Article publié initialement par l’Institut Hayek
A la suite de la publication du livre : « Le droit naturel, ses amis, ses ennemis« , l’Institut Hayek et l’Institut Turgot ont organisé à Bruxelles, le jeudi 23 février 2006, une confrontation amicale entre son auteur, Me Patrick Simon, avocat à Paris, et Frank Van Dun, professeur de philosophie du droit à l’Université de Maastricht. Si Patrick Simon présente en effet une conception évolutionniste du droit naturel, « à la Hayek », il insiste sur les limites des conceptions déductives du droit naturel que défendent, dans la lignée des écrits de Ayn Rand et Murray Rothbard, les philosophes libertariens actuels tels Frank van Dun, Randy Barnett ou Hans-Hermann Hoppe.
Frank van Dun présente sous un jour légèrement différent ce que Hoppe appelle « l’éthique de l’argumentation », dont il rappelle la longue filiation, et qui consiste à démontrer que le fait même d’argumenter présuppose nécessairement que certains Droits existent. Ici, Frank van Dun rappelle que la discussion entre les gens nécessite le respect mutuel de leurs personnalités respectives, qui implique une norme de Droit ; comme Rothbard et Hoppe, il reproche à Hayek de faire de la persistance des règles la seul norme de leur validité, comme si le moyen de preuve de la philosophie politique n’était pas, comme en économie, la « validité des concepts et la cohérence du raisonnement » (Von Mises), et comme si des règles injustes ne pouvaient pas perdurer dans la société, à côté de règles justes qui lui assureraient sa pérennité voire sa prospérité.
Patrick Simon, pour sa part, rappelle qu’on ne peut pas déduire toutes les règles d’un seul principe, parce que la solution aux problèmes du Droit dépend d’une connaissance spécifique, de faits et de règles techniques qu’on ne peut connaître qu’au moment où les problèmes se posent. Le rappel qu’il fait de l’interdiction du prêt à intérêt nous avertirt sur les ravages que peut exercer pendant des siècles une fausse interprétation logique, à partir du moment où l’on cherche à l’appliquer universellement.
Au-delà de leurs divergences, Patrick Simon et Frank van Dun partagent les mêmes engagements et les mêmes combats pour une société de liberté et de pleine responsabilité. Leur rencontre marque le lancement d’une nouvelle série de séminaires bruxellois – « les séminaires du Sablon » – appelés à se subsituer aux « déjeuners du Sablon » qui ont duré pendant près de quatre années, depuis la création de l’Institut Turgot.
Henri Lepage—-
Frank van Dun
Mon intérêt porte sur la philosophie du Droit et la tradition du Droit naturel, mais la conception que j’en ai ne procède pas des grandes traditions de l’Europe, du moins pas directement.
La réalité fondamentale est celle de la personne naturelle, et je comprends le Droit naturel comme l’ordre que forment ces personnes naturelles.
L’analyse du concept de Droit se déduit d’une analyse de l’idée d’un ordre des personnes naturelles ? des personnes réelles, et non pas des êtres de fiction. C’est l’idée générale : le Droit est un ordre des personnes et le Droit naturel est un ordre des personnes naturelles. De sorte que le Droit naturel est une condition de l’ordre dans les affaires humaines, et qui sert à identifier les états de désordre et de conflit, en un mot de non-Droit, dans les relations et interactions entre les hommes, pour en rechercher les causes et les éventuels remèdes.
Pour développer cette idée, nous devons poser une définition de la personne naturelle par opposition aux choses qu’elle n’est pas : à cet égard, je me rallie à la tradition européenne classique du Droit naturel : le don de la parole, (ratio, logos) est l’élément le plus caractéristique de la personne naturelle. Bien entendu, étant donné que les êtres humains sont des êtres physiques, la personne naturelle n’est pas seulement rationnelle, elle a aussi un corps. Il n’empêche, c’est l’élément rationnel qui définit la qualité d’être une personne, par opposition à un simple animal. Ainsi, l’ordre des personnes naturelles, le Droit naturel, ne doit pas se concevoir comme une sorte d’équilibre entre des forces physiques. Il y a lieu de le définir en termes de relations de sens, d’intersections où la raison ou logos joue un rôle essentiel. C’est ce que je prends comme mon point de départ pour étudier le Droit. Bien sûr, cela ne veut pas dire qu’il faille négliger les rapports physiques : alors que le physique n’a aucune compréhension du rationnel, l’homme a la capacité de comprendre les lois naturelles du monde où il vit, ainsi que de son mode d’existence et d’action dans ce monde.
Il nous faut comprendre la relation verbale, c’est-à-dire ce qui se produit lorsque les gens se parlent les uns aux autres, de même que les conditions préalables du langage ? c’est-à-dire les conditions qui sont nécessaires pour que les gens puissent se parler. Tous les cas de « comportement verbal » ne sont pas du discours : par exemple, se parler à soi-même, ou à un chien, ou à un arbre, donner des ordres, babiller, etc. et même avoir une simple conversation, ne sont pas une communication verbale au sens entendu. La communication verbale implique qu’on s’engage vis-à-vis de ce qu’on affirme, et qu’on soit prêt à le défendre contre des remarques critiques, des questions, des objections faites par la ou les personnes à qui l’on parle.
La capacité de parler des êtres humains est l’élément le plus caractéristique qui permette de définir la personne naturelle. C’est évidemment la personne physique, rationnelle, qui est au centre de ma conception du Droit ; cependant, la distinction qu’il y a lieu de faire est celle du langage et de la raison d’une part contre l’emploi de la force d’autre part. C’est ce que je choisis comme point de départ pour étudier le Droit.
