13 JUILLET 2011 | PAR EDWY PLENEL
http://www.mediapart.fr/journal/france/130711/les-rendez-vous-manques-des-dirigeants-socialistes
Le PS sait-il encore ce que s'opposer veut dire ? Et quelle est son altérité avec le pouvoir actuel ? A la veille de la clôture des candidatures à la primaire socialiste, cette double question se pose. Les parlementaires socialistes viennent d'approuver l'intervention militaire en Libye lancée par Nicolas Sarkozy. Auparavant, les dirigeants socialistes avaient soutenu le remplacement de Dominique Strauss-Kahn par Christine Lagarde au FMI. Comme si leur gauche était interchangeable avec la droite.
Les dirigeants socialistes, au premier rang desquels l'actuelle première secrétaire du PS, Martine Aubry, et son prédécesseur, François Hollande, se proposent pour succéder à Nicolas Sarkozy à la présidence de la République en 2012. Cette ambition légitime, pour les représentants de la première force parlementaire d'opposition, suppose qu'ils réussissent à incarner auprès du peuple français une alternative véritable qui ne soit pas simplement l'alternance au pouvoir de partis de gouvernement ayant, sur l'essentiel, des positions et des pratiques similaires, proches ou peu éloignées.
Or la politique est d'abord une pédagogie, celle d'un message et d'une attitude qui, dans une compétition électorale, inscrivent une différence manifeste face à l'adversaire. Construire une alternative, c'est donc proposer une altérité. Autrement dit, c'est savoir s'opposer, au jour le jour, pied à pied. Par la clarté des actes d'aujourd'hui et des engagements pour demain, c'est non seulement montrer mais prouver aux électeurs que l'on propose un autre chemin que l'actuel qui, chaque jour un peu plus, abaisse la France, la divise et l'épuise.
A cette aune, il est aujourd'hui permis de douter du Parti socialiste et de ses principaux dirigeants. Certes ils veulent présider la France et, durant les primaires ouvertes qui s'ouvrent à partir de ce mercredi 13 juillet et jusqu'en octobre afin de choisir leur candidat(e) à la présidentielle, il auront tous à cœur d'en illustrer les raisons et les justifications. Mais portent-ils vraiment une alternative qui soit à la hauteur des dégâts du sarkozysme, ce synonyme de régression démocratique et sociale, de rejet du monde et de peur de l'étranger ?
Sauf à tomber dans le même piège démagogique qui fit le succès électoral de Nicolas Sarkozy en 2007, la réponse à cette question ne se trouve pas dans les paroles, promesses et programmes, mais dans les actes concrets par lesquels se construit, dans l'opposition, une dynamique du refus et un rapport de forces. Ce n'est pas demain mais aujourd'hui même que les Français ont besoin de savoir, de vérifier surtout, si les socialistes feront une politique fondamentalement différente de l'actuelle.
Or, qu'il s'agisse de la politique internationale, des enjeux économiques et sociaux, des questions d'éthique et de morale publique – tous sujets sur lesquels l'attente de leurs sympathisants comme de leur électeurs est immense –, les dirigeants du PS viennent, hélas, de faire la démonstration contraire.
Le soutien du PS à la guerre imbécile de Libye
A la veille du 14 juillet, Nicolas Sarkozy a donc reçu, mardi 12, à l'Assemblée comme au Sénat, l'onction parlementaire qu'il souhaitait pour se poser en chef de guerre alors même que son aventure libyenne est un fiasco doublé d'un imposture. A contre-courant des vulgates médiatiques dominantes, Mediapart l'a expliqué dès l'origine de l'engagement militaire en Libye (lire ici mon article du 23 mars) : cette guerre était le plus mauvais service rendu aux révolutions pacifiques arabes naissantes. Imbécile dans sa définition comme dans sa conduite (lire ici l'article de François Bonnet), elle ne relève pas d'un soutien sincère au peuple libyen mais d'un parti pris dans une guerre civile où se dispute l'héritage d'une dictature soutenue, jusqu'à récemment encore, par le pouvoir français.
Ses motivations opaques seront bientôt éclairées par les prochaines révélations des « documents Takieddine » dont Mediapart a commencé, cette semaine, la publication (le premier épisode est ici, le deuxième est là sous les plumes de Fabrice Arfi et Karl Laske). On découvrira alors quel règlement de compte presque privé cache la guerre aujourd'hui approuvée par le Parti socialiste, tandis que ses potentiels alliés communistes et écologistes l'ont, eux, clairement rejetée. Ses dirigeants s'en alarmeront-ils et prendront-ils conscience de leur propre légèreté ? Rien n'est moins sûr puisque le PS, qui se veut le premier parti de la gauche française, n'a pas encore su organiser des manifestations publiques de solidarité et de mobilisation aux côtés des révolutions démocratiques arabes.
