Les Compagnons Passants charpentiers [du Devoir]

Par Jean-Michel Mathonière

La Société des charpentiers, Compagnonspassants ou Bondrilles ou Drilles, se disant aussi Dévorants, renferme deux classes, les Compagnons et les Renards (sorte d'Aspirants). Les Compagnons portent de très grandes cannes et des rubans fleuris et variés en couleurs ; il les attachent autour de leurs chapeaux et les font descendre par-devant l'épaule. Dans leurs rapports avec leurs Renards, ils sont peu commodes ; on a vu des Compagnons se nommer le Fléau des Renards, d'autres la Terreur des Renards, etc. Le Compagnon est un maître, le Renard est un serviteur. Le Compagnon peut lui dire : — Cire-moi mes bottes, brosse-moi mon habit, verse du vin dans mon verre, etc. Le Renard obéit, et le Compagnon se réjouit d'avoir fait aller le Renard. En province, un Renard travaille rarement dans les villes ; on le chasse, comme on dit dans les broussailles. Dans Paris, on le rend moins farouche, et il travaille dans les mêmes chantiers que les Compagnons.


Celui qui dans un chantier conduit les travaux est nommé Gâcheur, et touche sans doute une journée plus élevée que les autres travailleurs. Excepté lui, tous les autres charpentiers, qu'ils soient bons ou mauvais ouvriers, reçoivent la même paie. Ils disent qu'un ouvrier très bouché peut avoir un appétit très ouvert, et qu'il faut qu'il vive et fasse vivre sa famille. Des gens concluront de cette égalité de paie qu'il vaut autant, dans cet état, être mauvais que bon ouvrier ; mais qu'ils réfléchissent que l'ouvrier le moins habile fait les travaux les plus grossiers et les plus rudes, et qu'il est, quand l'ouvrage baisse, le premier renvoyé du chantier ; ils conviendront alors qu'il y a toujours un désavantage à être mauvais ouvrier.

Les Compagnons Drilles hurlent dans leurs cérémonies et reconnaissances ; ils topent sur les routes ; ils se battent souvent, soit contre les boulangers, soit contre les cordonniers et autres corps d'états. Ils se soutiennent très bien et savent maintenir les prix de leurs journées.

Je ferai remarquer que dans ce corps d'état l'apprenti est appelé Lapin, l'aspirant Renard, le Compagnon Chien, et le maître Singe. Voici comment on explique ces qualifications. Le Lapin est le plus faible et le moins intelligent. Le Renard, plus grand et plus fort, fait courir le Lapin et le fait aller où il veut. Le Chien prime à son tour sur le Renard, et lui donne de rudes chasses. Le Singe, le plus fin, le plus adroit de tous, prime sur le Chien, sur le Renard et sur le Lapin, dispose de tous à son gré, et les exploite à son profit. Les charpentiers sont loin de se fâcher, quand on rit de ces nombreuses métamorphoses.

Notice d'Agricol Perdiguier extraite du Livre du Compagnonnage (2e édition, 1841). Figure extraite des quatre planches lithographiées publiées par Agricol Perdiguier vers 1862, Le Compagnonnage illustré.

L'homme pense parce qu'il a une main. Anaxagore (500-428 av. J.-C.)