L’impression générale de l’époque est celle d’un reflux, voire d’un coucher de soleil, sur une plage qui fut autrefois animée. Il semble que ce qui a constitué l’Europe, et la civilisation de l’Europe, amorce une marche arrière qui s’apparente parfois à un renoncement. C’est cet âge du renoncement que Chantal Delsol tente de mettre en avant dans son dernier essai, un renoncement qui est d’abord le fait du recul de la religion chrétienne.
« La religion, qui a irrigué la culture occidentale pendant deux mille ans, perd son influence sur tous les plans. La chrétienté ne se retire pas seule, mais avec elle ses fruits sécularisés, qui constituaient une architecture signifiante. »
Avec le rejet de la culture chrétienne -culture présente en Europe depuis plus de 2500 ans, qui débute chez les Grecs et les Hébreux pour se poursuivre à Rome et en Europe- ce n’est pas seulement une religion qui est rejetée, ce sont également tous ses fruits : la recherche de la vérité, la foi dans la raison et dans le progrès, la démocratie, le développement économique. Autant de fruits qui sont tellement ancrés dans notre civilisation que nous ne voyons plus quel arbre les porte. Et ce que montre l’auteur c’est que ce rejet d’une culture bimillénaire n’aboutit pas au nihilisme ou au néant mais au retour des sagesses anciennes.
Ce rejet ne produit pas une fuite en avant mais une marche arrière vers un état de fait pré-chrétien. Le vrai s’en va et l’utile prend sa place. La raison se brouille et les mythes fleurissent. Le temps n’est plus tourné vers le futur mais redevient cyclique. La personne n’est plus axée vers les autres et vers la société mais vers son propre bien, vers la satisfaction de ses besoins, ce qui rend impossible toute vie sociale et politique. C’est comme si le christianisme n’avait été, à l’échelle du monde et du temps, qu’une vaste parenthèse qui aujourd’hui se referme, emportant avec elle les édifices glorieux de son génie.
« Au regard du temps c’est le monothéisme, la croyance en une vérité transcendante, qui apparaît comme une exception. » (p. 45)
Les raisons de ce reflux sont notamment les excès de ses bienfaits. La recherche de la vérité a pu aboutir au fanatisme, le patriotisme s’abîmer dans le nationalisme, la souveraineté dans le repliement, et la démocratie dans l’anarchie. L’homme a préféré se défaire de ces méfaits plutôt que d’essayer de corriger les défauts.
La fin du christianisme ouvre la voie au panthéisme. Le panthéisme dilue l’homme car il refuse les hiérarchies, il exalte l’individualité, ce qui conduit, paradoxalement, à la destruction de l’individu, qui se trouve fondu dans le grand tout. Quand on égalise tout alors on ne comprend plus qu’il y ait des distinctions, des différences. La passion égalitaire produit une dissolution de la morale avec celle de la hiérarchie : si tout est égal il ne peut plus y avoir de vérité ; c’est le signe du relativisme.
Exclusion du vrai, recherche de l’utile
La vérité, passion dominante de l’homme grec puis de l’homme chrétien, s’efface du paysage intellectuel, gommée par la crainte de l’absolu et sa quête d’exigence. Par peur du fanatisme ou de l’intégrisme, qui sont autant de déviance de la vérité, l’homme d’aujourd’hui ne veut plus s’y confronter. Il y préfère alors l’utile, c’est-à-dire ce qui satisfait ses besoins primaires et matériels, sans se soucier de savoir si cela est moral ou si cela est juste.
« Au cours de ces derniers cinq cents ans, on voit la vérité, qui auparavant fondait la morale, instrumentalisée pour la maintenir, puis s’effaçant sous elle, et enfin devenue le fantôme évanoui de ce qu’elle a servi à perpétuer. Disparue en tant que telle la vérité demeure en l’état de sédiment. (. . .) Depuis la Renaissance s’établit peu à peu la souveraineté de l’utile. La religion se justifie de plus en plus par son profit moral. La morale est utile à la société. Le bien se définit par l’utile. L’utile désigne un « moyen » -il est l’outil. On l’emploi, on s’en sert, on en tire profit ou avantage. Tandis qu’une vérité est une réalité que l’on contemple, et dont la question n’est pas de savoir si l’on peut en tirer bénéfice. Le passage de la souveraineté du vrai à celle de l’utile répond à la transition de la royauté de Dieu à celle de l’homme. » (p. 61)
La religion est alors réduite à un rôle utilitaire de contrôle social, d’édification morale et civique. On ne voit plus la transcendance humaine, le don de Dieu à l’homme, mais l’utilité sociale. Les fruits seuls et non plus la source des fruits. La religion sert la civilisation parce que la religion fonde une morale, et cette morale permet à la civilisation de se maintenir. « Pour Machiavel, la croyance religieuse est ravalée au rang de moyen politique. » (p. 63).
