Nous sommes invités à rejoindre la pharmacie la plus proche, afin de nous procurer de bons vieux bouchons en mousse. Si j’avais su… Et bien me voilà face à un choix, ce que j’exige depuis toujours lors de mes longues diatribes – « le plus important pour chaque individu est la liberté de choix, c’est la base de toute liberté », m’entends-je encore penser, désormais derrière un mur de sifflements. En voilà un, et quel choix ! Je suis servi. Je sais que des bouchons en mousse ne sont nullement suffisants pour m’assurer une protection à toute épreuve. Et je ne dispose que de quelques minutes pour me décider.
Et bien, allons-y ! Si ça passe, tant mieux, et ma fin sera remise à plus tard – quelques jours, quelques semaines, je ne suis pas encore au clair sur tout ça. Si ça casse, et bien au moins j’aurais fini en beauté : mourir en écoutant ce qui m’a donné le plus d’émotions dans ma vie, mourir de la main d’artistes que j’ai tant estimés, mais mourir en ayant choisi de mourir, c’est tout ce qu’il me reste.
Une fois les bouchons en poche, il est temps de se diriger vers le site. Métro, crissements, sifflements, sonnerie stridente. Je souffre, me tords, me crispe.
Nous y sommes.
Arrivée sur une grande esplanade, quelques personnes semblent se diriger vers des engins de chantier, étrange… mais je doute que ces petites bandes de jeunes branchouilles travaillent dans le bâtiment, aussi nous décidons-nous à les suivre. Le cadre est splendide, il faut bien le reconnaître. Les petits oiseaux gazouillent gaiement, les mignons petits arbres secouent leurs branches au son d’une brise légère. Tout ça me file la gerbe. Tout autant que ces hordes de jeunes insouciants qui frétillent autour de nous, pétard aux lèvres, bière à la main, billet entre les dents. Oreilles sans doute encore bien fraîches. Leur lente procession les emmène vers un abattoir et ils s’en réjouissent, les pauvres. Ils ont le sourire morbide d’un lemming qui s’avance, insouciant, vers le précipice. En tout cas ils ne sont pas pressés de rejoindre la terre de leurs ancêtres si l’on en juge par les deux bons kilomètres de derrières humains qui nous font désormais barrage. Nous allons rater le début de la boucherie, quelle tristesse ! Peu importe, il restera plusieurs heures pour en prendre plein les oreilles.
Nous pénétrons finalement dans une sorte de petit village catalan-carton-pâte, où la fureur ne semble pas encore régner. Pourtant nous sommes clairement très en retard sur l’heure de début annoncé des réjouissances. L’œil du cyclone, probablement, raison de plus pour se hâter de rejoindre la horde de combattants qui s’apprête à s’entendre décimer dans la joie et l’allégresse. Je ressens un vague sentiment de ridicule devant ma peur, comme si j’étais devenu un être anormal. Pourtant celle-ci n’est pas irraisonnée, je le sais bien ; ce n’est certes pas le fait que des milliers de jeunes Espagnols s’apprêtent à perdre quelques cellules cillées qui rend ma peur moins légitime. Une phrase me revient à l’esprit : « cinquante milliards de mouches ne peuvent avoir tort : mangeons de la merde ! ». Etonnant comme j’arrive encore à sourire en pensant à ces personnes que j’ai rencontrées au cours de ma courte vie et pour lesquelles la démocratie se résumait à compter les individus. Tous les individus sont égaux, comptons-nous, et nous saurons quoi faire ! Ce que certains et certaines peuvent à l'occasion se révéler touchants de naïveté et surprenants de bêtise…
Mathieu semble tiraillé entre sa joie d’avoir quitté Paris pour quelques jours et le poids d’avoir à ses côtés un de ses meilleurs amis qui semble à tout moment prêt à ingurgiter un tonneau d’eau de javel. Quoi qu’il en soit, il s’enquiert régulièrement de mon état d’esprit, ai-je peur, ai-je mal, est-ce que je veux m’isoler un peu, etc. Au moins, si je dois mourir, je ne disparaîtrais pas dans l’indifférence la plus totale. Mathieu sait que ça aurait pu être lui et je sens s’insinuer en moi, honteusement, le regret infini que ma vie et non la sienne ait été ciblée pour être anéantie. J’aurais su me montrer prévenant et compréhensif, j’en suis certain ! J’aurais été là, à tout moment, à tout instant, pour l’aider à supporter la fin, pour l’accompagner vers l’inéluctable. Dieu qu’il est facile d’être compréhensif et altruiste quand tout va bien ! Dieu que c’est valorisant et reposant !
