Il y a des livres dont on se dit, plus c'est long, plus c'est bon, et Rêves de Gloire est de ceux-là.
Contrairement à mes habitudes, je n'hésite pas à manifester ici ma subjectivité (sans préjudice d'éventuelles analyses plus techniques en d'autres temps et d'autres lieux), non seulement parce que j'ai aimé ce livre, mais parce que, après avoir été longtemps lecteur de l’œuvre de Roland Wagner, j'ai eu le plaisir d'être (à un niveau fort humble), l'un des « béta-lecteurs » de la première partie de ce roman. Ainsi, même si ma critique se veut équilibrée, elle est aussi hommage à un travail de longue haleine, qui a demandé du courage et de la persévérance, et dont le seul avènement est un soulagement, avant d'être, à mes yeux, une réussite.
Rêves de Gloire est publié par l'Atalante sous une couverture signée Gilles Francescano. Au premier abord, cette couverture n'attire pas vraiment l’œil, car très peu colorée. Le choix d'une couverture sobre me semble avoir été commandé par le désir de trancher nettement avec les œuvres précédentes de Roland Wagner, par ailleurs très bien servies par des couvertures de Caza. Cette couverture signale discrètement que le contenu du roman est plus « sérieux » qu'à l'accoutumée (je reviendrai sur cette notion de « sérieux »). De plus, elle sert une fonction analogue au texte du quart de couverture, puisqu'elle reprend de manière plus graphique, sur un journal emporté par le vent, un texte qu'on retrouve également à la troisième page du roman : le récit de la mort tragique du Général de Gaulle dans un attentat en 1960. Derrière ce gros titre, se dessine un paysage indistinct, en train de se faire ou de se défaire, d'un Alger perdu dans les brumes de l'Histoire.
Voilà le lecteur prévenu : il a affaire à un jeu sur la réalité historique. S'il n'est pas trop intimidé par le poids de l'ouvrage, il peut ramener chez lui ce qu'il sait, plus ou moins confusément, être une uchronie, un récit dont l'arrière-plan historique a été remanié, à partir d'un point de divergence qui paraît, ici, bien identifié : la mort intempestive du Général de Gaulle, à un moment crucial pour la Guerre d'Algérie.
Et, là, les choses se compliquent.
L'uchronie est un jeu littéraire dont les règles sont très floues et susceptibles d'être révisées par chaque auteur. Pour le dire vite, il en existe trois modèles principaux. Le premier est historiquement celui de L'Histoire de la monarchie universelle : Napoléon et la Conquête du monde (1812-1832), de Louis Geoffroy, qui postule la victoire de Napoléon lors de la campagne de Russie avant de détailler de quelle manière l'Empereur a pu étendre sa domination sur le monde, en y développant les arts et les sciences. Il s'agit donc de suivre le fil d'une divergence significative, pour montrer ce qui aurait pu être. L'autre modèle est celui du Maître du Haut-Château, de Philip K. Dick. Les puissances de l'Axe ont remporté la Seconde Guerre mondiale et se sont partagé le territoire des États-Unis. Le récit est situé quelques décennies plus tard, si bien que l'arrière-plan sociologique, économique et politique de l'intrigue est extrapolé à partir de cette divergence. Le roman de Philip K. Dick est d'autant plus symbolique de l'uchronie qu'un objet essentiel de l'intrigue est La sauterelle pèse lourd, un roman lui-même uchronique, qui postule une victoire des Alliés. Les aventures sont situées dans un référent temporel équivalant à celui de la lecture, alors que de nombreuses caractéristiques de la société ont changé. Le troisième modèle, qui est en fait celui de La sauterelle pèse lourd, est celui de la guerre alternative : on raconte en détail comment l'Histoire a divergé, lors d'une bataille ou d'une campagne militaire, sans vraiment dépasser le point de divergence.
Dans les trois modèles, l'un des enjeux de l'uchronie est la possibilité de comparer le monde tel qu'il est, ou a été, avec celui qui pourrait, ou aurait pu être. Néanmoins, à la différence de récit impliquant des voyages dans le temps ou des déplacements dans des mondes parallèles, aucun personnage du récit n'a la possibilité d'adopter une position surplombante, même si certains, comme l'auteur de La sauterelle pèse lourd, s'essaient au sein du récit à imaginer d'autres possibilités. Le lecteur est seul face aux implications socio-économiques, politiques, morales, dessinées par ce changement, et il est confronté à une sorte de déterminisme historique alternatif : quoi qu'il arrive, les personnages ne sont pas plus les maîtres de leur passé que nous. Dans tous les cas, il n'en existe qu'un seul.