Le point fondamental est de comprendre la relation de langage, c’est-à-dire ce qui se passe lorsque les gens dialoguent entre eux. Une philosophie traditionnelle en Europe, qui a connu quelque succès à l’époque de la seconde guerre mondiale était « la philosophie du dialogue » : celle-ci examinait les conditions préalables du discours ? c’est-à-dire quelles sont les conditions qu’il faut réunir pour que les gens puissent se parler les uns aux autres. La relation de dialogue en est une où les gens demeurent dans une relation d’indépendance les uns vis-à-vis des autres.
Les deux notions de base de toute philosophie du Droit dans la tradition classique, la liberté et l’égalité, e retrouvent forcément dans toute relation verbale : il ne peut y avoir de dialogue qu’à partir du moment où chacun estime l’autre personne en tant qu’être libre et égal. À partir du moment où l’on commence à éliminer l’un ou l’autre de ces éléments, la relation s’interrompt, les éléments de l’interaction se changent en quelque chose qui est désordonné du point de vue de la loi des êtres humains. Un acte contraire au Droit se caractérise donc par une violation des conditions du discours. La « liberté » et l’ »égalité » ne définissent pas seulement les locuteurs comme des personnes indépendantes de la même nature, mais aussi la relation que l’on juge conforme au Droit. Pour qu’une relation juridique puisse s’établir, il doit être clair que les éléments de liberté et d’égalité politique sont les « feux directeurs », et la qualité d’être capable d’argumenter doit être la considération centrale.
Par conséquent, les interactions qui ne constituent pas d’abord des relations d’échange verbal doivent pouvoir se représenter en termes d’une telle relation verbale, même si c’est a posteriori. C’est la fonction essentielle d’une Cour de justice, où on donne aux gens impliqués dans une interaction l’occasion de s’expliquer, de poser des questions et d’argumenter sur leur conduite et leurs actes (y compris verbales). La première responsabilité du juge est de s’assurer que les conditions du discours ou de l’argumentation rationnelle (la logique, le respect de la vérité, de même que la liberté et l’égalité des parties en face de lui). Bien entendu, on peut lui demander de peser les arguments et dé trancher le débat, si les parties ne peuvent ou ne veulent pas le résoudre eux-mêmes.
La condition de « liberté » et d’ »égalité » implique que vous devez au minimum différentier es parties à une relation. En latin, le mot qui désigne la relation d’échange verbal est un terme juridique traditionnel, jus, qui vient du mot « jurare » (= parler solennellement, sérieusement). Jus (dans ce sens-le mot n’a pas de pluriel) est le format général de la relation d’échange verbal, et ius (pluriel jura) est le produit ou la résolution des argumentations présentées verbalement. La justice est le respect pour le jus, ou la mise en oeuvre des moyens, ou des méthodes, qui peuvent effectivement servir à maintenir ou à rétablir le ius. À la lumière de ce qui précède, la justice consiste dans le respect du Droit, de l’ordre des personnes humaines, ou dans la mise en oeuvre des moyens et méthodes nécessaires pour préserver ou restaurer ce Droit.
En conséquence, une action est juste si et seulement si elle est compatible avec l’ordre des personnes fondé sur l’échange verbal ou jus.
Une injustice est une chose qui n’est pas juste, c’est quelque chose qui va à l’encontre des conditions de cette relation verbale. L’injustice la plus sérieuse se commet lorsqu’on abandonne le cadre de la parole, par exemple lorsqu’on confond une personne avec une chose ? et donc une non-personne, et la traite comme un objet. Par conséquent, conserver cette distinction claire entre une personne et une non-personne est une exigence fondamentale de la justice.
Une seconde injustice a lieu lorsque l’on fait une confusion entre deux personnes, ou entre leurs actes, ou entre leurs paroles, ou entre leurs propriétés. Alors, c’est faussement qu’on attribue l’éloge et le blâme, ainsi que la récompense et la punition. Cette notion de l’ordre et du désordre ? c’est-à-dire des choses qui demeurent à leur place et de celles que l’on confond entre elles) est la dimension de base où vous pouvez situer les théories et les philosophies du Droit.
Patrick Simon parle de Friedrich A. Hayek comme du sauveur du Droit naturel. Je pense que c’est au mieux une exagération. La raison pour laquelle je critique si souvent Hayek est qu’il reste dans le flou quant au centre de sa pensée. C’est pourquoi je préfère Randy Barnett, Murray Rothbard et les autres libertariens américains.
Avec ces derniers, le problème que j’ai est qu’ils semblent penser comme des citoyens d’un État, c’est-à-dire en termes de politique plutôt qu’en termes de jurisprudence. On dirait qu’ils préfèrent écrire des codes plutôt que réfléchir au genre de maximes qui guideraient un juge dans un monde de personnes libres et égales. Il reste qu’ils sont plus proches de ma conception du Droit comme ordre des personnes que de la conception hayékienne du Droit comme un ordre de dispositions comportementales assimilées de façon subconsciente. Par conséquent, je me sens beaucoup plus à l’aise avec leur conception de la justice qu’avec l’idée de Hayek suivant laquelle la justice serait le respect pour des choses que nous ne comprenons pas tout à fait et que des juges nommés par l’État ? et, à l’occasion, les législateurs ? vont « découvrir » pour notre compte lorsque nous (ou eux ?) en ressentirons(t) le besoin.
