17 JUILLET 2011 | PAR EDWY PLENEL
Les pertinentes déclarations d'Eva Joly sur le 14-Juillet, qu'il faudrait démilitariser afin de le rendre au peuple, ont provoqué un double tollé. Celui de la droite extrême aujourd'hui au pouvoir qui dévoile, une nouvelle fois, sa dérive xénophobe en criant haro sur l'étrangère. Mais aussi celui de la gauche socialiste qui, avant de s'en solidariser face aux attaques, s'est empressée de critiquer la candidate écologiste caricaturée en naïve irresponsable. Retour sur un moment révélateur.
Bientôt, si notre vie publique continue de dévaler la pente à ce rythme, coincée entre une droite égarée qui assume sa xénophobie et une gauche frileuse qui oublie sa propre histoire, il deviendra subversif de chanter Georges Brassens. Par exemple, « La mauvaise réputation » qui donnait son nom au premier album du chanteur en 1952 et dont la deuxième strophe invite à flemmarder le jour du 14-Juillet, par résistance passive aux automatismes guerriers et aux conformismes nationalistes :
Le jour du Quatorze Juillet
Je reste dans mon lit douillet.
La musique qui marche au pas,
Cela ne me regarde pas.
Je ne fais pourtant de tort à personne,
En n'écoutant pas le clairon qui sonne.
Mais les braves gens n'aiment pas que
L'on suive une autre route qu'eux,
Non les braves gens n'aiment pas que
L'on suive une autre route qu'eux,
Tout le monde me montre du doigt
Sauf les manchots, ça va de soi.
Murés dans leurs certitudes recuites, indifférents à la vitalité et à la beauté du monde, haineux, peureux ou frileux, ces « braves gens » qui « n'aiment pas que l'on suive une autre route qu'eux » sont de retour. Ils sont habités par la peur, peur de l'inédit, peur de l'imprévu, peur du changement. Peur de l'étranger bien sûr, mais aussi des voisins et des gamins, de tout ce qui ne leur ressemble pas, du différent et du dissident.
Ces « braves gens »-là n'ont pas de nationalité. Ils sont de partout, témoignant de ces temps où règnent encore la soumission et l'abêtissement. C'est d'ailleurs pourquoi la chanson du libertaire Brassens a fait le tour du monde et des langues. En 1969, elle valut à Paco Ibáñez, qui était cette semaine l'invité des Suds à Arles dont Mediapart est partenaire, d'être interdit de séjour dans l'Espagne du dictateur Franco :
Paco Ibanez - La mala reputacion par pupille64
Notre France, telle qu'elle est vraiment et telle qu'elle vit réellement, abrite aussi une version en créole de « La mauvaise réputation », bras d'honneur de nos lointains, d'outre-mer et de créolisation, aux mesquineries nationalistes et aux aigreurs racistes. Elle est du formidable Réunionnais Daniel Waro :
De Brassens à Waro, en passant par Ibáñez, nous dédions ces manifestes chantés à Eva Joly qui, cette semaine, a bien mérité de la République française, en a défendu l'honneur et la grandeur. Eva Joly, notre compatriote d'origine étrangère, l'une de ces si nombreux Français et Françaises venus d'ailleurs qui, comme ce fut le cas en d'autres époques sombres ou détestables, de la Commune de Paris à la Résistance au nazisme, savent parfois bien mieux ce qu'est vraiment la France que les prétendus Français dits de souche.
Nous sommes donc totalement à ses côtés, et allons en détailler les raisons, quitte à partager avec elle le sort promis par les « braves gens » à nos mauvaises réputations :
Pas besoin d'être Jérémie,
Pour deviner le sort qui m'est promis,
S'ils trouvent une corde à leur goût,
Ils me la passeront au cou,
Je ne fais pourtant de tort à personne,
En suivant les chemins qui ne mènent pas à Rome,
Mais les braves gens n'aiment pas que
L'on suive une autre route qu'eux,
Non les braves gens n'aiment pas que
L'on suive une autre route qu'eux,
Tout le monde viendra me voir pendu,
Sauf les aveugles, bien entendu.