Il est de coutume, à cet égard, de distinguer entre uchronie et histoire secrète. L'uchronie ne présente pas une interprétation différente de l'Histoire officielle, mais une Histoire effectivement différente et conçue comme la seule possible par ses habitants. La distinction n'est pas absolue, dans la mesure où l'uchronie peut incorporer une dose d'histoire secrète, comme dans Fatherland, de Robert Harris. Après la victoire des nazis, les traces du génocides ont été effacées, mais un enquêteur en redécouvre l'existence après des décennies. Ici, l'histoire secrète n'en est une que pour les résidents du monde uchronique : elle est d'une évidence aveuglante pour les lecteurs de notre monde.
Dans le cas de Rêves de Gloire, aucune des précisions que je viens de faire n'a plus de sens (j'avais prévenu que j'allais compliquer les choses). Ce roman correspond à mes trois modèles simultanément, il présente une sorte d'histoire secrète et, même si c'est de manière métaphorique, on y effectue des voyages dans le temps et des sauts dans des mondes parallèles. On y suit un faisceau de divergences jusqu'à leur stabilisation comme l'uchronie de Geoffroy, on y voit des personnages se débattre dans un monde déjà changé comme le roman de Dick, et on y suit les péripéties d'une longue guerre qui n'est pas militaire, mais politique et culturelle, entre des forces réactionnaires, héritées de la France coloniale des années cinquante et un élan révolutionnaire, novateur, qui n'a pu prendre forme que dans ce monde uchronique.
Pour accomplir ce tour de force, Roland Wagner a choisi de faire de son roman un récit touffu, foisonnant de personnages qui s'expriment tour à tour dans un relatif anonymat, livrant des témoignages, des tranches de vie, ou la trajectoire signifiante d'une partie de leur existence. Des personnages ayant vécu dans des époques et des milieux différents se retrouvent pris dans des dialogues implicites, destinés uniquement au lecteur, qui selon la prérogative de l'uchronie, est le seul à pouvoir tout voir et (presque) tout comprendre.
Les récits uchroniques, quel que soit leur modèle, font en sorte de ne pas perturber un lecteur déjà potentiellement déstabilisé par les changements imposés au cadre spatio-temporel. Une fois la date fictive établie, leurs intrigues sont linéaires et leurs personnages identifiés de manière classique. Cette démarche donne d'excellents résultats et relève d'un choix presque automatique pour l'uchronie : le but étant de donner à juger et à réfléchir, en même temps qu'on anime le monde par des péripéties, il serait contre-productif de brouiller les points de repères du lecteur. Contre-productif, ou très risqué. Et ce pari très risqué qu'a réussi Roland Wagner, d'une manière originale et exigeante.
Pour décrire rapidement le dispositif narratif du roman, le lecteur est confronté à des chapitres marqués surtout par la présence en exergue de textes en italique, tirés d'ouvrages fictifs, dans lesquels des spécialistes tiennent un discours d'historiens ou de politologues sur les événements qui ont abouti à la décolonisation et ses suites, notamment l'indépendance d'Alger. Ces textes sont eux-mêmes pris dans la période considérée, donc parfois partiaux ou incomplets. Ensuite, des séquences de longueur variable donnent la parole à des narrateurs des deux sexes, s'exprimant à la première personne pour raconter leur vie, à plusieurs époques entre les années soixante et les années deux mille. Un fil d'intrigue s'impose progressivement comme la voix narrative principale, mais ce n'est pas le lieu où se manifestent les plus grandes révélations : la quête, par un collectionneur de vinyles, d'un mystérieux disque lié à tout le passé d'Alger donne en fait au lecteur les clefs pour interpréter les autres voix qui s'élèvent, en suggérant les questions à se poser pour leur donner sens. À cela s'ajoutent des fragments de conversation, des descriptions relativement neutres de courants musicaux et d'artistes représentatifs de l'esprit de ce monde, ainsi que des cris de douleur et de protestation dont le sens n'apparaît que tardivement. Ce dispositif se situe quelque part entre Tous à Zanzibar de John Brunner et La Vie mode d'emploi de Georges Pérec, et permet de tracer simultanément le tableau d'une société alternative et de donner vie à des personnages de tous horizons.