Patrick Simon
J’approuve tout à fait ce que vous dites lorsque vous analysez la pensée de Hayek comme étant « unclear »; je crois que c’est justement ce qui est intéressant chez cet auteur, car la vie elle-même est peu claire, et je citerai à ce propos cette réflexion de Paul Claudel qui fait dire à l’un de ses personnages dans « le Soulier de satin »:
« c’est ce que vous ne comprenez pas qui et le plus intéressant, ce que vous ne trouvez pas drôle qui est le plus drôle.»
Claudel avance une série de paradoxes pour dire que les choses ne sont pas toujours claires, et qu’on avance en tâtonnant et rarement de manière rationnelle.
Mais si je me sens assez proche de ce que vous avez dit, il reste néanmoins un point sur lequel il existe une nuance: vous opposez en effet la raison à la force, et la parole au commandement. Or, il arrive que la raison se déplace du côté de la force, et il arrive aussi que le droit ne s’occupe pas que de paroles, de dialogue et d’échanges, mais aussi de solutions pratiques à des problèmes. Dans une approche plus prosaïque, j’ai tendance à penser que les règles de droit, qu’Hayek appelle règles de juste conduite, ne cherchent pas simplement à régler des problèmes de communication entre les gens, mais aussi à régler des problèmes pour trouver le juste.
Ceci dit, il est certain qu’il existe une différence fondamentale entre les règles de droit imposées, règles impératives arrêtées par le législateur et auxquelles on ne peut pas déroger, et les règles choisies.
Je définis le droit naturel par cette distinction entre droit choisi et droit subi. Il y a une autre distinction à faire, qui est que le droit naturel est un processus de découverte de quelque chose qui existait déjà, et non pas un processus de création humaine. Et c’est peut-être là que nous divergeons: quand vous opposez la raison toute puissante à la force, également toute puissante, j’ai quant à moi tendance à penser que la raison, lorsqu’elle est trop puissante, peut faire faire beaucoup d’erreurs. Le droit naturel apprend aux hommes une certaine modestie parce que ce qu’ils trouvent relève non d’un processus de création mais simplement de découverte. Hayek disait dans « Droit, législation et liberté » que les hommes expriment par des règles des choses qui leur sont déjà connues.
Prenons un exemple concret: la règle édictée par l’article 1382 du Code civil français (« tout fait quelconque de l’homme oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ») découvre quelque chose qui existait avant qu’elle ne soit édictée en ce sens que si elle n’avait pas été écrite (et il est des pays où n’existe nulle trace d’un tel écrit), le résultat serait le même ; il n’est donc pas nécessaire qu’elle soit couchée par écrit, mais qu’elle le soit n’est pas nuisible.
Les choses commencent à devenir vicieuses lorsqu’un écrit devient nécessaire pour engendrer un certain comportement; là est le début de la furie législative ou de ce que j’appelle la « législationite » qui aboutit à ce que, voulant absolument que les êtres humains se comportent d’une certaine façon, on les traite alors comme des objets.
Ce qui caractérise donc le droit naturel est la dimension de choix, et cette dimension permet de distinguer l’espèce humaine des espèces animales. Le philosophe Bergson dit « là où le système nerveux est rudimentaire, automatisme et choix se fondent ensemble.» Le système nerveux des êtres humains n’étant pas rudimentaire, automatisme et choix ne se fondent pas ensemble, et c’est pourquoi la législation a un effet néfaste : elle nuit à l’expérimentation que nous permet la comparaison de diverses règles de droit. C’est en effet par comparaison des différentes règles adoptées par différentes personnes que nous progressons; les règles de droit, si elles sont rationnelles, ne sont pas toujours trouvées par rationalité, et c’est en procédant par essais et en faisant des erreur que nous trouvons des solutions meilleures.
Par exemple : aurait-on « découvert » le contrat d’assurance si la prohibition du prêt à intérêts avait été maintenue? Prenons un autre exemple et comparons l’hypothèque française au « mortgage » anglais : dans le droit anglais, celui qui a l’hypothèque sur un bien a le droit, si le débiteur est défaillant, de prendre possession du bien (c’est ce que les Anglais appellent le « possessory act ») et de le gérer ; dans notre système d’hypothèque français, il existe simplement un droit de priorité. Quand le rideau de fer est tombé, les pays de l’ex-bloc communiste ont, pour financer leurs navires, tous adopté le système hypothécaire anglais (à travers les droits chypriote ou maltais) alors que leurs cultures ne les poussaient pas a priori vers le droit anglo-saxon, mais ceci en raison de l’existence d’un droit possessoire. Ou encore, Christophe Colomb aurait-il découvert l’Amérique s’il y avait eu des règles de responsabilité illimitée ? Les société à responsabilité limitée sont apparues au XVIe siècle, les contrats d’assurance (et d’assurance maritime notamment) également, et c’est à cette époque justement qu’on est allé en Amérique ; la prohibition sur le prêt à intérêt a cessé, et ce au moment où est apparu le besoin de construire des ponts, des bateaux, de monter des expéditions: l’apparition d’énormes besoins en argent a poussé les hommes à se demander s’il était opportun de conserver la prohibition du prêt à intérêt et s’il ne valait pas mieux rémunérer l’argent.
Ce qui est intéressant donc dans le droit, c’est l’expérimentation, la comparaison, la possibilité de faire autre chose car c’est cela qui nous fait progresser.
