Insécurité : idéologies, fantasmes ou réalité ?

Publié le 18 juillet 2011 par Cahier

S’il est de bon ton d’affirmer que les idéologies n’existent plus, l’insécurité fait néanmoins partie des thèmes et faits de société qui peuvent facilement faire déraper un débat en cristallisant ce qu’il peut rester des grands systèmes de pensés, et où l’affect prend rapidement le pas sur l’argumentation objective.

S’il est probable qu’une certaine vision marxiste ait incité à nier la réalité des violences urbaines et du sentiment d’insécurité dans les années 60 jusqu’aux années 80, il paraît clair que depuis le début des années 90 et le traitement médiatique des premiers troubles importants dans certaines zones urbaines, un certain renversement s’est opéré, focalisant sur les dérives violentes de notre société et pointant du doigt certaines catégories de population1. La croyance en une « nouvelle forme de délinquance », en l’apparition de « phénomènes de bandes » et d’une « violence gratuite » paraît largement répandue. Ces phénomènes ne sont pourtant pas nouveaux et les mécanismes sociaux qui les sous-tendent ne sont pas récents également.

LES VIOLENCES URBAINES : COMMENT FAIRE DU NEUF AVEC DU VIEUX

Dès le 19ème siècle, la pression démographique et les difficultés économiques du pays, accentuées par l’augmentation du prix du pain, engendrent à Paris le développement d’une catégorie de population jeune, misérable, peu éduquée, sans travail et le plus souvent nomade. Une partie des classes dominantes s’inquiètent des troubles croissants au sein de la population ouvrière, et plus particulièrement de sa jeunesse, au point que cette classe va être nommée la « classe dangereuse ». La sécurité devient à cette époque une obsession pour une partie de la population privilégiée qui va construire petit à petit un lien direct entre cette nouvelle vague de jeunes, issus de la classe ouvrière, dont elle ignore tout, et un danger sécuritaire2. L’image même du peuple va se transformer et les termes de « barbares » ou « sauvages » vont apparaître, comme ceux de « sauvages », « zoulous » ou « racailles » sont sortis il y a peu de temps.

Plus proche de nous, la France a connu une poussée démographique importante dans les années 60. Conséquence du baby-boom, un Français sur trois a moins de vingt ans. La société de l’époque va alors s’inquiéter d’un phénomène perçu comme nouveau, l’apparition de « bandes ». Ici pas de casquettes, de jogging et de voitures de sport mais des blousons noirs et des mobylettes de jeunes issus le plus souvent des classes ouvrières du pays.

Agissant dans des groupes pouvant contenir plus d’une centaine de membres, ces blousons noirs inquiètent par leur violence, gratuite (déjà) et par leur jeune âge.3. Des phénomènes « de bandes », comparables à certains égards, inquiétaient déjà une partie de l’opinion publique de l’époque. Comme l’indique Laurent Mucchielli « A certains égards, les paniques morales auxquelles nous assistons de nos jours, au sujet de l’augmentation, du durcissement et du rajeunissement supposés de la délinquance juvénile, sont presque moins virulentes que celles véhiculées par les médias au temps des « blousons noirs ». Dans la réalité, si la délinquance juvénile ne cesse par définition d’évoluer en même temps que et à l’image de l’ensemble de la société […], elle ne connaît pas pour autant de révolution à chaque époque. Elle ne saurait non plus augmenter, se durcir et rajeunir sans cesse depuis des décennies, sans quoi les nourrissons braqueraient bientôt les banques… »4. A l’époque, la délinquance d’appropriation (cambriolages, vols de véhicules etc.), généralement effectuée seul ou en petits groupes, constitue également la large majorité des faits enregistrés, mais quelques affrontements entre bandes de plusieurs dizaines de membres occupent comme maintenant une large partie de la chronique médiatique sans pour autant détenir une représentativité remarquable. Il est également intéressant, voire amusant, de noter que les questionnements et problématiques, perçus comme nouveaux aujourd’hui ressemblent à ceux de l’époque « Depuis quelques temps le phénomène représente certaines caractéristiques nouvelles : 1) les jeunes agissent surtout en bandes ; 2) la décharge d’agressivité revêt des formes de violence extrême ; 3) cette activité antisociale n’a pas toujours un but lucratif. Souvent il s’agit d’un crime gratuit »5.