Rendre le 14-Juillet au peuple
Pour le 14-Juillet, les « braves gens » qui nous gouvernent, de François Fillon à Henri Guaino, en passant par Valérie Pécresse (voir ou lire leurs déclarations respectives en cliquant sur leurs noms), en redemandent donc, « de la musique qui marche au pas », du clairon et du flonflon en uniforme, du défilé martial, des chars et des canons, des blindés et des bombes, des engins meurtriers et des chairs à canon. Peu leur importe que la France soit la seule démocratie à pratiquer le jour de sa fête nationale ce genre de réjouissances, réservées tout autour de nous aux seuls pays dictatoriaux ou autoritaires. Peu leur importe donc que nous partagions cette exception avec la Corée dynastique des Kim, la Chine du parti unique, la Russie à peine désoviétisée, le Cuba des frères Castro, les dictatures arabes chancelantes, etc.
La France ne pourrait-elle se fêter autrement ? Ne pourrait-elle se reconnaître dans un 14 juillet rendu à ses origines de révolte populaire – la prise de la Bastille, le 14 juillet 1789 – ou de fête républicaine – la Fête de la fédération, le 14 juillet 1790 – plutôt qu'un 14-Juillet confisqué par l'imaginaire le plus pauvre ? Car que signifie, au XXIe siècle, sur le continent dont les déchirements furent à l'origine de deux guerres mondiales, se célébrer comme une nation guerrière sinon exprimer une terrifiante peur du monde et de l'avenir ? N'aurions-nous pas d'autres symboles pour nous rassembler que la guerre et ses professionnels, ses conflits et ses drames, ses armées et ses armes, inséparables, l'oublierait-on malgré l'actualité chroniquée par Mediapart, de leurs marchands corrompus et leurs trafics occultes (lire ici, là et encore là les trois premiers volets de nos révélations sur les documents Takieddine) ?
Même nos militaires, qui, aujourd'hui, à force d'être projetés tout autour de la planète dans des conflits qui leur échappent, apprennent plus des autres peuples et des autres cultures que nos pauvres politiques repliés sur leur réduit hexagonal, comprendraient aisément qu'on réinvente la Fête nationale. Une fête qui célébrerait vraiment cette République « démocratique et sociale » que proclament nos textes fondamentaux. Une fête qui ne serait pas cette instrumentalisation des servitudes militaires au service de l'oligarchie régnante, mise en scène de la privatisation de la puissance plutôt que célébration d'une nation fière de ce qui la réunit.
Un 14-Juillet qui proclamerait à la face du monde cette République française qui ne fait pas de différence entre ses citoyens d'où qu'ils soient et d'où qu'ils viennent, assurant l'égalité devant la loi de tous « sans distinction d'origine, de race ou de religion », comme le précise le préambule de notre Constitution. Une fête qui défendrait cette République que trahissent les délinquants constitutionnels de l'actuel gouvernement dont le seul projet d'avenir est la chasse à l'étranger, non seulement de l'étranger qui menace d'arriver mais, désormais, de l'étranger parmi nous, du Français « d'origine étrangère » désormais officiellement stigmatisé, du Français « binational » dorénavant montré d'un doigt d'infamie, du Français douteux voué aux gémonies de l'anti-France.
Oui, rendre le 14-Juillet au peuple, dans toute sa diversité, de milieux, d'âges et d'origines : Eva Joly n'a rien dit d'autre, et ses propos sont de bon sens. « J'ai rêvé que nous puissions remplacer ce défilé (militaire) par un défilé citoyen où nous verrions les enfants des écoles, où nous verrions les étudiants, où nous verrions aussi les seniors défiler dans le bonheur d'être ensemble, de fêter les valeurs qui nous réunissent. » Ces simples mots, ces mots simples seraient donc un crime ! Pis, le crime d'une étrangère qui n'aurait qu'à retourner dans sa Norvège natale ! D'une binationale qu'il faudrait d'urgence déchoir de sa nationalité comme le fit le régime de Vichy, à peine installé, pour tous ces mauvais Français qui, dans un sursaut patriotique, avaient su lui dire non, d'emblée, de Charles de Gaulle à Pierre Mendès France.