Le droit naturel a cette vertu qu’il nous permet, parce qu’il n’y a ni contrainte, ni obligation, ni commandement, d’améliorer notre connaissance et donc de progresser; l’aventure humaine consiste à découvrir et à progresser, et pour cela on n’a pas forcément besoin d’un écrit.
On oppose les positivistes aux jusnaturalistes parce qu’on dit que pour les positivistes, le droit émane de l’autorité (cf. Hobbes : auctoritas facit legem, c’est l’autorité qui fait la loi). Pour les adeptes du droit naturel, ce qui fait la loi, c’est la justice (le juste détermine le légal, et si le légal s’éloigne du juste, on assiste à des dérives et des catastrophes telles que celles que l’on a connues lors de la Seconde guerre mondiale). Penser que le droit vient de l’autorité (donc qu’il vient de l’écrit adopté par une majorité, un parlement ou un pouvoir politique quelconque) est une forme d’athéisme de la justice puisque cela revient à dire que le droit peut recevoir n’importe quel contenu. Au contraire, ceux qui croient en la justice n’ont pas forcément besoin d’une matérialisation, et la preuve en est que si l’article 1382 n’existait pas, la règle, elle, existerait quand même.
Henri Lepage
Ce qui me préoccupe, c’est d’envisager le droit naturel sous des angles différents, et ce qui m’intéresse donc, c’est de comprendre comment les deux conceptions s’articulent, quels usage et intérêt on peut tirer de chacun.
Deux remarques :
? la définition de Patrick Simon du juste et de l’injuste (comprenant entre autres ce processus de découverte) permet de visualiser plus facilement le concept de justice;
? les économistes auxquels M. Simon a fait référence (et Randy Barnett) démarrent dans un domaine de réflexion de philosophie du droit et dérivent très rapidement sur la question de savoir quel est le meilleur droit possible. Ne peut-on pas le leur reprocher?
Frank van Dun
J’espère qu’on comprendra que ce dont je parlais est la relation verbale. Je ne vois pas la raison comme une force abstraite (comme dans la Raison-avec-un-grand- »R » des rationalistes du XVIII° siècle ou même la Raison, cet agent moral mythique où les Français, à un moment, voyaient une amélioration par rapport à Dieu). J’entends la raison telle qu’elle est mise en oeuvre dans le discours rationnel. Nous sommes en train de raisonner en ce moment même, et c’est dans le cadre d’un échange entre les personnes que l’on développe des arguments et les met à l’épreuve.
Aucun des produits de l’argumentation n’a d’autorité définitive,aucun n’est à l’abri de remises en cause ultérieures. Il est tout aussi faux d’opposer « avancer en tâtonnant » à « avancer de manière rationnelle » que d’opposer le discours rationnel à « l’expérimentation, la comparaison, la possibilité de faire autre chose ». Ce que nous autres humains faisons de manière classique est de progresser par des arguments hypothétiques, et de faire des expériences et des comparaisons que nous comparons, tout cela fondé sur des argumentations qui nous paraissent alors éminemment raisonnables.
Mon objection à Hayek et autres auteurs qui pensent comme lui est que leur approche du Droit traite d’évolution et de croissance comme si ce à quoi nous avons affaire était une espèce d’entité autonome. La théorie hayékienne de l’évolution, dans son obscurité, ressemble à ce genre de documentaires que vous trouvez sur Discovery Channel, avec, à la place de populations d’insectes, des systèmes de règles qui évoluent, qui soit se développent, soit s’étiolent, ou se succèdent les uns aux autres. Ce n’est pas comme cela que je conçois le Droit.
Comme je l’ai dit plus haut, le discours rationnel (la discussion et l’argumentation) est le noyau dur du droit : les conditions préalables de la relation verbales définissent l’ordre interactif au sein duquel les parties peuvent trouver des solutions justes (jura) à leurs désaccords et conflits. Les règles à la Hayek, je ne les considère pas comme du « droit » mais seulement comme des données de fait qui sont, ou qui ne sont pas éventuellement pertinentes pour arriver à une solution juste.
Les juristes, bien entendu, sont toujours pris dans des discussions les uns avec les autres, mais ils argumentent malheureusement dans le cadre d’un contexte institutionnel particulier, bardé de monopoles, e groupes privilégiés, et de doctrines imposées : celui-ci impose des règles autoritaires sur ce que l’on peut dire et de quels types d’arguments on peut se servir.
En revanche, dans une discussion ouverte, des points de vue se développent (et certainement pas comme un processus autonome de la discussion), simplement parce qu’on passe son temps à évaluer les arguments pour et les arguments contre.
La notion hayékienne de l’évolution du Droit, à savoir l’évolution de systèmes de règles, ne fournit aucun critère ? pas même en théorie, à un niveau purement intellectuel ? contre une évolution perverse des opinions dominantes. L’idéologie des puissants l’emporte toujours. Ainsi, le « Droit » reste-t-il étroitement collé à l’opinion et à l’idéologie sociales. Cependant, cette opinion et cette idéologie, et le système hayékien de règles par lesquelles celles-ci forment la conduite habituelle, il n’y a rien pour les guider vers la justice ou respect du Droit naturel des personnes humaines. Je considère la théorie hayékienne du Droit comme une espèce de positivisme ? raffinée et informée par une saine compréhension de l’économie, mais en aucune manière fondée sur le présuppposé caractéristique de la tradition de Droit naturel, à savoir que le Droit est un ordre objectif fondé sur la nature des choses, et non un ordre de conventions fondé sur la « volonté » dominante ou régnante de la société.
