De retour à Paris, encore quelques souvenirs des Rencontres d'Arles, des bribes, des désirs furtifs, des images qui resteront flottantes dans ma mémoire. Rien d'exhaustif, pas de grands noms, plutôt des découvertes, ici ou là, surtout dans le Off (où beaucoup d'expositions ne duraient que la prmeière semaine). Par exemple, Eric Lusito, Traces of the Soviet Empire, est parti à la recherche des vestiges de l'URSS, et en a aussi fait un beau livre. On se passerait des gadgets au mur (étoile rouge en plâtre...) pour se contenter des photographies, et certaines sont très fortes, comme cette rangée de portraits de membres du Politburo, hommes de doctrine et de pouvoir, cardinaux marxistes devant qui l'on tremblait. Vingt ans plus tard, leurs portraits graves ou sinistres sont délavés, déchirés : esthétique de la ruine, symbole du temps qui passe, icônes détrônées, mémoires effacées; j'ai aimé retrouver là les frères soviétiques des martyrs libanais de Hadjithomas et Joreige, plus puissants hier, plus oubliés aujourd'hui.
Des trois récents diplômés de l'ENSP sélectionnés par les Rencontres, j'ai été sensible au travail de Julie Fischer (Les passeurs); ses grands formats attirent aussitôt le regard, corps de vaches ou de chevaux blessés ou morts, cicatrice, poil ras, bandage, perfusion, mais ce sont ses petits tirages enneigés qui, ensuite, séduisent. On y distingue des traces animales, empreintes de pattes d'oiseau, neige fondue par la chaleur d'un corps absent, paysages plats, rectilignes où tout disparaît dans la brume et la neige, où les formes s'estompent, où l'on voudrait tendre la main en avant pour toucher l'image, pour échapper au vertige et reprendre pied, pour voir du bout des doigts faute d'yeux. L'étrange sculpture informe au centre de cette photographie m'a longtemps arrêté : serait-ce une sculpture involontaire glacée extirpée des poches d'un Brassaï congelé ? ou un dégueulis salin de Claude-Nicolas Ledoux ? C'est peut-être qu'ici s'accomplit le passage mystérieux du gazeux au solide, de la vapeur d'eau à la glace, de l'éphémère léger au permanent pesant, et qu'on pourrait y voir une métaphore photographique, une capture de la lumière intangible par les sels d'argent, ou bien cette pureté glaciale induit-elle une forme d'ascèse qui ne se ressent que dans l'extrême, l'inhospitalier, le désert, la haute mer ou la haute montagne.
A côté (j'ai moins goûté les photos de touristes, parfois trop struthiennes ou parriennes à mes yeux), la série Métronomes de Pierre Toussaint montre des fragments : fragments d'humains bien reconnaissables, morceaux de corps seuls, urbains, acéphales; des gestes de mains, des plis d'habits, des torsions de buste. Ville et homme se répondent, pavés et motifs floraux d'une chemise, gravier et semis de fleurs sur une robe, grille et reflets plissés d'un blouson de cuir, carreaux et rayures d'une cravate. Rien n'est dérobé, rien n'est révélé de ces passants, sinon leur urbanité, leur chorégraphie maladroite dans l'espace qu'ils occupent.
Un peu plus loin, parmi les jeunes talents SFR, plus que le lauréat jeune prodige (Marin Hock, 22 ans), dont j'ai apprécié le regard sur les pensionnaires d'un centre de psychothérapie, j'ai surtout été frappé par deux portraitistes, Françoise Beauguion qui aligne avec intelligence des visages de jeunes juives israéliennes et de jeunes arabes palestiniennes, qui jamais ne se croisent, jamais ne se parlent, mais vivent sur le même territoire, ou presque : les unes sur fond de plage, les autres avec le béton des colonies en arrière-plan (Face à face). A la différence du placardeur naïf, c'est un travail d'une grande sensibilité et d'une acuité très vive.
Claire Delfino, elle, saisit les adolescentes au réveil, en cet instant incertain où le réel prend le pas sur le rêve; j'ai aimé qu'une des photographies de la série soit vide de corps, ne montrant que les plis des draps, après le sommeil ou l'amour : les peaux plissées, la brume des regards des jeunes filles y font écho.
Ailleurs, dans une agence immobilière vide, parmi une dizaine de jeunes photographes, j'ai remarqué cette grande composition de Sylvain Couzinet-Jacques où l'explosion pixellisée occupe tout l'espace, comme elle occupe tout l'imaginaire et tous les médias depuis bientôt dix ans, cependant que ressort du tumulte cet écran blanc, vide, neutre, dénué de tout sens, de tout message, comme une invite à la distance, au recul, au vide intérieur, philosophique.
Dans un tout autre style à Hypermarkt, entre autres photos recueillies (et la cueillette y est souvent bien plus créative qu'aux Ateliers), les études typologiques d'Olivier Cablat, à partir d'images de footballeurs pour un cahier d'enfant, sont suffisamment délirantes pour qu'on s'en délecte sans modération (et qu'on y revienne...). (mais ces deux expositions off sont terminées).
On peut continuer la visite par l'exposition des incontournables et omniprésents photographes de Tendance Floue (mais ce n'est plus une découverte, un beau petit livre chez Actes Sud célèbre leurs vingt ans). J'y ai particulièrement aimé un mur convexe où sont accrochés les Vulnérables d'Alain Willaume, têtes et bustes à l'horizontale, comme des gisants, mais ce ne sont que des bronzants.
Vou auriez aussi pu aller voir (mais c'est terminé, désolé), dans un petit local avec vue sur le Rhône près du Musée Réattu, une exposition noire et blanche, Blank de Luca Gilli, avec des images flottantes, fantomatiques, saturées, à peine soulignées par une touche de couleur, câble bleu, panneau rouge, et Labyrinthi de Cesare di Liborio, sombre dédale devant lequel on cligne des yeux, on scrute, on tente de capturer la lumière.
Enfin, touche finale, de la fresque de 42 mètres à la gloire de la sculpture de Wang Qin Song (déjà vu ici), où 200 figurants enduits de glaise, coincés dans les espaces creusés dans une paroi, jouent stoïquement Vénus, Persée, le discobole, Laocoon ou les bourgeois de Calais, allez avant tout voir le film du making-off : la plus belle scène est à la fin, quand ces ombres grises quittent leur position, émergent de la boue, se détachent de leur rôle, marchent et reviennent dans le monde des vivants. Nous aussi, après Arles...
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