Six mois après le début, en Tunisie, de cet événement considérable, aucun rassemblement, aucun meeting, aucune mobilisation ! A l'exception de voyages sur place d'Arnaud Montebourg ou de François Hollande, aucune campagne militante pour faire comprendre et partager, en France même, ce qui se joue au Maghreb et au Machrek, et qui nous concerne au premier chef. Juste un vote donc, pour approuver la guerre en Libye alors même que plusieurs ONG mettent en cause, sur le terrain des droits de l'homme, l'intégrité et la crédibilité des opposants qu'elle est supposée soutenir. Presque un vote de routine, comme si cette question éminemment symbolique – faire ou non la guerre – ne méritait pas qu'on s'y attarde longuement, qu'on y réfléchisse sérieusement, qu'on en discute publiquement, quand la France est déjà engagée depuis des années sur un autre champ de bataille dans un pays musulman, en Afghanistan, avec un bilan également discutable, sinon calamiteux, et des pertes humaines conséquentes.
Le jour du vote, les deux principaux candidats aux primaires socialistes, du moins selon les sondages, avaient d'autres urgences : présenter leurs équipes de campagne. Enumérer les grands élus qui les soutiennent. Montrer leurs forces, comme aux premiers jours d'un congrès socialiste. S'agissant de rivaux supposés proposer des solutions différentes, la seule nouvelle de cette journée d'affichage réciproque de Martine Aubry et de François Hollande fut de découvrir que les anciens soutiens de Dominique Strauss-Kahn se sont répartis de façon équitable chez l'une et chez l'autre. Dès lors, comment ne pas s'interroger sur ce qui les différencie politiquement, sur le fond, au-delà de la forme – c'est-à-dire en dehors de leurs personnalités, de leurs apparences ou de leurs caractères ?
Les dirigeants socialistes auraient voulu illustrer leur conversion zélée au présidentialisme comme personnalisation du pouvoir et appauvrissement de la politique qu'ils n'auraient pu mieux faire. Procédure inventée par un PS en perte d'emprise sur la société et en crise profonde de leadership, les primaires étaient supposées favoriser un renouvellement générationnel que le peuple de gauche était invité à appuyer et à arbitrer. Résultat, du moins pour l'instant et s'agissant des supposés favoris : c'est une bataille de pouvoir interne au PS, de places, de postes et de clientèles, qui s'annonce, dont on ne sent guère les lignes de fracture. Perception qu'accentue le traitement médiatique dominant qui commente une sorte de course de petits chevaux sans autre contenu que la concurrence et la rivalité des personnes.
Sous l'affaire DSK, les ravages délétères du présidentialisme
A l'évidence, le jour n'est pas arrivé où la direction du PS comprendra que le présidentialisme français, ce système présidentiel déséquilibré, sans limites ni contre-pouvoirs, vide la politique de sa substance. Et, par voie de conséquence, la gauche de son altérité démocratique et sociale. Depuis quatre ans, et alors que le sarkozyme fait la démonstration permanente des excès et abus de cette forme de pouvoir qui confisque la volonté populaire, les dirigeants socialistes n'ont pas donné l'impression d'avoir pris la mesure de ce qui se dévoilait aux yeux des Français avec cette hyperprésidence, et qui appelle une ambition démocratique renouvelée, audacieuse et inventive.
De cet embarras ou de cette impuissance a témoigné leur incapacité à donner une signification populaire au souvenir de l'alternance de 1981 dont on célébrait, le 10 mai de cette année, le trentième anniversaire. Un an avant la présidentielle, c'eut été une belle occasion de promouvoir un imaginaire alternatif à celui du pouvoir en place, fait de mobilisation rassembleuse, de revendication sociale et d'exigence démocratique. Or, tandis que l'on pouvait, grâce à un livre de Mediapart (lire ici l'article de Laurent Mauduit), vérifier le contraste entre la force des 110 propositions de 1981 et la frilosité des engagements de 2011, la seule fête organisée Place de la Bastille pour commémorer l'événement le fut par des mécènes privés, un banquier d'affaires, Mathieu Pigasse, et un industriel du luxe, Pierre Bergé.
Etonnant renversement : les responsables socialistes n'étaient que les invités d'un concert dont ils auraient dû être les organisateurs et d'où, de surcroît, tout message politique offensif était banni. Ils sont donc venus, certes pas tous mais nombreux, faire leurs représentations aux maîtres de cérémonie qui, pourtant, appartiennent au même monde social, d'intérêts croisés et de pouvoirs imbriqués, que l'oligarchie actuellement en cour. Sans compter que ces deux personnages illustrent, par leurs récents investissements dans une presse à la dérive, aussi bien financière que morale, la prégnance à gauche comme à droite d'un illibéralisme français qui fait bien peu de cas de l'indépendance réelle des équipes rédactionnelles.