Donc, Eva Joly a d'abord raison sur le fond, proposant autour de ce symbole de la Fête nationale un nouvel imaginaire de la France, d'une France rassemblée et pacifiée, en paix avec le monde et avec elle-même. En ce sens, elle exprime ce que pourrait être notre France, une France relevée de sa déchéance sarkozyste et élevée à la hauteur de sa promesse républicaine : une France qui assume son origine étrangère, une France qui reconnaît son histoire populaire.
Notre France est d’origine étrangère
Ce n'est pas seulement une provocation pour la pensée, par ces temps de xénophobie officielle et de racisme banalisé, que d'affirmer ceci : la France est d'origine étrangère. Si, à rebours des préjugés idéologiques qui inventent une France imaginaire, immobile et éternelle, l'on veut bien admettre qu'une nation, c'est d'abord une histoire mouvante, celle que tisse son peuple par ses actions dans un espace géographique, alors, oui, notre France est bien d'origine étrangère. Tout simplement, parce qu'elle n'aurait pas été sauvée, après l'effondrement national face au nazisme, sans le secours de peuples étrangers.
Car c'est un fait trop peu rappelé : le pari fou du général de Gaulle en 1940, d'incarner la France depuis l'étranger, n'aurait pas réussi sans une force militaire qui lui permit d'installer notre pays à la table des vainqueurs quand la compromission avec l'occupant de la majorité de ses élites l'aurait logiquement placé à celle des vaincus. Or, selon un recensement officiel au 31 juillet 1943, quelle était la composition de ces Forces françaises libres ? Sur l'ensemble des FFL, on comptait alors 66% de soldats coloniaux, 16% de légionnaires pour la plupart étrangers et, selon les termes d'époque qui, hélas, font retour, seulement 18% de « Français de souche ». Indépendamment de la Résistance intérieure où les étrangers, des FTP-MOI (pour « Main-d'œuvre immigrée ») aux Républicains espagnols, étaient déjà en nombre, les troupes militaires qui ont permis cette restauration républicaine dont Charles de Gaulle reste, pour l'histoire, le symbole venaient à plus de 80% des ailleurs coloniaux et des lointains étrangers.
« On ne pourra pas oublier que j'ai accueilli tout le monde », confiait le général de Gaulle à André Malraux dans leur conversation crépusculaire dont rendait compte en 1971 Les Chênes qu'on abat..., après que son interlocuteur lui eut rappelé qu'il fut à la tête d'une sorte de « Légion étrangère », oui, étrangère. Tout le monde donc, sans aucune distinction. Face à ceux qui, aujourd'hui, s'en réclament indûment en s'en prétendant les héritiers alors qu'ils en sont les liquidateurs, il faudrait aussi relever le gaullisme. Ce gaullisme des Compagnons de la Libération dont l'ordre, créé le 16 novembre 1940, ne prévoit aucun critère non seulement d'âge, de sexe, de grade, mais aussi d'origine ni même de nationalité. De fait, 15% d'entre eux sont nés hors de métropole, soit dans les anciens territoires coloniaux français, soit à l'étranger, et l'on compte vingt-cinq nationalités parmi ces libérateurs ayant reçu un morceau de la vraie croix gaulliste.
La chasse obsessionnelle à l'immigré et à l'étranger n'est pas seulement une négation de l'histoire humaine du peuple français dont la spécificité en Europe est d'avoir été nourri de brassages et de déplacements, de migrations intérieures et d'immigrations extérieures. C'est aussi nier l'histoire politique d'une nation républicaine qui s'est inventée, ressourcée et défendue par le détour du monde, de sa relation au monde, de ses liens avec d'autres peuples, d'autres cultures, d'autres continents.
La dérive actuelle qui, pour la première fois depuis les années 1930, fait resurgir une droite extrémisée, faisant de la peur ou de la haine de l'étranger son fonds de commerce marécageux, ne menace pas seulement nos valeurs républicaines. Elle met en péril la France elle-même, parce que celle-ci n'existe pas sans cette imbrication au monde. Incapable de réinventer la France dans un monde postcolonial où la relation ne serait plus de domination, où l'ailleurs ne serait pas donné par la possession, où l'autre serait enfin un égal, ces apprentis sorciers préfèrent tourner le dos au monde.
