thématique, pour s’en occuper seul ? Enfin, pourquoi ne pas privilégier des personnalités société civile qui ont déjà eu un temps « d’incubation » dans le parti ? Sur le pôle « recherche et université », Martine Aubry avait déjà pratiqué l’ouverture lors de la constitution de son équipe de direction en 2008, en faisant appel à Bertrand Monthubert comme secrétaire national. Peut-être ne tenait-il pas à faire partie de l’équipe de campagne pour 2012, mais sa disparition (compensée par l’apparition d’Isabelle This Saint Jean, sociétaire civile devenue élue, et par celle du physicien Vincent Berger, président de Paris VII) pose question : la société civile s’use-t-elle façon Kleenex, une fois son lustre perdu et l’attrait de sa nouveauté dilué dans la routine du parti ? Faut-il régulièrement la remplacer par la dernière personnalité en vogue ?
On pourrait ajouter à ces remarques, dans le cas de l’équipe de campagne de Martine Aubry, la forte proportion d’universitaires (12 sur 24, sans compter les « experts ») au détriment de représentants des mouvements sociaux, parmi le quota société civile. Cela renvoie probablement à la communication faite depuis 2009 sur le « Laboratoire des idées » et sur la reconquête des intellectuels ; on remarquera simplement que ce « Lab », comme le mercato de personnalités au moment des élections, procèdent tous deux de la même logique d’externalisation de la rénovation du parti, que ce soit sur le plan des idées ou des personnes. Comme si tout ce qui bouge, tout ce qui est moderne, devait se faire à, ou venir de, l’extérieur du PS.
A cet égard, le choix, tant de François Hollande que de Ségolène Royal, de présenter une équipe de campagne centrée sur des élus et des responsables politiques, me semble plus conséquent et moins superficiel. Probablement « l’ouverture » se fera-t-elle à une autre étape de la campagne, ce qui peut se comprendre, pour une élection présidentielle où tout doit être tenté pour rassembler le plus largement possible les Français. A l’inverse, commencer les primaires par là, comme s’il fallait urgemment se donner de l’air et échapper au parti, est une décision étonnante – surtout pour la dirigeante sortante de celui-ci.
Romain Pigenel
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