II – De l'uchronie à l'utopie : Territoires de l'Hypothèse
Dans la seconde moitié du XIXème siècle, le regard que les penseurs jettent sur l'Histoire change considérablement : après la notion de « progrès » laïcisée par Condorcet et celle de « devenir » historique popularisée par Mercier, la perception de l'histoire se nourrit désormais des différents champs de l'activité humaine, de toutes ces sciences qui la prennent pour objet d'étude, économie en tête, tant sur le fond que sur leurs méthodes d'investigation. Dès lors, l'utopie peut s'étendre à des alternatives historiques, toucher aux rivages de futurs avortés, sous les cieux agités de l'hypothèse. C'est l'uchronie stade 2 qui naît et qui pose une question fructueuse en terme de liberté narrative : « et si tout s'était passé autrement ? » La divergence historique permet aux historiens et aux auteurs une expérience de pensée qui propulse l’utopie vers de nouvelles terres : celles de l’alternative historique idéale et de ses conséquences, toujours sous couvert de fiction. C’est Charles Renouvier qui, en 1876, est l’un de premiers à fouler ces terres non plus « australes », mais « parallèles », bientôt suivi par une foule d’auteurs dont les préoccupations ne sont plus seulement politiques, mais narratives, l’évasion se conjuguant à la critique sociale et l’utopie se prolongeant d’une dramaturgie propre à « suspendre » l’incrédulité des lecteurs (A). La science-fiction qui naît et connaît son « âge d’or » opère un syncrétisme démiurgique et renoue avec l’essence même de l’utopie, comme j'ai tenté de le montrer en écrivant Tancrède, dont je me servirai ici d'instrument d'analyse et d'exemple parmi d'autres (B).
A/ Les histoires alternatives ou l'Occident revisité : l'uchronie stade 2
L'Uchronie de Renouvier, ou l'idéologie de la divergence
L'uchronie stade 2 trouve sa première forme sous la plume de Charles Renouvier, quarante-huitard déçu qui a choisi de transposer son idéal républicain dans une romanité fantasmée. L'Uchronie (1876) est, de l'aveu même de l'auteur, une « esquisse apocryphe du développement de la civilisation européenne tel qu'il n'a pas été, tel qu'il aurait du être ».
Le néologisme forgé par Renouvier est construit sur le modèle de celui de Thomas More et, bien sûr, il en relaie l'ambivalence : « le-temps-qui-n'a-pas-été » est également « le-temps-du-bonheur ». Le succès de l'hypothèse de Renouvier est tel que le Grand Larousse en fera quelques années plus tard un substantif : l'uchronie y est définie comme une « utopie appliquée à l'histoire ».
En l'an 175, le général Avidius Cassius, vainqueur de la guerre contre les Parthes et gouverneur des provinces romaines d’Orient, a été proclamé empereur par ses légions d’Egypte et de Syrie, à l’annonce prématurée de la mort de Marc-Aurèle, le grand empereur stoïcien. Faisant preuve de clémence, suivant en cela les leçons de Sénèque, Marc Aurèle l’adopte pour faire de lui son héritier légitime, répudie son épouse Faustine, fait exiler son fils Commode, et confie à Avidius Cassius les rênes de l’Empire, avec la mission expresse de rétablir la République dans sa gloire d’antan. Désigné dictateur pour vingt-cinq ans, Avidius Cassius entame une série de réformes constitutionnelles destinées à rendre au Peuple et au Sénat de Rome les droits que la dérive impériale leur avait confisqués. Il élargit la citoyenneté romaine, garantit la propriété des terres cultivables à tous, affranchit les esclaves, et met en place le service militaire et une éducation publique obligatoires. La disparition des taxes « vexatoires » permet l’essor du commerce et de l’industrie. Enfin, il accentue la persécution contre les adeptes de la « secte chrétienne » qu'il juge dangereuse pour l'esprit romain, les poussant à l'exil en Orient.
Au bout de quelques années, la reconnaissance des droits naturels d’égalité et de liberté à Rome aboutit à la victoire de l’individu, de la démocratie, qui s'accompagne d'un essor technologique sans précédent, fruit d'une science délivrée des préjugés et des superstitions. L'Orient, lui, où les Chrétiens ont été bannis, sombre dans le fondamentalisme religieux et dans l'obscurantisme qui interdit tout progrès social. Il se fige. La séparation entre un Occident dominé par l’idée républicaine et un Orient qui glisse lentement vers la féodalité, est consommée, quoique Rome conserve un contrôle sur les provinces orientales, notamment par l'impôt.