Il ne suffit pas de dénoncer leurs crimes contre la République, ses valeurs et ses principes. Encore faut-il contre-attaquer, assumer sans crainte cet imaginaire supérieur, seul capable d'éteindre leurs incendies et de submerger leurs haines. Ce chemin, c'est celui de la curiosité, de l'envie et du goût du monde, de ses rencontres et de ses retrouvailles, de ses fraternités et de son hospitalité. Nous défendrons donc, comme Eva Joly et comme bien des Français qui savent, par leurs propres itinérances, curiosités personnelles ou déplacements familiaux, ce que leur pays doit au monde, la France de l'étranger.
Cette France dont le patriotisme est un internationalisme. Cette France des « Etranges étrangers » que chantait Jacques Prévert et qu'à l'époque de son poème, en 1953, on ne laissait venir « dans la capitale que pour fêter au pas cadencé la prise de la Bastille le quatorze juillet ». Ecoutez donc Prévert :
Jacques PRÉVERT " Étranges étrangers " par Petite-Drolesse
L’histoire populaire de la République
Cette France qui assume son origine étrangère est aussi celle qui assume son histoire populaire. L'institution du 14 juillet comme jour de la Fête nationale n'a rien à voir avec une démonstration militaire et tout à voir avec la restauration républicaine. Comme l'a rappelé récemment Antoine Perraud sur Mediapart (lire ici son article), la loi du 6 juillet 1880 ayant pour article unique « La République adopte le 14 juillet comme jour de fête nationale annuelle » fut méchamment combattue par les conservateurs de l'époque qui ne toléraient pas ce rappel des événements révolutionnaires, d'insurrection et de fondation populaires.
Les républicains opportunistes qui venaient tout juste de conquérir l'ensemble des leviers du pouvoir, avec la présidence de Jules Grévy succédant au royaliste Mac-Mahon, ne s'en sortirent qu'en ajoutant à l'évocation de la prise de la Bastille en 1789 celle de la Fête de la fédération. Tenue un an plus tard, le 14 juillet 1790, cette journée-là « n'a coûté ni une goutte de sang ni une larme », soulignera pour apaiser la querelle le rapporteur au Sénat de la loi sur la Fête nationale, érigeant cette date en « symbole de l'union fraternelle de toutes les parties de la France et de tous les citoyens français dans la liberté et l'égalité ».
Il s'agit donc, dans ce moment de refondation républicaine dont les grandes lois scolaires de 1881-1882 seront l'accélérateur décisif, d'installer durablement la République face aux conservateurs qui ne l'acceptent toujours pas. Rien n'est encore définitivement acquis et le siège des pouvoirs publics n'a quitté Versailles, où il était installé depuis 1871, pour Paris qu'en 1879. Le souvenir de la Commune de Paris, où le peuple ouvrier fut massacré par les Versaillais – 20.000 morts au bas mot et près de 10.000 déportations – qui avaient préféré pactiser avec l'Allemagne par peur de la révolution sociale, imprègne ce débat de 1880 sur le 14 juillet. A tel point que, quatre jours après l'adoption de la loi sur la Fête nationale, le Parlement vote l'amnistie pour les condamnés de la Commune.
Les deux faits sont liés : la Fête nationale à la date anniversaire de la prise de la Bastille et la réintégration des Communards proscrits dans la vie publique. Dans l'imagerie qui témoigne de ce premier 14-Juillet, le retour annoncé des Communards est omniprésent, par exemple dans cette lithographie anonyme où Marianne porte un bonnet phrygien, attribut révolutionnaire qui, officiellement, est encore interdit, depuis une circulaire de 1872. Or, en arrière-plan à gauche, on distingue le bateau La Loire qui assure la liaison avec la Nouvelle-Calédonie et, donc, le « retour des absents », c'est-à-dire des communards déportés parmi lesquels l'exceptionnelle Louise Michel.