Ce phénomène de bandes jeunes n’a donc rien de nouveau et les perceptions de ces formes de violence possèdent de nombreux points communs dans leur questionnement et dans leur présentation, avec celles que la France a pu connaître dans les années 60 et au 19ème siècle.

UN TRAITEMENT MÉDIATIQUE QUI ASSURE LE CHAUD

Parallèlement aux considérations idéologiques, le constat est aujourd’hui assez limpide. Depuis une vingtaine d’années, les « violences urbaines », « émeutes » dont les « jeunes de cité » sont responsables, sont présentes de façon récurrente dans les médias ou les discours des hommes politiques et professionnels de la sécurité. L’opinion publique est désormais habituée et la place pour l’esprit critique a paru bien faible. Pendant plusieurs années, les reportages, réalisés par des journalistes soi-disant sérieux, mettaient en avant le quotidien de la police, de préférence la plus spectaculaire, la BAC (Brigade anti-criminalité) au sein des « zones de non-droit », dans des reconstructions à la véracité douteuse, quand la mise en scène n’était pas purement et simplement délirante. En outre, les violences débutées à Clichy-sous-Bois en 2005 ont mis à nouveau en évidence l’effet pervers de la médiatisation de ce type d’événements et la façon dont la présence prolongée des télévisions avait incité des responsables de ces émeutes à se lancer dans une surenchère, les villes ou quartiers rentrant dans une concurrence malsaine au plus grand nombre de voitures ou bâtiments publics brulés.

Ce phénomène de concurrence entre « quartiers » ou « entre cités » sous fond médiatique et d’aggravations des troubles suite au traitement des médias nationaux avait déjà été mis en évidence lors des fêtes de fin d’année en 1995 à Strasbourg6.

LE SENTIMENT D’INSÉCURITÉ : DERRIÈRE L’IDÉOLOGIE, UNE RÉALITÉ

Parmi les raisons principales pour lesquelles le sentiment d’insécurité a pu être nié, nous pouvons mettre en avant deux éléments :

- tout d’abord la baisse tendancielle de la violence sur plusieurs siècles dans notre société est une donnée considérée comme acquise. Sous l’Ancien Régime, le degré de violences, de crimes, y compris réalisés par la justice (la torture était alors courante) et par les souverains locaux est très au-delà de ce que notre société pourrait admettre aujourd’hui. Le passage des sociétés d’Ancien Régime aux différentes tentatives de République voit également la diffusion d’une préoccupation autour de l’individu et de ses sentiments. S’exprimant dans un courant philosophique (l’Humanisme), artistique (le Romantisme), cette préoccupation voit leur revendication immédiate dès la Révolution Française avec la Déclaration de Droits de l’Homme et du Citoyen. Il est à noter que cette tendance à l’individualisation du prisme de perception se développe également dans les autres grands pays occidentaux du monde7rend de plus en plus intolérable toute forme de violence faite à l’individu et le système judiciaire va s’adapter à cette évolution des mentalités.

Parallèlement, le passage des sociétés traditionnelles à une société « moderne » modifie le rapport au crime : le crime était autrefois un outrage à la collectivité ou au sacré et au religieux, les châtiments corporels étaient dès lors tolérables et tolérés. Dans une société moderne, le crime est contextualisé, individualisé : la peine va l’être également 8.

Cette double évolution – civilisation de la société et individualisation des crimes et de leur perception – vont renforcer l’intolérance vis-à-vis de la délinquance et de la violence faite aux individus. L’aspiration à la sécurité individuelle va alors croître de manière tendancielle en France, comme dans la plupart des sociétés modernes, en particulier après les deux Guerres Mondiales où l’essor économique et la fin des conflits vont permettre de retrouver un mode de fonctionnement pacifié et où les préoccupations quotidiennes vont tenir leur place. Les violences faites aux individus vont se voir plus sévèrement condamnées et certains actes vont devoir plus systématiquement traités par la Justice. L’acceptation sociale du viol par exemple, encore largement répandue au début du XXème siècle en France, au point que de nombreux médecins et psychiatres affirmaient que le viol d’une femme par un homme seul n’existait pas9, va diminuer et la prise en compte du sort des victimes va fortement s’accroître. Nous reviendrons sur ce cas plus tard.