Le basculement de l’uchronie stade 1 à l’uchronie stade 2 ne tient pas simplement au changement de « direction » temporelle. Renouvier ne réinvente pas un passé de toutes pièces, comme pouvaient l’être les futurs radieux de Mercier ou de Condorcet : il réécrit, après l’avoir déplacée en Orient, l’histoire religieuse de l’Occident sur de nouvelles bases, en interrogeant le rôle du catholicisme. Le cas de l’arianisme, cette hérésie du IIIème siècle professée par Arius, prêtre d'Alexandrie, qui rejetait la divinité du Christ, est révélateur : Renouvier en fait le pilier culturel des premières nations de l’Orient, notamment l’Egypte et la Syrie. Et, en décrivant le soulèvement subséquent des Barbares et des Chrétiens contre la République de Rome en 1152 (376 E.C.), pour des raisons religieuse et fiscale, Renouvier s’adresse, en fait, à ses contemporains, hésitant entre le retour réflexe à la monarchie et la consolidation d'acquis démocratiques fragilisés par le retour de l'Empire. Si la République est menacée en Uchronie, c’est bien parce qu’elle l’est encore à l’époque où Renouvier la rédige. L'amendement présenté par Henri Wallon, le 30 janvier 1875, sur les modalités de l'élection présidentielle en France, n'avait remis la République à l'honneur qu'avec une seule voix d'écart.
On se rend compte, à la lecture attentive de l'Uchronie, à quel point l'auteur prend un plaisir intellectuel intense à croiser la route de l'histoire réelle et à la reconsidérer dans ses mécanismes. Ainsi, à la fin du 13ème siècle (donc 5ème siècle de l’ère chrétienne), le retrait forcé de Rome de ses anciennes provinces, laisse le champ libre à la formation de nouvelles puissances politiques, croisant un héritage Barbare et un héritage chrétien. Ainsi, Alaric, roi des Wisigoths, maître de Byzance, et tenant de l'arianisme, « étendit ses armes de la Thrace au fond de la Libye et fit reconnaître vingt ans sa suprématie à tout ce que l’Orient comptait de diocèses de la foi arienne ». Ce qui est clin d'oeil évident à l'histoire réelle qui, à la même époque, voit se former, sur les ruines de l'Empire d'Occident, les royaumes barbares, transformant l'Italie et la Gaule en une mosaïque de cultes et de pouvoirs, et Rome être mise à sac, en 410, par... les Wisigoths d'Alaric ! Plus tard, c'est la mise en place uchronique de la féodalité. La population diminue, se rassemble dans des forteresses et « la physionomie des anciennes provinces romaines se trouva entièrement changée ».
Lorsque Renouvier évoque le phénomène des Croisades (inversées, en Uchronie), le jeu sur l'histoire et l'utopie est encore plus flagrant. L’hérésie arienne, qui s'est répandue chez les Germains et chez les Arabes, a conduit ces derniers « jusqu’au monothéisme pur et farouche ». Á la fin du 14ème siècle (début du 7ème siècle de l’ère chrétienne), un prédicateur du nom de Mohammed se présente comme le dépositaire « des ordres véritables que les chrétiens avaient falsifiés, d’adorer Dieu seul comme dieu et d’honorer Jésus comme un prophète ». Le nouveau culte, que Renouvier qualifie de « christianisme ultra-arien » ou christianisme mahométan, se répand rapidement. Vers la fin du 15ème siècle (au commencement du 8ème siècle de l’ère chrétienne), des principautés héréditaires finissent par émerger de l’anarchie féodale et le nouveau clergé s’emploie à détourner leur énergie belliqueuse vers Rome qui, « semblait dans sa grandeur et dans sa liberté une insulte à la vraie foi ». S'ouvre une époque de croisades lancées contre l’Occident honni afin de libérer le tombeau des Apôtres, tombé entre les mains de la République. Enfin, ce sera la Réforme, en Germanie, qui rapprochera les pays occidentaux et permettra la réintégration du christianisme en Occident, non plus en tant que religion dominante et vouée à légitimer le pouvoir politique, mais en tant que culte parmi tant d’autres, compatible avec les droits naturels de tout individu, liberté et égalité. C'est la fin des guerres, religieuses, commerciales et nationales et l'ouverture d'un avenir meilleur.