C'est donc bien le peuple que l'on fête, ses conquêtes et ses défaites, ses retrouvailles et ses espérances. Contrairement à ce qu'affirme aujourd'hui l'ignorance officielle, le défilé militaire n'est pas au centre de cette première Fête nationale. Certes, à Paris, est mise en scène la distribution par le pouvoir républicain de ses « nouveaux drapeaux » à l'armée, scène qu'immortalise sur un mode naïf la lithographie ci-dessus. Mais, ici, la symbolique explicite est loin d'une démonstration de force ou de puissance : l'armée est invitée à manifester publiquement sa loyauté au pouvoir civil. Cela allait encore si peu de soi qu'à Angers, par exemple, département conservateur, la revue militaire sera supprimée en raison des réticences de l'armée et que la municipalité républicaine fera imprimer une affiche rappelant ce qui n'était pas tout à fait une évidence : « La République est le gouvernement légal du pays ».
De fait, en dehors de l'exception parisienne, le programme officiel de la Fête nationale du 14 juillet 1880 non seulement ne contient aucune référence militaire mais est extrêmement proche de ce 14-Juillet citoyen imaginé par Eva Joly : « Distribution de secours aux indigents. Grands concerts au jardin des Tuileries et au jardin du Luxembourg. Décorations de certaines places... Illuminations, feux d'artifices, fêtes locales, décorations trophées, arcs de triomphe... ». Tel fut le premier 14-Juillet de la République : l'affirmation généreuse du peuple face aux mesquineries des puissants.
L'envie démange, dès lors, de faire de nos gouvernants égarés les Versaillais d'aujourd'hui. N'exploitent-ils pas la haine de l'étranger par peur du peuple, comme une manœuvre de diversion et une machine de division ? La circulation incontrôlée des capitaux, la finance sans frontières, les paradis fiscaux, les trafics et les corruptions d'un monde dont l'argent est la seule valeur, rien de tout cela ne les effraie puisqu'ils en sont les gardiens et les profiteurs. En revanche, ce sont les humanités dans leur diversité et leur richesse qui les inquiètent, tout simplement parce qu'elles sont porteuses des espérances populaires. L'étranger qu'ils craignent et redoutent, ce n'est rien d'autre que le peuple.
A la veille du 14 juillet 1880, un sénateur, dont l'amnistie pour les Communards fut le dernier combat, l'énonça avec ce lyrisme propre aux grandes espérances. Il se nommait Victor Hugo, et nous lui devons cette affirmation que, sous le 14-Juillet de la République française, « il n'y a plus d'étrangers ». « Messieurs, le 14-Juillet est une fête, déclara Victor Hugo à la tribune du Sénat le 3 juillet 1880 (l'intégralité du discours est sous l'onglet « Prolonger »). Quelle est cette fête ? Cette fête est une fête populaire. Voyez la joie qui rayonne sur tous les visages, écoutez la rumeur qui sort de toutes les bouches. C'est plus qu'une fête populaire, c'est une fête nationale. Regardez ces bannières, entendez ces acclamations. C'est plus qu'une fête nationale, c'est une fête universelle. Constatez sur tous les fronts, anglais, espagnols, italiens, le même enthousiasme ; il n'y a plus d'étrangers. »
Pour une gauche n'ayant plus peur d'elle-même
Extraordinaire leçon civique que cette querelle du 14-Juillet ! Tandis que la droite ne connaît plus la France, l'oublie et la défigure, une certaine gauche ne se connaît plus elle-même. Avant de voler à son secours face aux attaques xénophobes du pouvoir, plusieurs représentants du Parti socialiste se sont en effet empressés de moquer Eva Joly, sa naïveté et son irresponsabilité supposées. Deux candidates à la primaire socialiste, Martine Aubry et Ségolène Royal, ont commencé par critiquer ses propositions sur une démilitarisation du 14-Juillet, la première en déclarant : « Bien évidemment, ce n'est pas acceptable, ça n'a même pas de sens », la seconde en affirmant que la candidate écologiste était « plus douée pour lutter contre la corruption que pour improviser des déclarations ». Propos redoublés par un éditorial de Laurent Joffrin, sur le site du Nouvel Observateur, traitant Eva Joly de « naïve inconséquente (qui) aurait mieux fait, ce jour-là, d'aller s'occuper de son jardin bio ».