J’ai connu ça, quelques fois, du bon côté de la barrière.
Je n’ai pas oublié.
Je voudrais que Mathieu souffre à ma place. Ô, que je saurais me montrer à la hauteur ! Mais la Twilight Zone n’est pas pour aujourd’hui. Je me souviens n’avoir cru au Père Noël que durant quelques courtes années : s’il est vrai que souvent les histoires les plus énormes sont les plus faciles à faire gober, je n’avais pas mis longtemps à acquérir la certitude que cette histoire de vieux bonhomme en rouge se baladant de cheminée en cheminée par une sombre et froide nuit de Noël n’avait été créée par quelques esprits vicieux que dans l’objectif de masquer la vérité aux petits enfants du Monde. Je n’avais mis que quelques années de plus pour apprendre à me méfier au plus haut point des religions dont l’objectif premier, j’en étais convaincu, avait toujours été de faire accepter au genre humain la multitude de souffrances qu’il devait endurer dans le monde d’en bas. Ceci en faisant miroiter un après rempli de joie et de félicité ! Quelle fumisterie ! La plus grande et la plus merveilleuse jamais été inventée ! Quelle autre fumisterie avait conduit tant d’individus à sagement mourir pour célébrer la Gloire d’un Etre supérieur ? Je regrettais maintenant amèrement d’avoir développé si tôt un esprit si étroitement et bassement cartésien. Que n’aurais-je donné pour accueillir la mort comme une délivrance ! Comme la promesse d’une éternité bienfaisante ! Je devais faire face à un problème plus large de mon côté : je ne voulais pas mourir, je voulais vivre, désespérément, mais certainement pas tel que je vivais depuis quelques jours.
Quelques jours qui me semblaient déjà une Eternité.
Les groupes s’enchaînent et, bien évidemment je ne ressens que stress et angoisse, bien loin de ce que j’avais espéré le jour où j’avais tenu les billets pour la première fois entre mes mains. Comment pouvait-il en être autrement ? Ma vie était brisée et je savais pertinemment que plusieurs personnes qui papillonnaient entre ma carcasse et les monstrueux murs d’enceintes n’avaient plus que quelques jours à vivre avant de s’enfoncer dans l’horreur.
J’ai beau regarder attentivement autour de moi, scruter indécemment les pavillons auriculaires des mes voisins ibères post-pubères, je ne vois personne arborer ces mignons petit bouchons jaunes qui garnissent Mathieu et moi-même. Soyons honnête : durant tout le week-end, j’en ai vu trois. Trois Français, en groupe, qui se tenaient d’ailleurs bien à l’écart de la scène. Lequel des trois était accidenté ? Peut-être les trois ? Peut-être aucun, s’ils avaient eu la chance d’être prévenus à temps.