Une autre idée à laquelle je ne souscris aucunement est la notion de législation comme source de droit, que celle-ci prenne la forme d’une législation politique, ou d’un Droit « fait par le juge », dans un système judiciaire officiel qui a des pouvoirs de monopole et autres privilèges exclusifs. Le Droit et la législation ne rivalisent pas sur le même terrain : ils jouent suivant des règles différentes. Cela, on ne le voit pas à cause de la confusion qui règne sur les termes « social » et « société », et de l’opposition entre « l’État » et « la société ». Même si, en Belgique, il est possible de distinguer le secteur public du secteur privé, la société belge est coextensive avec l’État belge, en fait elle s’identifie avec lui. Imaginez qu’il n’y ait plus d’État belge, et ce qui vous reste n’est pas « la société belge ». Ce que vous avez n’est plus une société du tout, mais la coexistence et l’interaction non organisées (quoique pas nécessairement désordonnées) entre des individus et des sociétés (dont beaucoup d’autres se recoupent dans leurs effectifs) au sein d’une certaine zone géographique.
Une société, qu’il s’agisse d’un club, d’une compagnie, ou d’un État, est une organisation. Elle a ses propres règles et politiques internes, et des organes plus ou moins spécialisés pour faire, pour modifier, pour mettre en oeuvre ces règles et ces politiques. Une société implique une hiérarchie de positions sociales, avec un « système de gouvernement » particulier, y compris la législation et des procédures de gestion. À l’évidence, les structures et techniques de gestion et de législation varient d’une société à l’autre. La hiérarchie, la législation et la mise en oeuvre de politiques sont essentielles aux sociétés.
Par contraste, le Droit (comme dans « Droit naturel ») ne s’applique pas à ces sociétés fermées, sauf pour la question de savoir si c’est volontairement ou non qu’on en est membre, et si les actes entrepris par les sociétés en question sont ou non conformes à la justice. La question de Droit pur met en jeu deux personnes qui n’appartiennent pas à la même organisation, ou qui ont entre eux des rapports qui ne concernent pas l’organisation à laquelle ils appartiennent. Il n’y a pas de hiérarchie entre eux, pas de règles juridiques ou coutumières qui définit leurs situations respectives ; il y a seulement le fait que l’une et l’autre sont des personnes libres et égales, naturellement douées de raison.
Par conséquent le Droit naturel concerne au moins deux personnes naturelles, indépendamment de leurs situations sociales, affiliations pouvoirs, et étiquettes respectives dans quelque organisation que ce soit. Elle ne met pas en scène « le Directeur » contre « le Secrétaire », le « PDG » contre le « gestionnaire financier », ou un « membre » face à un autre « membre » ? ce sont là des positions au sein d’une organisation. Qu’elles soient le produit de la législation, de la jurisprudence ou de la coutume, les règles sociales d’une société particulière définissent les compétences des différentes positions, fonctions et rôles dans cette société. De même, les règles des échecs définissent la position, fonction et rôle du roi, de la reine, du fou, de la tour ou du pion. Les règles des échecs peuvent illustrer le concept d’un système juridique, mais elles n’ont rien à voir avec le Droit naturel des personnes humaines.
Les règles sociales, qu’elles soient « imposées » ou « choisies » (pour emprunter les termes de Patrick Simon) s’occupent de l’organisation de la société et de l’exécution efficace de ses politiques et opérations. Elles appartiennent au domaine de l’ingéniérie sociale. Elles n’ont rien à voir avec le Droit ou la justice naturelles, à moins qu’on n’adopte une conception relativiste de la justice, dépendante de la société, comme la conformité à « ce qui se fait d’habitude ici, dans cette société ». Il me paraît évident à moi que Hayek, en dépit de ses déclarations en faveur de la « grande société », ne s’élève pas au-delà de ce relativisme social.
Les derniers juristes de Rome, avec leur distinction entre jus civile (l’ordre d’une société fermée) et jus gentium (le Droit des personnes indépendamment de leur origine sociale ou culturelle), laissaient au moins une ouverture conceptuelle pour une définition de la justice qui n’était pas liée aux coutumes ni aux opinions d’une autorité sociale installée.
Ce qui me conduit à mon dernier commentaire sur la réponse de Patrick Simon, concernant sa remarque sur la responsabilité et comment Christophe Colomb n’aurait pas découvert l’Amérique (en 1492) si la règle de responsabilité limitée n’avait pas existé (laquelle, à l’en croire, n’aurait été instituée que cinquante ans plus tard). Ne tenons pas compte du fait que les dirigeants et les États s’étaient toujours accordés à eux-mêmes une limite de responsabilité et, jusqu’à un XIX° siècle bien avancé, n’avaient étendu ce privilège qu’à des sociétés commerciales semi-militarisées et autres organisations travaillant « au service de l’État ou de la couronne » (quoique d’autres organisations plus ou moins politiques et religieuses, telles que les Cités, les Ordres religieux, les Universités, aient déjà eu une responsabilité limitée au moyen-âge). Envisageons le principe des sociétés commerciales à responsabilité limitée.
J’ai récemment fait à Londres un discours [1] où j’argumentais pour le rejet des sociétés à responsabilité limitée, la raison étant que je ne peux pas leur trouver de justification en Droit naturel. Si vous organisez une société (commerciale), alors bien sûr vous allez restreindre la responsabilité de toutes sortes de manières pour tous ses membres ou la plupart d’entre eux, rendant « la société » elle-même responsable pour bon nombre d’actes avec leurs conséquences : c’est votre prérogative en tant qu’organisateur. En revanche, si nous traitons de deux personnes en-dehors du contexte d’une organisation, nul ne peut avoir le Droit de faire en sorte qu’une personne puisse limiter unilatéralement sa responsabilité vis-à-vis d’une autre, ni la possibilité de le justifier.