On renverra ces leaders socialistes à la démonstration qui précède, tant eux aussi auraient bien besoin d'un ressourcement aux origines de la République, à sa vitalité et à son audace. Mais ce qui frappe dans ces premières réactions, rapidement occultées par l'offensive de la droite, c'est leur morgue de professionnels s'adressant à un amateur : nous, nous savons ce qui est sérieux, ce qui a du sens ; nous, nous n'improvisons pas des déclarations ; nous, nous ne lançons pas d'idées saugrenues. Comme s'il n'y avait pas, dans la réflexion d'Eva Joly, des interrogations légitimes concernant toute la gauche ? Comme si, plus précisément, la corruption au cœur de la République n'était pas sans lien avec cet imaginaire de la puissance identifié aux questions militaires et, donc, aux ventes d'armes dont la France est le quatrième champion mondial ?
Sans doute anecdotique, mais néanmoins significatif, cet épisode illustre notre alerte récente à destination d'un Parti socialiste trop sûr de lui, sans audace ni altérité, autre que défensive face à la droite (lire ici notre précédent parti pris). Ce conformisme, dont le calcul politicien et la prudence électorale sont le ressort, n'est décidément pas à la hauteur de l'époque, de ses défis et de ses risques. Il amenuise et éloigne l'horizon d'une gauche de sursaut social et de refondation républicaine, au lieu d'en convoquer toute la tradition, dans sa diversité et sa richesse.
De quoi ont-ils peur, à leur tour, pour s'empresser, au détour de cette dispute du 14-Juillet, de condamner sans nuances l'antimilitarisme, en oubliant que ce fut, aussi, l'histoire du mouvement ouvrier ? L'antimilitarisme n'est aucunement la désertion de la chose militaire ou de la défense nationale, mais le refus d'une politique militarisée, dévorée par l'esprit guerrier et détournée de la paix civile. Quand, par exemple, dans les années 1930, Jacques Prévert et le Groupe Octobre composent « Marche ou crève », c'est pour refuser une armée de guerre sociale où le travailleur est dépossédé de son histoire et de ses intérêts.
Moi j'suis pêcheur dans l'Finistère
Explique-moi pourquoi je tirerais
Sur un mineur du Pas-de-Calais
Tous les travailleurs sont des frères
Faut pas nous laisser posséder
On ne construit pas l'avenir dans l'oubli du passé et, certainement pas, de ce passé plein d'à présent. De Georges Brassens à Jacques Prévert, en passant par Boris Vian, tout un imaginaire poétique et chansonnier nous rappelle ce que fut cette gauche de principe dont, aujourd'hui, nous avons urgemment besoin. Le Boris Vian qui se moquait du défilé – « On n'est pas là pour se faire engueuler » – et de la conscription – « Allons z'enfants » – est aussi l'auteur du « Déserteur », chanson que toutes les jeunesses fréquenteront un jour tant elle est un hymne à la liberté de conscience. Passée de voix en voix de par le monde, chantée aussi bien par Mouloudji, Juliette Gréco, Serge Reggiani que Johnny Hallyday, Renaud, Joan Baez, Peter, Paul and Mary, etc., cette adresse aux puissants de toujours symbolise évidemment la France, celle que louait Victor Hugo, une France qui parle au monde, une France qui vit le monde.
Les Boris Vian d'aujourd'hui sont rappeurs, slammeurs ou rockeurs et, comme celui d'hier, sont poursuivis par les autorités et voués aux gémonies. Mais, à la fin, ils finissent toujours par l'emporter contre ces importants qui ne cessent de casser le monde avec leurs marteaux pesants. « Ils cassent le monde » est l'un des poèmes du recueil Je voudrais pas crever, paru en 1962, l'année de la fin de la guerre d'Algérie, trois ans après la disparition de Vian. Nul hasard si, de nos jours, il a été repris en chanson par Jean-Louis Aubert…
Ils cassent le monde
En petits morceaux
Ils cassent le monde
A coups de marteau
Mais ça m'est égal
Ça m'est bien égal
Il en reste assez pour moi
Il en reste assez
Il suffit que j'aime…
Et si c'était là la vérité de cette querelle du 14-Juillet? Les détracteurs d'Eva Joly ne savent tout simplement plus aimer la France. Telle qu'elle est. Telle qu'elle vit.