Tout cela, on le comprend, est une confession de foi républicaine, à peine maquillée, doublée d'une critique sévère de l'Eglise de la part de Renouvier. Sous couvert d'une histoire antique, médiévale et moderne, profondément revisitées, et dont la vraisemblance n'est pas le critère premier, Renouvier positionne l'uchronie stade 2 autant comme un outil de critique sociale, que comme un instrument de réflexion pour les historiens. Ce n'est que dans un second temps, après l'émergence de la science-fiction, en tant que nouveau genre, que les uchronies deviendront le terrain privilégié des auteurs, en perdant un peu de leur puissance utopique, pour s'encanailler dans le ludique des hypothèses, et le vertige des anachronismes.
L'uchronie, un outil pour les historiens ou jeu pour les auteurs ?
Les historiens ont été les premiers, comme le relève Eric B. Henriet dans son essai magistral, l'Histoire revisitée, à se pencher sur l'uchronie stade 2, sans nécessairement la vider de sa dimension utopique, mais attirés avant tout par ses possibilités expérimentales. Il s'agit principalement des chercheurs anglosaxons, car ceux-ci ont une conception moins institutionnelle et plus procédurale de l'Histoire et de ses mécanismes, ce qui leur facilite le recours à l'hypothèse. Comme l'écrit Lance B. Davis en 1977 dans son essai sur l'histoire économique, « il n'existe en fait aucun moyen de discuter des causes et des effets que de comparer ce qui a été observé avec ce qui est hypothétique ». Depuis la fin du XIXème siècle jusqu'à la Seconde Guerre Mondiale, les uchronies publiées le sont essentiellement par des historiens et/ou des Anglais et restent fort peu « narratives », en ce qu'elles n'adoptent pas encore le point de vue d'un personnage imaginaire auquel le lecteur pourrait s'identifier. Ainsi, le fameux recueil d'essais uchroniques publié sous la direction de John Collings Squire, en 1931, au Royaume-Uni, sous le titre If it had happened otherwise : lapses into Imaginary History (Si cela s'était passé différemment : sauts dans l'Histoire Imaginaire), ne contient que des textes d'historiens ou d'hommes politiques et sur les onze essais qu'il comprend, la plupart ont été écrits par des Anglais ; l'un est même de la plume de Winston Churchill, qui l'intitule « Si Lee avait gagné la bataille de Gettysburg ». On n'y trouve qu'un auteur français, le futur académicien André Maurois, qui se demande ce qui aurait bien pu se passer « Si Louis XVI avait eu un grain de fermeté ». Eric B. Henriet rappelle que ce recueil reste unanimement considéré comme l'un des livres fondateurs du genre uchronique.
L'un des historiens anglosaxons les plus connus à avoir versé dans l'uchronie reste Arnold Joseph Toynbee (1889-1975), auteur d'une histoire générale des civilisations, sous le titre, A study of History (1934-1961). Il y consacre trois parties aux « et si... » de l'histoire, imaginant les conséquences d'un développement de la Chrétienté en Asie, de la victoire des Arabes contre Charles Martel et de la découverte du nouveau monde par les Vikings.
Mais, petit à petit, derrière les historiens et leur souci de l'exactitude historique, s'avancent les auteurs et la licence de l'imaginaire. Choisissant, dans la plupart des cas, de faire fi de la vraisemblance, ils renouent avec l'utopie des premiers temps, tout en jouant sur la notion fort pratique de « mondes parallèles » qui leur permet de toucher un public beaucoup plus large, parfois plus jeune. Comme l'écrit Eric B. Henriet, ils « vont apporter à l'uchronie ce qui lui manquait jusqu'alors : de l'action, du rythme, de l'exotisme, de l'aventure, de l'humour surtout et des personnages anodins (...) La contrepartie de leur enthousiasme sera une perte de réalisme historique ». Et, malgré une écrasante domination des Anglais, quelques Français se distinguent, dès les années trente, comme Jean d'Agraives, qui « explique » les succès prolongés de Napoléon Premier par l'acuité visuelle de son Aviateur de Bonaparte, publié en fascicules à partir de 1926.