On affirme souvent que, si vous choisissez de limiter votre responsabilité, les gens qui ont affaire avec vous sauront que vous l’avez fait, et qu’en entrant volontairement en relation avec vous ils auront accepté les risques que cela implique pour eux. Cet argument n’a pas de sens parce que, si on acceptait qu’une personne puisse limiter, voire annuler unilatéralement sa responsabilité, alors tout le monde aurait intérêt à agir de même. Cela conduirait à un monde sans responsabilité, un monde complètement dépourvu de Droit. De sorte que l’idée de la responsabilité limitée comme Droit naturel, compatible avec le Droit naturel, est pour moi absolument impossible.
Soit dit en passant, ce n’est pas au nom du Droit naturel que l’on avait justifié l’interdiction du prêt à intérêt. On la justifiait, si on le faisait seulement, par égard pour l’analyse primitive qu’Aristote faisait de la production, de l’argent et du commerce. En outre, on le contournait facilement par des allusions au fait que les prêts sont typiquement des accords contractuels (jura), que l’on doit accepter comme valides à moins de circonstances particulières (fraude, menaces, défaut de liberté, ou exploitation grossière de la relation sociale entre un débiteur et un créancier).
Quant au développement de Maître Simon sur l’art. 1382 du Code Civil, je devrais dire, en plaisantant à peine, que cette règle désormais n’existe plus que comme une exception à la règle générale de « responsabilité objective », c’est-à-dire la responsabilité déterminée par la définition légale des « catégories » ? les « forts » contre les « faibles », la « majorité » contre la « minorité », le « pauvre » contre le « riche », l’ »automobiliste » contre le « cycliste » ou le piéton », etc.. La raison de ma remarque est, bien sûr, que cette « responsabilité objective » peut aujourd’hui bien davantage se réclamer de l’ »adaptation » hayékienne à l’ »ordre établi » que l’ancienne responsabilité fondée sur la faute. Du point de vue de ma conception du droit naturel, fondée sur le discours, la « responsabilité objective » n’aurait aucune chance dans une procédure où les gens seraient confrontés en tant que personnes libres et égales. En revanche, l’opinion socialement dominante, source infiniment variable du « Droit » hayékien ne tient aucun compte de cette manière-là de rechercher le juste. La conformité à l’opinion dominante, oui ; la Justice, qui s’en soucie ?
Drieu Godefridi
Il ne faudrait pas oublier que Hayek a développé sa conception du droit naturel en raison de faiblesses des conceptions classiques qui ont été dénoncées par un certain nombre de penseurs (notamment positivistes, ce qui n’exclut pas qu’ils aient pu dire des choses pertinentes), et ces objections à la conception qui nourrit encore je pense celle à laquelle vous adhérez n’ont à mon sens encore jamais été réfutées. Les objections qu’on peut donc faire par rapport à votre conception du droit naturel me semblent celles que l’on a faites de toute éternité. Par exemple, si on veut lire dans l’homme la source du droit, on sélectionne un ensemble de faits qui est nécessairement arbitraire puisque l’homme et son environnement forment un ensemble de faits potentiellement infinis; quand on part de cet ensemble de faits pour en dériver le droit, on transgresse l’interdit humien qui consiste à ne pas passer de l’être au devoir-être : ce n’est pas parce qu’il existe un certain nombre de caractéristiques x ou y dans l’homme ou dans la définition qu’on peut en donner qu’on peut en déduire du droit. Trois, votre démarche, comme celle de Hans-Hermann Hoppe, mobilise la structure de raisonnement de l’éthique de l’argumentation de Karl-Otto Apel et Jürgen Habermas. Seulement vous constatez qu’à l’arrivée, votre liste de droits naturels n’est que très partiellement comparable à celles des autres penseurs jusnaturalistes qui adoptent le même démarche, et qu’il en va ainsi de toutes les listes de droits naturels établies a priori.
Une autre remarque : les deux grands systèmes juridiques occidentaux qui ont consacré le principe de la liberté, la Common Law et le Droit romain, n’ont pas été dérivés de principes premiers, mais patiemment élaborés par des générations de juristes et de juges au départ de problèmes concrets et des solutions précédentes. Je pense que cela valide la conception de Hayek.
Patrick Simon
Vous avez parlé de ce que vous appelez « ordre des personnes naturelles », seulement cet ordre n’en est pas véritablement un puisque ce n’est pas cet ordre qui peut dire si l’exception d’inexécution doit s’appliquer ou non. Je veux dire par là que le droit naturel n’a pas de solution préprogrammée, contrairement à la législation. C’est là la grande différence entre la législation, qui tranche entre un bien et un mal et établit pour ce faire une règle impérative, et le droit naturel (de même que le droit romain et la Common Law) qui, confronté au réel, s’aperçoit qu’il n’a pas à trancher entre un bien et un mal mais plutôt entre un bien et un autre bien.
