On aurait presque pu manger dedans

Publié le 21 juillet 2011 par Sammy Fisher Jr
Ça a commencé par une certitude, ou plutôt un pari sur l'optimisme ; un rayon de soleil filtrait entre les feuilles, quelques abeilles bourdonnaient dans les lavandes, un nuage sympathiquement rondouillard décorait un ciel bleu électrique. C'était à la fin du printemps, une fin de printemps qui sentait déjà l'été, ou qui jouait à faire semblant.
Alors on a sorti la table en plastique du garage, lavé les chaises, frotté la nappe, questionné le parasol. Non, pas le parasol, c'est encore prématuré. On s'est installés à mi-ombre, entre le vieux cerisier et le gravier crissant de la cour. Quelqu'un a amené les assiettes, ou une pile de verres à moutarde emboîtés ; un autre les serviettes, la corbeille à pain avec la baguette croustillante posée en travers par-dessus ; un troisième s'est chargé des couverts, du pot à eau et de la bouteille de vin. 
En quelques allers-retours le melon, la salade de tomates, les asperges ou les radis ont fait leur apparition. Le café est en route, les fruits posés sur un coin de nappe, les convives autour de la table : à cette saison, le beau temps risque de ne pas durer, il n'y a pas une minute à perdre. Mais il y a toujours quelqu’un qui a oublié de se laver les mains, ou alors c'est le téléphone qui sonne au dernier moment. Souvent, c'est à cet instant qu'une première goutte tombe. Mais on fait mine de ne pas l'avoir sentie, on conjure le mauvais sort en regardant le ciel encore bleu, le nuage de tout à l'heure est bien un peu plus gris, mais bon, ça va encore.
Pourtant, l'envie n'est déjà plus tout à fait là, on sent que quelque chose ne va pas, mais un accord tacite uni tout le monde dans la négation du vent qui se lève, le démenti de la petite pluie fine et l'ignorance de la température pourtant de moins en moins estivale. 
Bientôt, quelqu'un aura le courage de rompre le charme et ira chercher un gilet. Quelqu'un d'autre se plaindra des nuages, des gouttes de pluie intermittentes -il faisait pourtant si beau tout à l'heure- et blâmera la témérité qui nous a poussé a dresser la table dehors, aussi tôt dans la saison.
Franchement, on aurait presque pu manger dedans.
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Ce petit texte est bien évidemment un clin d’œil au délicieux "On pourrait presque manger dehors" de Philippe Delerm ; tout est parti de l'idée de dire exactement l'inverse...