- second point, la structuration du mode de recueil du sentiment d’insécurité peut laisser penser en une erreur d’interprétation des individus et suggérer l’aveu d’un fantasme irrationnel. En effet, depuis les travaux de Furstenberg en 1971 10, le sentiment d’insécurité se décompose en deux sous-ensembles :

1) Une peur personnelle, concrète, qui exprime une inquiétude d’être victime. Cette peur est contextualisée, dans un lieu et à un moment donné.

2) Une inquiétude générale, moins concrète et moins liée à la situation personnelle qui exprime une préoccupation à l’égard de la sécurité pour l’ensemble de la société, qui perçoit l’insécurité comme un problème social général.

Or ces deux éléments sont structurés de façon différente et ne sont pas ressentis dans les mêmes proportions par les différentes catégories de population.

Le sentiment d’insécurité abordé par les sondages concerne plutôt l’inquiétude générale, dans la mesure où il renvoie à une préoccupation sociétale ; la peur personnelle est plus difficile à objectiver puisqu’elle est, par définition, circonstanciée : sa mesure implique donc la prise en compte du lieu, du moment etc. Des études assez fines existent mais sont régionalisées. Elles feront l’objet d’une prochaine analyse.

La relative décorrélation de ces deux éléments peut laisser penser, au premier abord, en un décalage entre une peur effective, qui renverrait à une réalité sociale vécue (je vois des crimes et de la délinquance : j’ai peur pour ma sécurité) quand l’inquiétude générale sur une question d’insécurité renverrait à un sentiment plus diffus, plus abstrait, qui laisserait la place au subjectif d’une impression potentiellement manipulable par les médias. Cette interprétation, parfois marquée dans les analyses de ce type de sondage laissent suggérer que la préoccupation est largement irrationnelle et finalement illégitime. Son analyse montre tout l’inverse.

Une préoccupation sécuritaire qui dépasse le simple cadre de la délinquance

La crainte sécuritaire a commencé à être mesurée de façon régulière et sérieuse dans les années 70. Depuis cette période, jusqu’en 2001, elle a toujours constitué une crainte relativement mineure par rapport au chômage. Le baromètre Figaro- Sofres interroge les Français sur l’action « dont le Gouvernement soit s’occuper à l’heure actuelle ; lutter contre la hausse des prix, lutter contre le chômage, lutter contre la violence et la criminalité etc. ». Celui-ci met ainsi en évidence, « pour la lutte contre la violence et la criminalité », entre 1975 et 2000, un niveau de préoccupation évoluant de 10% à 30%, à l’exception d’une percée en 86, après une vague d’attentats à Paris et en 1999. La moyenne de long terme tourne autour de 15%.

Concernant la préoccupation à l’attention du chômage, celle-ci commence à 35% en 1975, juste après la guerre du Kippour et le premier choc pétrolier et s’envole – en même temps que le nombre de chômeurs, 2 millions en 1982, 3 millions en 93 – à plus de 70% en 1988 pour rester stable à de très hauts niveaux jusqu’en 1999.

(Source : Philippe ROBERT et Marie-Lys POTTIER, Les préoccupations sécuritaires : une mutation ?, Revue française de sociologie, 2004)

Dès les années 80, l’analyse attentive du profil des personnes qui ne sentent pas en sécurité met en avant plusieurs tendances fortes. Tout d’abord, la crainte de l’insécurité est plutôt féminine et le reste encore aujourd’hui. Les analyses du Baromètre Politique Français en 2007 mettent en évidence la permanence de cette donnée11 : 31% des femmes contre 24% des hommes dénoncent l’insécurité dans laquelle elles évoluent.