Prenons l’exemple de l’affaire maritime du Hill Harmony, ce navire qui devait transporter pour le compte de Kawasaki une cargaison d’Amérique du Nord au Japon. Il existe deux routes pour relier les deux points, l’une, plus courte, passant par le Pôle nord (la Great Circle Line) et l’autre par le sud (la Rhumb Line). Le capitaine avait lors de son précédent voyage par la première route essuyé une forte tempête ayant entraîné force dégâts, et refusa, au nom de la clause 8 (« le capitaine est le maître de la sécurité de la navigation »), de prendre cette route. L’affréteur quant à lui invoqua la clause 21 (« le capitaine est sous les ordres de l’affréteur pour l’utilisation du navire ») pour l’y obliger. On avait là un conflit cornélien entre deux clauses, c’est-à-dire qu’il a fallu choisir entre deux solutions qui se justifiaient, et en en choisissant une on sacrifiait l’autre. Le droit naturel ne tranche pas entre deux clauses, mais met simplement en place des processus qui permettent à des juges d’interpréter en toute liberté pour déterminer laquelle des deux clauses doit s’appliquer. En rendant leurs jugements, la Chambre des Lords et les différentes juridictions britanniques ont essayé d’aller au fond des choses : la Chambre des lords a jugé qu’il fallait faire une distinction entre la navigation et l’utilisation (« employment ») du navire. Dès lors qu’il y a danger et mise en cause de la sécurité, le capitaine a son mot à dire, mais s’il n’existe pas de menace (et la tempête avait cessé), c’est la première clause qui prévaut. Kawasaki pouvait dès lors obliger le navire à emprunter la route la plus courte.
Tout cela pour parvenir la conclusion qu’il faut pratiquer l’art de la distinction. Même si c’est jugé un peu hypocrite et peu glorieux, c’est en cela que consiste le droit; il faut essayer de comprendre le droit de façon modeste, même si c’est difficile et peu glorifiant pour les praticiens.
Frank van Dun
Permettez-moi de répondre brièvement à Henri Lepage, Drieu Godefridi et Patrick Simon.
Henri Lepage affirme que la définition de Patrick Simon de la justice et de l’injustice, qui se réfère à la notion hayékienne d’un « processus de découverte », permet de « visualiser » plus facilement le concept de justice. Cependant, si ce n’est pas le cas, comment pouvons-nous décider s’ils sont justes ou injustes ? En outre, la critique rationnelle a lieu lorsqu’il existe une relation d’échange verbal entre des personnes libres et égales. À moins qu’il n’ait été contraint par les exigences de la justice (les parties en cause ayant la possibilité de présenter leurs arguments librement et équitablement), on ne peut pas décider si le produit de ce processus de découverte est juste ou injuste à partir du seul critère d’avoir été « découvert » et non « fabriqué ». Remarquez que Hayek n’a pratiquement rien dit de la question du monopole contre la concurrence dans l’organisation des systèmes judiciaires, et pas grand-chose non plus sur le risque d’ »activisme judiciaire » (l’exercice par les juges du pouvoir d’imposer une loi grâce à un système judiciaire monopolisé) ? d’où ma remarque sur son relativisme social, en fait son positivisme.
[Réflexion a posteriori : peu de gens semblent se rendre compte à quel point Hayek, pour formuler sa théorie du Droit, a dépendu de l'analogie avec la "découverte" des prix d'ajustement du marché et des méthodes d'organisation optimales suivant les circonstances.
Malheureusement, il ne semble pas avoir remarqué les différences entre un marché, lequel présuppose la "liberté et l'égalité dans l'argumentation justificatrice" et une société où des groupes divers emploient tous les moyens à leur disposition, y compris le pouvoir législatif et réglementaire, pour former les opinions, les pratiques et les règles dominantes. Il n'a pas remarqué la différence entre une procédure de découverte des règles de juste conduite et une procédure pour découvrir les règles sociales qui sont efficaces du point de vue de ceux qui exercent la prépondérance de l'influence et du pouvoir dans la société. Il n'y a que ceux qui confondent la justice et l'efficacité sociale qui puissent rester aveugles à la confusion conceptuelle qui se cache derrière la tentative alambiquée de Hayek pour justifier son libéralisme classique par une théorie de l'évolution sociale.]
La remarque de Drieu Godefridi sur la faiblesse de certaines théories du Droit naturel, est purement livresque. Elle se réfère à des théories qui mélangent des arguments assis sur le droit naturel, la coutume, l’autorité et la religion pour en tirer un code de juste conduite (un code éthique) pour la multitude des hommes (par exemple, la théorie de Thomas d’Aquin). Autrement, elle se réfère à des théories qui tentent de déduire les prescriptions légales d’une société idéale à partir de la nature de l’homme et de la société (par exemple, les théories de « Droit naturel » du XVIII° siècle).
Ma théorie à moi n’est pas sujette à de telles faiblesses. Drieu Godefridi fait-il allusion au fait que ma définition du Droit n’inclut pas l’organisation des moyens et des méthodes pour le faire respecter ? En effet, elle ne le fait pas ; cependant, il est impératif de distinguer le Droit et la police du Droit. En revanche, ma définition du Droit fournit bel et bien une méthode pour s’assurer si un système particulier de mise en oeuvre du Droit est juste ou s’il ne l’est pas : une discussion libre et égale entre celui qui est chargé de le faire respecter et son client, son sujet, ou sa victime.
La deuxième remarque de Drieu Godefridi, sur ma « sélection » prétendument arbitraire des caractéristiques de l’homme qui sont pertinentes, passe complètement à côté de la question.