Les guerres de religion du XVIe siècle ont fait beaucoup de mal au christianisme car elles ont fait croire que la religion était source de violence. Le combat pour la vérité fait désormais peur, les hommes ne veulent plus lutter pour la vérité, ils préfèrent lutter pour leur bien être quotidien. D’une manière générale le combat pour les grandes causes n’existe plus, n’attire plus. On se bat pour soi-même, pour ses bienfaits personnels, et non plus pour des causes externes. Après les ravages des guerres mondiales, les ravages des idéologies totalitaires, le combat pour la transcendance fait peur et inquiète. L’âge du renoncement est aussi l’âge de la peur.
« Quand elle était fondée sur la transcendance, la vérité pouvait engendrer toutes sortes d’abus et d’excès, mais elle pouvait aussi revenir ensuite à ses fondements sacrés pour réaffirmer qu’elle tenait sur une adhésion personnelle, laquelle ne se commande pas. En revanche, la vérité moderne, fondée sur la Raison et donc irréfutable d’évidence, légitimait la contrainte par cette évidence même, ne laissant en dehors d’elle que des criminels ou des fous. Elle n’a pas survécu à cette contradiction monstrueuse entre le dogme et la morale : on ne peut légitimer la déshumanisation au nom de ce que l’on considère comme la réalité. » (p. 71)
« Qu’est ce qui est vrai ? » est une question que l’homme ne se pose plus.
« Nos préférences sont déterminées par la question du « comment bien vivre ? » et ne s’intéressent guère à la question : « Qu’est-ce qui est vrai ? » Nos sociétés par leurs choix collectifs sont déjà insérées dans un idéal de sagesse plus que de foi au sens large. » (p. 79)
Et plus loin l’auteur de poursuivre :
« L’évolution qui conduit de la vérité à l’utilité marque le passage d’une attitude à une autre, et l’apparition d’un nouveau rapport au monde. La vérité est une réalité qui s’impose de l’extérieur et pour ainsi dire contraint l’homme à tenir compte de son existence, au moins à partir du moment où il croit en elle. L’homme est forcément second, dès qu’une vérité existe, et quelle que soit sa teneur. Tandis que l’exigence d’utilité marque la centralité de l’homme, devenu la fin de toute action. Autrement dit, au moment même où l’homme, depuis Galilée, doute qu’il soit vraiment le roi du monde, ainsi que l’Ancien Testament le lui avait signifié, il se donne comme finalité suprême davantage que jamais auparavant. Il n’a jamais été si grand que depuis qu’il est devenu très petit. » (p. 80)
Ce renoncement de la vérité ne fait pas que modifier la morale, il transforme aussi la vie politique.
Démocratie et consensus
Les querelles qui secouent nos sociétés ne portent plus sur des questions théologiques –qui supposent une vérité unique et transcendante- mais sur des questions de niveaux de vie : comment bien vivre ? Comment améliorer le pouvoir d’achat et réduire le chômage ? La gouvernance a pris le pas sur le gouvernement et la politique.
Ce changement semble rendre plus facile les accords possibles entre les personnes, puisque les voies arrivant au progrès matériel sont multiples. Mais cette facilité d’accord n’est qu’apparente ; les enjeux véritables disparaissent, le consensus prend la place du débat.
« La recherche contemporaine du consensus répond à une moralisation sociale en l’absence de vérité : le but est de produire la paix, qui représente l’unique bien avérée. (. . .) Le système du consensus porte l’idée sous-jacente selon laquelle le conflit ne doit pas demeurer, même latent. Il cherche par la discussion et la persuasion à effacer l’adversité et l’altérité des opinions, à dégager, non une opinion majoritaire, mais une opinion commune à tous sans exception. Les opinions contraires qui subsistent sont refoulées et les désaccords restants étouffés ou peut-être plus ou moins inconscients. C’est la liberté de penser par soi-même qui perd sa valeur face à la nécessité d’une société parlant d’une seule voix, même si cela n’a pas été obtenu par contrainte. » (p. 190)
La recherche du consensus marque le refus de la recherche de la vérité. Nous ne sommes plus prêts à nous battre pour la vérité, nous voulons la paix à tout prix, quitte à ce que cela laisse proliférer l’erreur. Et contrairement à ce que l’on pourrait croire le consensus ne supporte ni opinion contraire, ni contradiction. La paix étant la fin visée il ne doit pas y avoir de controverse, tout le monde doit donc penser de la même façon, quitte à ce que cela soit faux. C’est le fleurissement du politiquement correct.
