« En 1829, par une jolie matinée de printemps, un homme âgé d'environ cinquante ans suivait à cheval un chemin montagneux qui mène à un gros bourg situé près de la Grande-Chartreuse. »
Classé dans (les) Scènes de la vie de campagne à l'intérieur de La Comédie humaine, tome IX de l'édition « Gallimard - La Pléiade » (1), Le Médecin de campagne (1833) raconte l'histoire d'une utopie et la tragédie intime d'un cœur blessé (l'une n'est pas sans rapport avec l'autre) ; la belle épigraphe choisie par Balzac pour son roman est l'indice de cette tragédie : Aux cœurs blessés, l'ombre et le silence.
Le docteur Benassis après avoir eu la velléité de se retirer du monde, et d'adopter la devise monastique : Fuge late tace (2), devient le maire d'une petite commune des Alpes proche de Grenoble. L'action qu'il va mener à la tête de cette commune, mais aussi du canton auquel elle est rattachée, fera progressivement passer la population de sept cents âmes à deux mille (3). Pour cela il n'a pas hésité à chasser les habitants du bourg historique défavorisé par sa situation : manque d'ensoleillement, proximité d'un torrent, et en complet dépérissement, pour construire un bourg nouveau prospère grâce à l'implantation qu'il facilite de fabriques (les anciennes manufactures chères à Colbert), de fermes agricoles, d'artisans, et de familles attirées par la possibilité de trouver du travail. Un espoir le tenaille : « Peut-être finirons-nous par prendre tournure de petite ville et par avoir des maisons bourgeoises. »
Les habitants historiques que Benassis a expulsés étaient, pour leur malheur, tous atteints de crétinisme, au sens médical et scientifique du terme : ils constituaient un frein à l'expansion économique du village destinée à améliorer le sort des familles.
D'où vient l'inspiration politique du docteur? Je dirai qu'elle est à la fois chrétienne (au sens du catholicisme social) - très riche, il exerce gratuitement la médecine pour les pauvres - et saint-simonienne, le producteur est au centre de son système (de gouvernance dirait-on aujourd'hui), il se considère même comme une sorte de tuteur : « Je résolus d'élever ce pays comme un précepteur élève son enfant ». Sa motivation, elle, a une origine plus personnelle, aux tréfonds de sa vie privée... Ce sera l'objet de sa confession, curieusement Balzac a renvoyé cette séquence au chapitre IV du livre, p. 255, c'est le procédé de l'analepse (le flash-back du cinéma) cher à Gérard Genette.
Car Benassis, languedocien d'origine, fréquentait les salons parisiens dans une autre vie :
« Mes amis de Paris, ou les petites-maîtresses dont j'étais le sigisbée, ne reconnaîtraient jamais en moi l'homme qui fut un moment à la mode , le sybarite accoutumé aux colifichets, au luxe, aux délicatesses de Paris. », p. 297
Peut-on s'en extraire sans laisser de la "porcelaine cassée" derrière soi? expression métaphorique que j'emploierai pour désigner dans Le Médecin de campagne Évelina, une vraie jeune fille de famille, qui plus est janséniste, ignorante des choses de la vie.
La réponse vient à la lecture de ce roman - il jouit d'un statut à part dans La Comédie humaine (4) - parcouru également par des récits de la geste napoléonienne (Wagram, la retraite de Russie vue à travers, entre autres, le rôle des pontonniers), un des principaux personnages, Genestas, est un ancien officier de la Grande Armée, et par l'exposition d'idées économiques et politiques qui annoncent, quinze ans à l'avance, Marx et Le manifeste communiste :
« Le triomphe de la bourgeoisie sur le système monarchique ayant pour objet d'augmenter aux yeux du peuple le nombre des privilégiés, le triomphe du peuple sur la bourgeoisie serait l'effet inévitable de ce changement. », p. 216
L'époque n'en était certes pas encore là, en attendant Balzac pouvait écrire à sa grande amie Zulma Carraud, le 25 mai 1833 : « Le Médecin de campagne est fini ».
Dont acte.
Nota bene : le lecteur familier de ce blog aura remarqué que j'avais déjà publié un billet sur Le Médecin de campagne mais j'ai souhaité ici recentrer mon propos sur le roman et ne pas y faire interférer des éléments de caractère autobiographique
Notes
1) l'édition à laquelle je me réfèrerai est celle parue en 1999 aux éditions "classique" du « Livre de Poche », éditions et notes de Pierre Barbéris
2) Fuis cache-toi et tais-toi
3) voilà qui serait aujourd'hui intéressant en terme d'attribution de la D.G.F. (Dotation globale de fonctionnement)!
4) ne serait-ce que parce qu'aucun de ses personnages ne réapparaît dans La Comédie
Post-scriptum : le prochain article, vacances obligent (c'est-à-dire beaucoup moins de lecteurs) sera publié dans la première quinzaine du mois de septembre, en attendant je vous invite à visionner la page que j'ai créée sur Facebook pour faire connaître mon livre Denis Tillinac et la beauté des Vietnamiennes à bicyclette