Elle est également plutôt l’apanage des personnes les plus en difficultés économiquement :

45.5% des non-diplômés ; ce chiffre chute à 18,5% pour les diplômés du supérieur –

41% des personnes touchant moins de 750€ par mois ; le chiffe descend à 19% quand le revenu dépasse 3000€ par mois

34% pour les Français n’ayant aucun patrimoine, 18% pour ceux ayant 3 éléments de patrimoine

Tout à fait en sécurité Assez en sécurité peu en sécurité pas du tout en sécurité sous total en insécurité Total

Sexe de la personne interrogée

Homme 25 51 17,5 6,5 24 100

Femme 19,5 49,5 21,5 9,5 31 100

Age

18-25 ans 20 55 18 7 25 100

26-35 ans 23,5 51 18,5 7 25,5 100

36-45 ans 23,5 50 20 6,5 26,5 100

46-59 ans 21 49,5 20,5 9 29,5 100

60 et plus 21,5 49 20 9,5 29,5 100

Niveau de diplôme

Sans-diplômes 17,5 37 26 19,5 45,5 100

Diplômés du primaire 20 46 23 11 34 100

Diplômés du secondaire 20,5 49,5 21,5 8,5 30 100

Bacheliers 21,5 56,5 17,5 4,5 22 100

Diplômés du supérieur 26,5 55 14,5 4 18,5 100

Profession de la personne interrogée

Agriculteurs, commerçants, artisans 20 49,5 22 8,5 30,5 100

Classes supérieures, professions libérales, enseignants 28,5 55,5 13 3 16 100

Professions intermédiaires 24 53 18,5 4,5 23 100

Employés 18 49 23 10 33 100

Autres 21,5 51 18 9,5 27,5 100

Ouvriers 21 45,5 22 11,5 33,5 100

Revenu mensuel

750€ et moins 17 42 25 16 41 100

De 751€ à 1500€ 22 46,5 21 10,5 31,5 100

De 1501€ à 2250€ 21 52,5 19,5 7 26,5 100

De 2251€ à 3000€ 23 53 18 6 24 100

3001€ et plus 25 56 15,5 3,5 19 100

Eléments de patrimoine

0 21 45 23 11 34 100

1 22,5 50 19,5 8 27,5 100

2 20 55,5 18,5 6 24,5 100

3 25 57 14,5 3,5 18 100

4 et plus 24 51,5 18 6,5 24,5 100

(Source : http://www.cevipof.com/bpf/ref/Bibliadd/Enjeux/VincentTiberj_VoteInsecurite.pdf)

Dès les années 80 est mise en avant l’apparition du sentiment d’insécurité dans des régions frappées par les difficultés économiques et où le plein-emploi disparaît, au milieu des années 70.

Pourtant le lien entre chômage et insécurité n’est pas direct : il passe plutôt par la crainte de mutations économiques et sociales dont les agents ne disposant pas des ressources pour s’en prémunir craignent de devoir en subir les conséquences. Comme l’expliquent Philippe ROBERT et Marie-Lys POTTIER en 1998 « L’insécurité prospère chez ceux qui n’ont ni l’armement (manque de qualification ou rigidité extrême du bagage d’attitudes), ni le recul du temps (trop âgés) nécessaires pour affronter la nouvelle donne économique et sociale avec quelque chance de succès »12.

La dénonciation de l’insécurité représenterait alors la dénonciation, non seulement d’un problème de délinquance, d’une violence physique, mais également d’une violence sociale, ressentie en raison des fortes mutations socio-économiques perçues. Il n’est donc pas étonnant que ce sentiment se généralise au sein des années 70, lorsque les premières difficultés économiques perdurèrent après la période faste, tout comme il n’est pas étonnant que les régions les premières frappées par ces difficultés furent un bassin favorable au développement de ce ressenti. L’analyse de la préoccupation de l’insécurité relève donc d’une dénonciation de la délinquance mais également la plainte d’une absence de sécurité sociale. Elle exprime également la crainte d’un déclassement « Ce sont peut-être aussi de préférence ceux qui ne sont pas encore entièrement largués mais qui craignent de l’être bientôt » 13. On passe ici d’une crainte de la délinquance stricto sensu à une insécurité sociale comme a pu l’appréhender Robert Castel dans « Métamorphoses de la question sociale » et « L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé ? ».

