Emile Zola y décrit par le menu les mécanismes de la spéculation boursière, à partir d’un fait historique survenu entre 1878 et 1882, le krach de L’Union Générale, banque catholique appuyée par les conservateurs qui connut une faillite retentissant sur toutes les places financières européennes et favorisa grandement l’expansion de l’antisémitisme en France.
Emile Zola replace cet épisode à la fin du Second Empire : La Banque Universelle se donne l’objectif de développer des investissements immenses au Moyen-Orient (Compagnie de Paquebots, Mine d’argent, Banque Nationale Turque) et a en ligne de mire secret la remise des Lieux-Saints de Jérusalem au Pape. Le personnage principal est Aristide Saccard, frère d’Eugène Rougon, ministre de Napoléon III, avec lequel il est brouillé. Saccard rencontre l’ingénieur polytechnicien naïf Hamelin, qui vit avec sa sœur, madame Caroline, belle femme de 36 ans, qui refuse le malheur et irradie le roman de sa sage bonté. Saccard est un aventurier de la finance, il s’est déjà effondré une première fois, il veut une revanche éclatante sur la haute banque juive, personnifiée par Gundermann.
Quelques bobards organisés en fuite, une information dévoilée par fraude, des ordres répartis entre des hommes de paille, puis l’engouement des petits épargnants vont porter l’Universelle aux sommets les plus fous, au mépris de la valeur intrinsèque de la société qui rachète à tout va ses propres actions pour soutenir son cours. La bataille sera épique, laissant sur le carreau des milliers de ruinés : des aristocrates, des petits bourgeois, des pauvres même qui restent criblés des dettes contractées pour acheter des actions au prix fort juste avant l’effondrement. Un carnage. Comme dans le cas de L’union générale, les directeurs feront quelques mois de prison puis s’enfuiront à l’étranger …pour recommencer !
Le roman est très long, mais l’intérêt ne faiblit pas, tant à travers des scènes de Bourse admirablement décrites que des personnages secondaires foisonnants et passionnants. A la fin, il y aura des déchéances, des suicides, des triomphes placides, des hommes qui ne rêvent que de remettre ça pour retrouver les sensations de puissance inabordables autrement.
Rien finalement ne change : souvenons-nous de l’éclatement de la bulle internet, de la crise des sub-primes, de Jean-Marie Messier surnommé « Moi, Maître du Monde », de l’affaire Madoff, du scandale Enron….Les techniques s’affinent, mais la soif du gain spéculatif, la passion du jeu l’emporte. Les krachs boursiers jalonnent la marche inexorable du progrès technique.
Ce qui met vraiment mal à l’aise cependant, c’est la cruauté de Zola. Si l’on ne savait pas le rôle éminent qu’il a joué, au mépris de sa liberté – et certains disent de sa propre vie – dans la défense du Capitaine Dreyfus "J’accuse", publié par l'Aurore, on pourrait se poser la question : Zola pourrait-il être antisémite ? En effet, on rete surpris de la violence des propos "Est-ce qu’on a jamais vu un juif faisant oeuvre de ses dix doigts ? est-ce qu’il y a des juifs paysans, des juifs ouvriers ? Non, le travail déshonore, leur religion le défend presque, n’exalte que l’exploitation du travail d’autrui".
Cette violence atteint un sommet — difficilement supportable — lorsque Zola décrit les "pieds humides", qui est la petite bourse des valeurs déclassées : "Il y avait là, en un groupe tumultueux, toute une juiverie malpropre, de grasses faces luisantes, des profils desséchés d’oiseaux voraces, une extraordinaire réunion de nez typiques, rapprochés les uns des autres, ainsi que sur une proie, s’acharnant au milieu de cris gutturaux, et comme près de se dévorer entre eux.".
Pas de confusion. Zola est un grand romancier. Lorsqu'il décrit un antisémite, il en reprend tout le caractère avec la puissance d'un grand écrivain. Le résultat fait froid dans le dos, c'est cela le talent. Zola a également publié dans Le Figaro le 16 mai 1896 un article intitulé "Pour les Juifs" qui déclenche la fureur des antisémites. Le texte est une condamnation ferme — et même violente — de l'antisémitisme : "Depuis quelques années, je suis la campagne qu'on essaye de faire en France contre les Juifs, avec une surprise et un dégoût croissants. Cela m'a l'air d'une monstruosité, j'entends une chose en dehors de tout bon sens, de toute vérité et de toute justice, une chose sotte et aveugle qui nous ramènerait à des siècles en arrière, une chose enfin qui aboutirait à la pire des abominations, une persécution religieuse, ensanglantant toutes les patries. Et je veux le dire."
Au passage, tout de même, Zola souligne que des ces aventures financières désastreuses demeurent des investissements extraordinaires : chemins de fer, villes et voies nouvelles, assainissements de régions entières comme les Landes, ouverture de pays arriérés à la civilisation.
Il s’inscrit enfin en faux contre l’illusion marxiste, à travers les regrets du jeune Busch qui réalise au seuil de la mort « Sait-on même si jamais l’amour des autres aura en soi assez de vigueur pour remplacer l’égoïsme ? Pourtant j’ai espéré le triomphe plus prochain, j’aurai tant voulu assister à cette aube de la justice ! »