Etre prévenu…
Il me revient à l’esprit une conversation surréaliste l’avant-veille de mon départ à Barcelone. Le truculent Yann Gagou m’avait lâché qu’un de ses amis était devenu sourd suite à une soirée à La Jamaïque, une discothèque du Lavandou, dans le sud de la France. Sourd… Il était sorti de la boîte avec ses amis et n’entendait plus rien. Ou plutôt si : il n’entendait plus que des sifflements. C’est d’ailleurs précisément ce qui l’avait sauvé. Il avait été conduit aux urgences ORL les plus proches, dans un caisson hyperbare – un des privilèges, pas forcément celui auquel on songe de prime abord, d’habiter une ville côtière. Il avait pu récupérer la quasi-totalité de son audition d’un côté et un peu plus de la moitié de l’autre. Ca fait déjà cher la soirée. Fort heureusement pour lui, ayant été traité en urgence, il n’avait pas subi de graves séquelles telles que ce que je connaissais maintenant. Toujours est-il qu’il devait quand même se protéger lorsqu’il allait au cinéma. La Jamaïque… Cette même boîte dont à l’aube de mes 18 ans j’avais pu goûter l’agressivité sonore. Un son très fort, très aigu, et le lendemain des sifflements, qui étaient partis dès le deuxième jour.
J’avais sans doute frôlé la catastrophe, sans en avoir jamais eu conscience. Et voilà que le Gagou me raconte ça, tranquillement, au téléphone.
« Je pensais que tu savais. »
Je n’ai pas la force de ressentir quoi que ce soit comme sentiment qui puisse s’apparenter à de la colère ou de l’écœurement. Je n’ai donc aucune réaction.
« Je pensais que vous en aviez parlé au détour d’une conversation. »
Je ne parle plus, je ne sais quoi répondre, que pourrais-je répondre ? Il est vrai que j’avais déjà rencontré ce type là, mais comment aurais-je pu savoir ? Il ne portait pas de prothèse auditive, aucune signe extérieur de cet accident Et quand bien même... Je ne pense pas que je lui aurais demandé ce qui lui valait de porter ces appareils auditifs. Par contre il est clair que si j’étais allé au cinéma et que je l’avais vu mettre des bouchons, je me serais enquis du pourquoi du comment.
Cela ne s’était pas produit. Je ne pouvais pas deviner.
Retour à Barcelone. Je me laisse entraîner par Mathieu le long des allées. On va ici, on va là, je suis ailleurs. Loin du chapiteau où se produisent les Go Betweens, adossé à un arbre, j’enlève rageusement mes bouchons en déclarant à Mathieu que je ne risque rien. Lui même les avait gardés, sans doute plus par compassion que par véritable crainte pour sa santé. Le son environnant est effrayant, mais les deux derniers morceaux se passent sans encombre. J’ai devant moi une demi-heure de relative quiétude. Je n’entends pas mes sifflements et la musique lointaine n’est point trop envahissante. Mais soudain arrive The Wire, intenables : autant mettre sa tête sous une scie sauteuse. Au loin raisonne Sonic Youth. Mathieu connait mon admiration pour ces New-Yorkais bruitistes. Je crois que jamais je n’ai entendu quelque chose comme ça. Je les savais capables d’expérimentations soniques étourdissantes, pour avoir assistés à une de leurs prestations en juin 2002 à l’Olympia, mais je ne pensais pas qu’une telle intensité sonore existait sur cette Terre. J’ai l’impression que le sol va s’ouvrir en deux, les murs s’effondrer, des Irakiens chargés jusqu’aux épaules d’armes de destruction massive débouler dans les allées.
Rien de tout cela. Il ne s’agit que de musique. Et de vies qui vont peut-être s’arrêter ce soir là parmi la foule qui exprime bruyamment son plaisir.
La soirée s’achève ainsi. Il est déjà bien tard et ce n’est pas la prestation de Teenage Fanclub qui aura pu me redonner le sourire. Nous rentrons à pieds, sagement, vers l’hôtel. Demain nous aurons plus de temps pour visiter la ville. Et demain je vais revoir Céline, que je n’ai que très peu vue depuis les quelques mois où elle s’est installée ici. J’en suis heureux mais j’attends ces retrouvailles avec une certaine crainte, tant je n’ai pas compris ce mail assassin qu'elle m'a fait parvenir quelques semaines plus tôt.
Je rejoins mon lit et mes sifflements.