Résultat, Rêves de Gloire présente une uchronie extrêmement étoffée et vivante. Il y a un prix à payer pour entrer dans ce roman : comme dans la vie réelle, dont il essaie de rendre le nombre infini de facettes, il faut accepter ne pas pouvoir tout suivre et tout interpréter, de ne pas se souvenir de tout, de perdre parfois la trace de gens qu'on appréciait, d'en voir certains faire des choix stupides, et de réviser son jugement sur d'autres. Je me suis passionné pour les moments vécus en compagnie de personnages très divers, en me surprenant à prendre parti pour tel ou tel. En leur donnant le temps et l'espace pour s'exprimer, Roland Wagner présente des êtres profondément humains, dont j'ai eu l'impression qu'il suffirait de faire un pas de côté pour les rencontrer, à l'instar de cette discussion émouvante entre le narrateur principal (dont le lecteur comprend peu à peu l'identité, ce qui donne une dimension très intime au projet de Roland Wagner) et un Albert Camus qui a survécu à son cancer et souhaite à son tour entreprendre une uchronie. Pour ma part, j'aimerais bien mettre la main sur le Prophète, mais j'en connais certains qui aimeraient sans doute pouvoir mettre la main sur les disques de Dieudonné Laviolette, ce musicien surdoué et trop vite emporté par la drogue, ou qui seraient bien partis pour la casbah d'Alger à la grande époque des vautriens, ces jeunes non-violents qui ont voulu changer le monde après avoir connu la Gloire, la version locale du LSD.
Ce roman propose une sorte de « contre-histoire de la contre-culture », selon la jolie formule employée par Pierre Jouan. Tous ces destins individuels servent à dessiner les silhouettes d'entités collectives, ce qui n'a rien de surprenant lorsqu'on se souvient de l'intérêt de Roland Wagner pour les archétypes culturels, mis en scène dans sa série des Futurs Mystères de Paris. Certains de ces êtres collectifs sont positifs. La Gloire semble être une force agissant subtilement sur les esprits et les corps, offrant des révélations matérialistes ou mystiques. La musique concentre puis répand toutes les influences responsables des grands mouvements sociaux. D'autres sont de terribles prédateurs, comme l'héroïne qui ravage la casbah. Bien sûr, on sent toujours derrière ces forces des choix et des désirs humains, mais elles échappent toujours à la volonté individuelle lorsqu'elles commencent à prendre une dimension historique. Ainsi, on passe du niveau individuel au niveau de la grande Histoire.
Alger est pour moi le personnage collectif majeur de ce roman, au sens où tous les témoignages servent à en détailler les multiples facettes, son Histoire, ses quartiers, ses tendances. Même si cet Alger est profondément fictionnel (car jamais on n'oublie que c'est un roman, et la conversation du narrateur avec monsieur Albert nous en rappelle les règles), il n'est pas fantasmatique. Les horizons uchroniques peuvent parfois choquer le lecteur trop attaché au déterminisme de sa propre histoire, mais l'histoire de cet Alger restant français malgré la Partition, agité de troubles divers, foyer des vautriens, enjeu géostratégique majeur et nid d'espions, m'a paru solide, fondée sur des données historiques, économiques et sociologiques très difficilement critiquables. Même la Commune d'Alger, avec son petit parfum romantique, n'est pas si délirante que cela, à mes yeux. Alger, sous la plume de Roland Wagner, devient le carrefour des aspirations humaines les plus positives, les libertés individuelles, le goût de créer, le refus de la violence. En dépit de son histoire complexe et torturée, elle devient un symbole de ce que notre monde devrait être.
Je m'arrêterai sur ces propos lyriques. Il serait vain de chercher à paraphraser le roman pour en résumer les multiples intrigues, et de toute façon, Rêves de Gloire propose un voyage – un trip – bien plus important que sa destination. C'est un livre qui vaut la peine d'être vécu.
Simon Bréan