La « frustration sécuritaire », exprimée par une petite frange de la population, prendrait ainsi la forme d’une revendication auprès de l’Etat, outre ses missions de surveillance contre le terrorisme et la délinquance, d’assurer son rôle de protecteur social. L’attente est d’autant plus forte que, comme le souligne Robert Castel « l’insécurité est (…) une dimension consubstantielle à la coexistence des individus dans une société moderne ». L’attente vis-à-vis de l’Etat devient dans ce cas particulièrement forte à mesure que la crainte va augmenter “On se retourne vers l’Etat tutélaire d’autant qu’il s’est constitué naguère en clef de voûte d’une société salariale apaisée et raisonnablement intégrée [...] les plus insécures ne sont pas les plus directement, ou les plus immédiatement menacés, mais ceux qui sont le plus sensibles à la fragilisation du modèle de société et à l’incertitude qui atteint dès lors son processus de reproduction et finalement sa persistance .”14

LA RAPPORT AUX INSTITUTIONS ET À AUTRUI EN QUESTION

Le degré de confiance à l’égard des institutions devient alors une variable particulièrement marquée. Ainsi, la confiance affichée envers les institutions et autrui est inversement proportionnelle au sentiment de sécurité déclarée : plus vous faîtes confiance aux institutions – l’Etat en fait bien évidemment partie – et plus vous avez de chances de vous sentir en sécurité. C’est ainsi le cas de plus d’un Français sur quatre (27.5%), déclarant se sentir « tout à fait en sécurité », 17% déclarant un sentiment d’insécurité, quand près de 40% des personnes déclarant une confiance faible font partie de ces « insécures ».

Tout à fait en sécurité assez en sécurité peu en sécurité pas du tout en sécurité Sous-total en insécurité Total

Confiance dans les institutions

Faible 17% 45,5% 24,5% 13% 37,5% 100%

Moyenne 20% 52% 21% 7% 28% 100%

Forte 27,5% 55,5% 12,5% 4,5% 17% 100%

Confiance dans autrui

On peut faire confiance à la plupart des gens 34,5% 53,5% 9,5% 2,5% 12% 100%

on n’est jamais assez prudent 18% 51,5% 22% 8,5% 30,5% 100%

Ensemble 22,5% 52% 18,5% 7% 25,5% 100%

(Source : http://www.cevipof.com/bpf/ref/Bibliadd/Enjeux/VincentTiberj_VoteInsecurite.pdf)

UN SENTIMENT D’INSÉCURITÉ INSÉRÉ DANS UN SOCLE IDÉOLOGIQUE MARQUÉ

Le sentiment d’insécurité est structurellement marqué avec d’autres perceptions dans l’esprit des personnes le déclarant dans des études d’opinion. Depuis les années 70, celui-ci est lié à une forme de revendication punitive, qui peut prendre plusieurs formes (retour ou maintien de la peine de mort lorsque celle-ci existait encore, sentiment que la justice ne fait pas son travail etc.) et sentiment d’une trop forte présence d’immigrés sur le territoire ; ce que les sociologues appellent pudiquement « ethnocentrisme », au sens où Claude Levi-Strauss le définit dans « Race et histoire », c’est-à-dire l’inclinaison naturelle de l’individu à « répudier purement et simplement les formes culturelles morales, religieuses, sociales, esthétiques, qui sont les plus éloignées de celles auxquelles nous nous identifions. ».

Ces trois axes suivent des évolutions particulièrement marquées jusqu’au milieu des années 90, nous verrons dans une prochaine analyse le décrochage qui va se produire à cette période.

(Source : Philippe Robert et Marie-Lys Pottier « Les préoccupations sécuritaires : une mutation ? », Revue française de sociologie 2/2004 (Volume 45), p. 211-241.

URL : www.cairn.info/revue-francaise-de-sociologie-2004-2-page-211.htm)

« Afficher cette préoccupation envers l’insécurité fait partie d’une structure très stable qui comprend aussi l’adhésion au maintien ou au rétablissement de la peine de mort, également le sentiment d’un excès d’immigrés : un souci d’ordre, au moins une préoccupation envers le désordre, une revendication punitive, la haine de l’étranger, ou du moins la peur de perdre don identité collective. »15

Le lien entre globalisation économique et culturelle, conditions de vie, immigration et sentiment d’identité nationale est ici clairement mis en évidence. La mise en évidence de ce lien est d’autant plus frappant qu’il apparaît à la fin des années 90, c’est-à-dire 10 ans avant le grand débat national organisé par le Gouvernement : «L’adhésion à l’insécurité n’est pas la seule réaction aux mutations entamées depuis vingt ans, elle est propre à ceux qui sont surtout sensibles à la permanence collective : difficile de ne pas voir, non seulement la punitivité exacerbée, mais encore la xénophobie s’articuler aussi fortement avec l’affirmation d’insécurité. On peut y lire une interrogation, voire une angoisse, qui concerne l’identité collective, sa définition et ses contours. »