Rebaptisées « alternate histories » par les enfants espiègles d'Albion et irrévérencieux de Philadelphie, qui se focalisent plus sur la détermination d'un « point de divergence », que sur la chasse aux anachronismes, flagrants et délibérés, les uchronies prospèrent au sein de cette nouvelle littérature populaire, baptisée par Hugo Gernsback, dans Amazing en 1926. Sous le couvertures bariolées, la gloire de Rome y est réinventée sur des mondes lointains, des voyageurs temporels colmatent les brèches de l'histoire, des empires galactiques se constituent sur le modèle de ceux d'Alexandre ou de Napoléon. Les auteurs n'hésitent pas à remonter jusqu'aux civilisations sumérienne, précolombienne, égyptienne, passant à la moulinette de l'esprit occidental, les cultures chinoise, arabe, turque, indienne, japonaise... Certains points de divergence font bientôt l'objet d'un véritable culte narratif : mort prématurée, ou survie inespérée, d'Alexandre le Grand, Europe totalement dévastée par la Peste Noire, victoire de l'Invincible Armada, domination des Sudistes durant la Guerre de Sécession, prolongement du IIIème Reich, échec de l'assassinat de Kennedy, effondrement de l'impérialisme américain, etc. Autant d'univers qui sont aux antipodes des révisionnismes, puisqu'ils s'assument comme purement spéculatifs.
Cet « acte combinatoire », toutefois, va servir de creuset bouillonnant à une nouvelle manière d'envisager le temps et l'utopie en Occident. Et elle n'est pas si bâtarde qu'il peut le sembler de prime abord : après tout, l'Utopie de Thomas More s'appuyait aussi sur des éléments très hétérogènes tels que l'héritage grec, le Moyen-Âge, la culture des Incas et le protestantisme. Au fond, la science-fiction, en absorbant l'uchronie, contraint l'utopie à retrouver l'esprit provocateur de la « petite pisseuse » à croupetons qu'est la conscience occidentale.
Les uchronies sont autant de regards critiques sur les mécanismes de l'Histoire, et la quête utopique n'est plus celle d'une cité idéale, mais celle d'une histoire idéale, et idéalement comprise dans ses mécanismes : qu'est l'Histoire ? Dépend-t-elle des Grands Hommes, comme le supposait Thomas Carlyle ? Est-elle déterminée par des invariants économiques selon l'analyse de Karl Marx ? Existe-t-il une fin de l'Histoire, ainsi que l'a évoqué, encore récemment, Fukuyama ? La patrouille du Temps de Poul Anderson, Autant en emporte le temps de Ward Moore, Pavane de Keith Roberts, Les chroniques des années noires de Kim Stanley Robinson constituent autant de réponses plus ou moins argumentées sous couvert d'imaginaire. L'œuvre inégale, mais foisonnante, de Robert Silverberg (La porte des Mondes, Roma Aeterna), parce qu'elle renoue avec la fonction critique de l'Uchronie de Renouvier, fait figure d'incontournable. Selon Fredric Jameson, s’opère à travers l'uchronie et la science-fiction qui l'absorbe, « un glissement de la pensée diachronique (l’histoire dite linéaire) vers un modèle synchronique ou systémique », qui tente d’appréhender la causalité dans toute sa complexité : « rapports entre les sexes, systèmes d'écriture, armement – chacune de ces choses prétend au titre de cause ou de détermination en dernière instance, laquelle dicte à son tour (...) une manière de raconter l'histoire du changement historique en question ».
Tout cela explique la curiosité marquée, et récurrente comme le prouve l'essai récent de Fabrice d'Almeida et Anthony Rowley, Et si on refaisait l'histoire ? (Odile Jacob, 2009) des historiens à l'égard du genre. Au fond, c'est l'appréhension de la grande interdépendance des évènements synchrones qui, en formant « un réseau de surdéterminations » transforme la matière historique, écrit Fredric Jameson, en « torrent ahurissant de Devenir pur ». Dès lors, l'uchronie stade 2 se focalise autour de la détermination du « point de divergence », du moment où, précisément, l'histoire aurait pu, ou aurait du, prendre un autre chemin. Or, le choix de cet « événément », dans la perspective synchronique, ne crée pas simplement des « dilemmes représentationnels (…) mais génère aussi des questions idéologiques (…) à propos du changement lui-même ». L'uchronie est-elle divergente, convergente, neutre, éphémère, pérenne ? Les réponses varient selon les auteurs, selon la conception qu'ils se font de l'histoire, volontariste ou déterminée. L'acteur historique, le personnage qui assume le rôle du rouage qui grippe ou du Législateur qui libère, est confronté aux forces historiques, économiques, religieuses ou culturelles, et doit trouver la meilleure voie possible. C'est ce que j'ai essayé d'illustrer avec ma dernière uchronie : Tancrède.