Déjà soulignée, en 2007, par les ralliements soudains au sarkozysme d'individualités venues du PS, cette consanguinité sociale est l'une des conséquences, et non des moindres, d'un présidentialisme qui, en identifiant la quête du pouvoir à une aventure personnelle, corrompt les hommes et égare les idéaux. Jusqu'à l'accident hôtelier de New York, le pari totalement irréaliste fait par la direction majoritaire du PS sur une candidature de Dominique Strauss-Kahn a illustré par l'absurde l'aveuglement politique qui en découle. Comment croire que le candidat le plus éloigné des réalités vécues par le peuple français depuis quatre ans, depuis l'élection de Nicolas Sarkozy pouvait être le plus crédible ?
Eloigné, Dominique Strauss-Kahn le fut aussi bien dans le temps que dans l'espace. Nommé à la direction générale du FMI avec le soutien d'un Nicolas Sarkozy à peine élu, il n'a pas fait le choix de s'opposer à Paris, mais de se protéger à Washington. Bulle communicante, aussi bien médiatique que sondagière, la candidature « DSK », avant même de se fracasser sur un fait-divers sexuel, était une coquille vide, sans autre réalité que l'éloignement, sans autre contenu que son silence. Quant au fait d'avoir été le gestionnaire de l'institution financière mondiale en pleine crise économique, il tenait lieu de gages aux possédants bien plus que d'attrait pour les classes populaires dont, au passage, certains socialistes ont même oublié qu'elles restaient le groupe social majoritaire du pays .
La vertu républicaine contre les politiques interchangeables
Toute bulle spéculative finit par éclater un jour. Celle de la candidature Strauss-Kahn a d'abord été victime d'elle-même, de ce qui l'avait fait naître et prospérer : l'ambition collective réduite au seul pari sur un homme, et donc aussi sur ses faiblesses tout autant que sur ses forces. Car, d'un point de vue politique qui devrait être le seul à motiver, en l'espèce, des curiosités publiques, peu importe, à la limite, le scénario final : dans tous les cas de figure, l'éthique de responsabilité de l'ex-futur candidat socialiste y est compromise et dégradée par une absence d'éthique de conviction.
En effet, qu'il s'agisse, comme le prétend sa défense, d'une relation sexuelle consentie, ou d'un piège malicieusement tendu dans lequel il serait tombé, ou enfin, comme l'affirme son accusatrice, de l'agression d'un homme sur une femme à laquelle il veut imposer un désir non partagé, la mésaventure de Dominique Strauss-Kahn le confronte à sa conception de l'exercice d'une fonction publique. En d'autres termes, de ce que ce type de responsabilités qui ne vous appartiennent aucunement, où l'on représente et défend un bien commun, imposent comme réserve et rigueur, contrainte et distance, retenue et hauteur jusque dans cette zone grise qui est à la frontière du privé et du public, où l'on est encore un personnage public quoique dans la sphère privée.
C'est ce qu'en d'autres temps, ceux des vitalités démocratiques et des inventions révolutionnaires, l'on appelait tout simplement la vertu républicaine, entendue non pas comme une pudibonderie moralisante mais comme une force morale exigeante. De ce point de vue, le caractère délétère du feuilleton DSK, à la manière d'un fait-divers chroniqué jusqu'à l'écœurement par la majorité des grands médias et dont le marécage nauséabond ne cesse d'embourber le PS, doit autant aux ambiguïtés socialistes qu'aux complaisances d'époque. Comme le capitaine Haddock avec ce sparadrap dont il n'arrive pas à se débarrasser, les dirigeants socialistes continuent de vivre avec l'affaire Strauss-Kahn faute d'avoir su la clore.
Comme expliquer, par exemple, que l'intéressé, légitimement occupé à se défendre d'accusations graves, ait trouvé le temps d'écrire à ses amis du FMI, pour leur rendre leur liberté, et n'ait toujours pas réussi à s'adresser à ses camarades socialistes, pour les libérer eux aussi de l'embarras qu'il leur cause ? En finir avec l'affaire Strauss-Kahn, son poison dépolitisant et son climat délétère, de rumeurs et de spéculations, aurait supposé une direction socialiste plus à même de faire prévaloir l'intérêt général de la gauche sur des intérêts particuliers, tissés d'alliances circonstancielles et de fidélités personnelles.