La gouvernance européenne.
L’auteur est fortement critique vis-à-vis du système de l’Union Européenne et de la direction des affaires de l’Union, coupable à ses yeux d’être antidémocratique et corporatiste.
« Aujourd’hui, dans le cadre européen, la gouvernance incite au corporatisme, dans la mesure où les citoyens se regroupent autour de leurs intérêts, et la situation est assez proche de celle qui prévalait sous les gouvernements autoritaires, sinon que la police politique a disparu : les instances en charge de l’exécutif imposent une idéologie sur le mode soft, pendant que les citoyens en réseaux sont censés s’occuper uniquement de l’existence quotidienne. » (p. 209)
« Autrement dit, les questions de gouvernement ne concernent plus le pourquoi mais le comment, la procédure : il s’agit d’une administration, non plus d’une véritable politique. La gouvernance fait l’éloge de la spontanéité et de l’expérience quotidienne. Elle s’appuie sur la participation, la coordination, le partenariat, la concertation, la négociation. Elle valorise la transparence et le consensus, la délibération permanente : les « réseaux de discussions » remplacent pour ainsi dire le gouvernement. Elle correspond à une époque sans transcendance (le pouvoir et la loi étant autrefois calqués sur le modèle du Dieu transcendant). La hantise de la proximité marque la réduction des horizons. La gouvernance pourrait effacer les conflits parce qu’elle présuppose que les hommes n’ont plus de croyances, mais seulement des intérêts. Elle est l’aboutissement de cette vieille idée née au XVIIe siècle : le remplacement de la guerre par le commerce. » (p 210-211)
« On a le sentiment que les questions graves rencontrent toujours une solution consensuelle. (. . .) Pourtant, cette impression est un leurre. La gouvernance voudrait évincer la politique, c’est-à-dire se dispenser des choix cruciaux et conflictuels. Mais elle n’a le sentiment d’évincer ces choix que parce qu’ils sont déjà faits par le pouvoir qui surplombe les délibérations de proximité. La gouvernance européenne, bien qu’elle mette en avant à tout propos le principe de subsidiarité, est même tous le contraire d’un fédéralisme : à l’insu des acteurs, elle impose les choix politiques. » (p. 212)
Gouvernement de la technocratie
L’Union Européenne n’est pas un fédéralisme mais un gouvernement technocratique. Il ne s’agit pas de confier du pouvoir à des petites instances mais d’expliquer et de faire accepter par la base les décisions prises en haut lieu, la base n’ayant aucune autonomie.
« Nous nous trouvons dans un régime technocratique. Les décisions sont sans cesse appelées des « expertises » : elles sont donc considérées comme scientifiques et objectivement valables, non soumises au débat. L’essentiel est de les rendre plus explicites, et d’en persuader les citoyens à tous les échelons, par un lent travail d’information et de communication ; de « consulter » partout. » (p. 213)
L’UE c’est un rituel démocratique intégré à un despotisme technocratique. Les citoyens européens doivent comprendre les décisions mais ne pas les discuter. Les décisions prises viennent d’en haut, ce sont des expertises, elles sont couvertes par la science, elles sont donc monopolistiques. Le but de la politique est d’atteindre les besoins essentiels, ceux qui sont définis par l’ONU : croissance économique, emploi, égalité, paix. Les réponses de l’UE sont des directives et des normes contraignantes. La politique a voulu effacer les grandes interrogations sur le monde, les grandes visions du monde, pour se centrer sur la gestion du quotidien. Le despote est caché, c’est celui du consensus et de la bien-pensance. Il est caché mais il est bien présent. Personne n’a de responsabilité, chacun peut rejeter la faute ou la culpabilité sur l’autre, c’est un moyen habile de se défausser. Il y a un refus de la force et de la virilité, un refus du conflit et une volonté de société douce et soft qui n’en n’est pas moins oppressante.
« La gestion, contrairement à la politique, a quelque chose d’immobile au sens où elle se suffit dans la réponse à des problèmes humains qui sont toujours les mêmes. Les gouvernements technocratiques qui remplacent la démocratie, avatars des anciens gouvernements autoritaires, s’inscrivent dans le renouveau d’un temps cyclique. » (p. 219)
« Les droits-libertés permettaient de partager un idéal, qui multipliait son ampleur avec le nombre. Les droits-créances exigent de partager un gâteau social, lequel diminue avec le nombre. Les premiers réunissaient, les seconds séparent. Le citoyen n’existe pas – si encore il a jamais existé. Le peuple démocratique est une foule assoiffée de pain et de jeux, une anarchie des égoïsmes. » (p. 223)
Une pensée élitiste
Comme nous sommes en démocratie les peuples doivent voter. Mais ils doivent voter d’une certaine manière, c’est-à-dire dans le sens de la pensée de Bruxelles. S’ils votent mal on les fait revoter, ou bien on rejette leur vote, comme le montre l’exemple de l’Irlande et de la France avec la constitution européenne.