Dans toute discussion ou argumentation, les traits caractéristiques qui sont uniques en ce qu’on ne saurait les nier est que ceux qui parlent sont des entités naturelles indépendantes, l’une et l’autres capables de parler, de poser des questions et d’y répondre, d’accepter ou de rejeter les arguments les uns des autres.
Et la condition unique qui est nécessaire pour qu’il y ait seulement une discussion, est que ceux qui discutent reconnaissent que les autres sont libres et sont leurs égaux. Ce ne sont pas là des hypothèses arbitrairement choisies ; et il n’en entre aucune autre dans ma définition du Droit comme l’ordre des personnes naturelles. Quiconque voudrait, dans une discussion, prétendre que ni lui-même ni son adversaire n’est une personne naturelle, ou que deux personnes pourraient avoir une discussion rationnelle lorsqu’au moins l’une des deux considère l’autre (ou lui-même) comme incapable d’une argumentation rationnelle, qu’il essaie seulement ! Il est certain de se ridiculiser, ou de donner la démonstration publique qu’il est bel et bien incapable d’argumenter rationnellement, et par conséquent en-dehors du droit des personnes (et oui, cela veut dire que les petits enfants sont en-dehors du Droit, et c’est pourquoi nous tenons leurs parents et ceux qui en ont la garde responsables de la conduite de leurs enfants, et pourquoi il faut d’autres personnes pour rendre leurs parents et ceux qui en ont la garde responsables de ce qu’ils font à leurs enfants.)
Peut-être Drieu Godefridi veut-il dire qu’il serait arbitraire de s’attacher à la capacité d’argumenter. Pourquoi pas celle de respirer, ou celle de ressentir la douleur ? Je lui laisse le soin de mettre sur pied un système de Droit qui partirait du principe selon lequel les juges, les avocats, les parties aux procès seraient capables de respirer, de sentir la douleur, tout ce que qu’on veut… sauf dire ce qu’ils ont dans la tête.
La réponse à la troisième remarque de Drieu Godefridi découle de ce que je viens de dire : le problème de l’ »éthique de l’argumentation » chez Habermas est ce que celle-ci ne repose pas sur des prémisses qu’on ne peut pas nier tout en argumentant ; elle introduit en fait une prémisse politique (normative) arbitraire, comme quoi une argumentation « non autoritaire » ne serait possible qu’entre des personnes de rang social équivalent et d’une richesse comparable. En d’autres termes, elle présuppose contre toute logique qu’une discussion authentique ne serait possible que dans une société égalitariste. Tu parles d’une manière de piper les dés !
En ce qui concerne la quatrième remarque de Drieu Godefridi, elle est à côté de la question. Ce système de Droit romain, avec son système compliqué de hiérarchie sociale et sa défense de l’esclavage est-ce qu’il consacrerait vraiment le principe de la liberté ? La Common Law, imposée par le Roi pour assurer une administration plus efficace de ses domaines, élaborée par un corps constitué de juges boucler un monopole de juridiction au service du Roi ou du Parlement, est-ce qu’elle a consacré le principe de la liberté ? Est-ce que l’histoire de la société romaine ou britannique est une histoire de la découverte de la justice, ou simplement de la manière d’imposer la « paix » de l’Empereur ou du Roi ?
Bien loin de valider la conception hayékienne du Droit, ces exemples montrent à quel point Hayek s’est appuyé sur la représentation nostalgique et faussée d’un passé mal compris.
Enfin, je ne peux pas faire mienne la distinction faite par Patrick Simon entre une législation qui serait quelque chose qui décide entre un « bien » et un « mal », et un Droit naturel qui déciderait entre un « bien » et un autre « bien ». D’un côté, la distinction de Droit naturel entre traiter une autre personne comme une autre personne et la traiter comme une chose ou comme un insecte ne correspond guère à la distinction entre un bien et un autre bien. De l’autre, la distinction législative entre conduire sur le côté droit ou le côté gauche de la route, ou entre permettre l’avortement et interdire l’abandon d’enfant, ne me frappe pas comme un choix entre un « bien » et un « mal ».
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[1] Frank van Dun, « Personal Freedom versus Corporate Liberties: A Libertarian Critique of Limited Liability », Libertarian Alliance, Philosophical notes no. 76, 2006, 20pp (ISBN 1 85637 706 7, or as pdf via http://www.libertarian.co.uk)
Les interventions de M. Frank van Dun ont été traduites de l’anglais par M. François Guillaumat, que nous remercions.
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Quelques liens pour approfondir le débat
- Article sur Patrick Simon dans Liberpédia ou Wikiberal
- Page personnelle de Frank van Dun
- Article de Wikibéral sur le Droit naturel
- L’éthique de la liberté de Murray Rothbard
- Échange entre Henri Lepage et Drieu Godefridi à propos de l’Utopie libertarienne
- Textes de Ayn Rand et sur Ayn Rand sur Catallaxia
- Traductions françaises de Hans-Hermann Hoppe
- « Hayek démocrate-social » par Hans-Hermann Hoppe
- « Abus de position dominante » par François Guillaumat
- « Le vol de concepts« , par Nathaniel Branden
- « De la théorie économique du laissez-faire à la politique du libéralisme« , par Hans-Herman Hoppe (.pdf)
- « Libéralisme économique« , par François Guillaumat
- « The Contradiction in Anarchism« , by Robert James Bidinotto
- The Anarcho-Libertarian Utopia – A Critique par Drieu Godefridi
- « Locke, natural law and government«
- David Hume, The is-ought problem
- Debunking Popper: A Critique of Karl Popper’s Critical Rationalism, by Nicholas Dykes