Pis, en soutenant la candidature de Christine Lagarde au FMI, notamment par la voix de Martine Aubry, le PS a réussi ce tour de force de ruiner les maigres plaidoyers en défense de « DSK vrai homme de gauche » dans ses fonctions de grand argentier du capitalisme mondial. Ainsi donc la ministre de l'économie qui incarnait en France une politique anti-sociale, au bénéfice des plus riches et au détriment du plus grand nombre, serait donc, pour les socialistes, la mieux à même de succéder à l'un des leurs à la tête du FMI ! Sans compter qu'en faisant cet aveu d'une classe politique interchangeable, le PS se contredisait lui-même, ignorant les procédures engagées par certains des siens contre Christine Lagarde dans l'immensément scandaleuse affaire Tapie.
Contre les agendas professionnels, parier sur l'événement
Ainsi, qu'il s'agisse des enjeux internationaux, du renouveau démocratique ou des questions sociales, les dirigeants socialistes n'ont ni su ni voulu faire vivre, dans l'opposition, une alternative concrète au sarkozysme. Ils sont restés dans leur bulle, partisane ou locale, entre responsables nationaux ou entre élus locaux, attendant que le sarkozysme passe comme si la suite devait leur revenir naturellement, à la manière d'héritiers légitimes d'une alternance inévitable.
En 2009, après l'alerte des élections européennes, ils s'étaient soudain inquiétés et provisoirement remis en cause, alors que nous les interpellions déjà sur leurs renoncements successifs (lire ici notre parti pris de l'époque). La rénovation devint leur mot fétiche, avec la perspective de primaires de la gauche qui seraient une sorte de bain de jouvence. Deux ans ont passé, et rien n'a vraiment changé. Ou, plutôt, comme dans Le Guépard, le roman de Lampedusa, si tout a changé en apparence avec la procédure des primaires, c'est, dans l'esprit des principaux dirigeants socialistes, pour que rien ne change.
Voici donc qu'on aligne les bataillons de grands élus comme dans les plus belles batailles d'appareil, en brandissant comme garantie de crédibilité et de renouvellement un système où règne encore le cumul des mandats et, surtout, leur répétition illimitée dans le temps. Et qu'à cette occasion, on ferme les yeux sur les pratiques discutables ou les combines illicites de tel ou tel cacique rallié, comme l'a lamentablement illustré l'indulgence intéressée de Martine Aubry dans les Bouches-du-Rhône où les révélations de l'affaire Guérini discréditent le PS local.
En 2002, Lionel Jospin avait promis, avec le succès que l'on sait, de« présider autrement », faisant l'impasse sur un sursaut parlementaire par sa funeste inversion du calendrier électoral. Mais encore faudrait-il que le PS réussisse déjà, dans l'opposition, à faire de la politique autrement, avec un souci éthique et une exigence civique. Révélés par Mediapart, deux épisodes sénatoriaux, qu'il s'agisse d'un fraudeur aux notes de frais ou d'un condamné pour agression sexuelle, suffisent à en douter (lire ici l'article de Mathilde Mathieu et Michaël Hajdenberg, etlà celui de Lenaïg Bredoux). Et le silence parfois assourdissant de la direction socialiste sur des agissements qui discréditent la République, par exemple nos révélations récentes sur le nouveau défenseur des droits (notre enquête est ici et là), montre que cette tolérance coupable dans leurs propres rangs les paralyse face à leurs adversaires politiques.
A moins d'un an de l'élection présidentielle, le PS ne cesse donc de manquer ces rendez-vous de principe et d'action où se construit, se crédibilise et s'enracine dans l'opposition une alternative. Ses dirigeants se comportent comme si l'avenir était écrit et, quel que soit leur candidat(e), tournerait en leur faveur. Rien n'est moins sûr tant nous vivons une époque où, plus que jamais, l'histoire n'est pas écrite, mais incertaine, inattendue et improbable. De la grande à la petite histoire, du surgissement imprévisible des révolutions arabes à l'arrestation impensable de DSK pour crimes sexuels, sans compter la victoire d'Eva Joly aux primaires de l'écologie ou la dynamique unitaire créée par le Front de gauche autour de Jean-Luc Mélenchon, c'est la leçon des mois derniers.
Parce que sa raison d'être est l'information, son indépendance et son exigence, sa vitalité démocratique et sa liberté indocile, Mediapart continuera, pour sa part, à guetter cet inattendu et cet imprévisible. A rechercher, accompagner ou créer tous ces événements véritables qui, à rebours des agendas partisans et des stratégies communicantes d'une politique trop professionnelle, font surgir les impatiences et les espérances du plus grand nombre.