Les chiffres obtenus par des analyses récentes soulignent la force du lien entre ethnocentrisme et sentiment d’insécurité :

Tout à fait en sécurité assez en sécurité peu en sécurité pas du tout en sécurité Sous-total en insécurité Total

Absence d’ethnocentrisme 47% 46% 6% 1% 7% 100%

Faible ethnocentrisme 27% 60% 11% 2% 13% 100%

Ethnocentrisme moyen 20% 54,5% 19% 6,5% 25,5% 100%

Fort ethnocentrisme 14% 52% 24,5% 9,5% 34% 100%

Très fort ethnocentrisme 14% 41% 29,5% 15,5% 45% 100%

Ensemble 23% 52% 18% 7% 25% 100%

(Source : http://www.cevipof.com/bpf/ref/Bibliadd/Enjeux/VincentTiberj_VoteInsecurite.pdf)

Le gouffre qui sépare la proportion de personnes exprimant un sentiment d’insécurité, de 7% pour les non-ethnocentriques à 45% pour les plus ethno, est suffisamment parlant. Elle constitue même selon Vincent Tiberj dans l’analyse citée « la première logique explicative du sentiment d’insécurité : Ainsi selon que l’individu est pas du tout ou très ethnocentriste, ses chances de se sentir en insécurité sont multipliées par sept, indépendamment de ses autres caractéristiques. »

L’INSÉCURITÉ : UN RESSENTI SUBJECTIF PLUS QU’UNE RÉALITÉ EMPIRIQUE

La seconde variable la plus explicative provient des risques socio-économiques mis en avant précédemment. De manière étonnante, le seul élément « objectif », le taux départemental de délinquance de voie publique, n’arrive qu’en troisième position, juste devant la confiance dans autrui et les institutions.


  1. Lire sur le sujet Laurent Mucchielli, Violences et insécurité – Fantasmes et réalités dans le débat français, La Découverte, 2002 [Revenir]
  2. A lire de Louis Chevalier, Classes laborieuses et classes dangereuses, 1958 [Revenir]
  3. Lire Les bandes de jeunes – Des « blousons noirs » à nos jours, de Laurent Mucchielli et Marwan Mohammed, 2007 [Revenir]
  4. Laurent Mucchielli, Regard sur la délinquance juvéniles au temps des « Blousons noirs », Enfances & Psy, 2008 [Revenir]
  5. Stanciu, 1968 in Laurent Mucchielli, Regard sur la délinquance juvéniles au temps des « Blousons noirs », Enfances & Psy, 2008 [Revenir]
  6. Sur cette thématique, lire Patrick Champagne, La construction médiatique des « malaises sociaux, Actes de la recherche en sciences sociales, 1991 » et Driss Ajbali « Strasbourg. Communication et ritualisation des violences urbaines », in La sécurité dans tous les médias, Forum français pour la sécurité urbaine, 1999. [Revenir]
  7. Tocqueville décrit les nouvelles aspirations des citoyens qu’il constate dans un système démocratique dans  De la Démocratie en Amérique,835 – 1840). La civilisation de la société ((Voir Norbert Elias La civilisation des Mœurs, 1939 [Revenir]
  8. Voir Durkheim, Deux lois de l’évolution pénale, 1900 [Revenir]
  9. Voir Georges Vigarello, Histoire du viol, XVI-XXème siècle, 1998 [Revenir]
  10. R.Furstenberg, Public Relation to Crime in the Streets, 1971 [Revenir]
  11. Voir l’analyse de Vincent Tiberj : http://www.cevipof.com/bpf/ref/Bibliadd/Enjeux/VincentTiberj_VoteInsecurite.pdf [Revenir]
  12. Le sentiment d’insécurité, Questions pénales,1998 [Revenir]
  13. Ibid [Revenir]
  14. Philippe ROBERT et Marie-Lys POTTIER, Le sentiment d’insécurité, Questions pénales,1998 [Revenir]
  15. Philippe ROBERT et Marie-Lys POTTIER, Le sentiment d’insécurité, Questions pénales,1998 [Revenir]