« C’est le monothéisme judéo-chrétien (et non pas la saison révolutionnaire, comme on le croit communément), qui ouvre la voie à la démocratie. A partir du XIIIe siècle, dans les pays occidentaux, l’adage dit QOT du Quod Omnes Tangit [ce qui concerne tous doit être discuté par tous] entre dans le vocabulaire juridique. (. . .) La démocratie se déploie dans nos contrées. Et exclusivement dans nos contrées, parce que pèse dans les mentalités la seule certitude qui la fonde : l’homme est capable ; il peut prendre en main son propre destin ; il peut choisir son conjoint sans que sa famille le fasse à sa place ; il peut raisonner sur le destin commun. Cela ne signifie pas que tous les hommes sont également intelligents, aptes aux compétences requises et doués pour l’existence – ce qui serait une absurdité que toute la réalité dément-, mais qu’ils sont susceptibles de déployer ce bon sens, cette conscience morale individuelle, cette prudence minimale que l’on attend d’un homme entier, c’est-à-dire adulte et se passant de tuteur.
Il y a là une présomption de capacité, et non une preuve ! C’est une croyance, rien de plus, parce qu’à y bien regarder l’homme ordinaire est grandement faillible, tout occupé de soi et non du commun, emporté par ses émotions et ses colères, bref, indigne de ce qu’on attend ainsi de lui. D’où vient cette croyance ? Elle est enracinée dans la foi que l’homme est personne, créature d’un Dieu qui le fait à son image, et nourrissant en lui plus de virtualité qu’on n’en peut jamais voir. Cette croyance porte un espoir et non une constatation. (. . .)
Mais cette croyance demeure toujours attachée à la foi qui en assure la sauvegarde. Sans cette foi, le doute qui nous saisit périodiquement, et à bon droit, sur la capacité de l’homme, finit par prendre le dessus, pour de simples et honorables raisons de réalisme. C’est pourquoi il y a fort à parier que l’effacement du monothéisme entraînera sans rémission la disparition de la croyance en la capacité de l’homme, qui représente une espèce de folie désarmée. Sans la foi qui l’engendra, la croyance en la capacité devient un mythe fugace et interrogatif, que la première bourrasque peut emporter. » (p 236-237)
S’il n’y a pas de transcendance, alors quel est le sens de la vie ? L’existence de l’homme n’est qu’une parenthèse absurde dans un monde de chaos. Si l’homme ne croit pas en la possibilité du rachat, s’il ne croit pas à la possibilité de la vie éternelle, il reste englué dans l’à quoi bon. A quoi bon vivre ? A quoi bon travailler ou se donner du mal, si c’est pour mourir et disparaître bientôt. La société de l’assistanat et du loisir fleurit sur cette perte du sens transcendantal de l’homme, quand le capitalisme se nourrit au contraire de la foi de l’homme en une vérité supérieure. Ce n’est pas un hasard si le progrès économique et matériel est le propre des sociétés chrétiennes.
La société des pirates
La société de l’utile n’engendre pas des capitalistes et des capitaines d’industrie mais des pirates. Ces pirates naviguent ici où là, pillent ce qu’ils trouvent sur la toile, contournent les lois sans s’y opposer. Ce sont des hommes de la mer plus que de la terre, des hommes qui n’ont pas de patrie, pas de pays, pas de frontières.
On crée ainsi une sociabilité sans contrat : les hommes s’associent et peuvent se séparer sans coup férir, par simple rupture. Le contrat ne lie plus les hommes entre eux. C’est le droit de partir, le droit de rompre, de son propre chef et sans se préoccuper des conséquences. Le pirate est un nomade, il dénigre la société mais il vit de ses aides et de ses bienfaits, et comme la société a mauvaise conscience elle le laisse faire, voir l’envie. Le pirate est nourri par le travail de quelques uns, comme les paysans razziés nourrissaient les Vikings au temps des invasions. C’est aussi le renoncement au travail, à la production, à l’effort, fourni seulement par une minorité pour nourrir tous les autres. On sent bien que cette vision politique ne peut pas durer éternellement, et qu’à moins de s’effondrer elle doit être revue ; le renoncement à la vérité pouvant aboutir au renoncement de soi.