Éditions du Passage
Autant dire que je suis entré dans ce texte avec un peu de prudence : je me défie de ce qui livre un écho trop immédiat au temps. Parce que je crains les erreurs de parallaxe, et parce que la chronique dite sociétale ne m’apparaît que rarement favorable à la littérature. C’était compter toutefois sans le talent de Carole Fives, qui n’a pas son pareil pour maintenir entre elle-même et la surface des choses, où elle glisse très à son aise, une distance à la fois prudente et ironique, légère mais très significative, qui permet de désamorcer bien des réserves que le genre pourrait susciter – et qu’elle se plaît d’ailleurs à désamorcer par anticipation à certains moments du texte. Aussi cette trentaine de courtes fictions ne sont-elles pas de simples tranches de vie, mais des petits objets à la fois liés et distincts, comme autant de miniatures engendrées des mythologies de Barthes. Des petits scénarios, bien ficelés, traversés de personnages directs, spontanés, campés avec l’évidence que confère l’oralité, à la fois rustres dans leur spontanéité apparente et très denses dans leurs névroses. Sous couvert d’histoires concrètes et réalistes, Carole Fives visite la modernité à sa manière, c’est-à-dire en coup de vent, au canif et d’un trait vif, avec un humour bien trop ravageur pour ne pas y percevoir une graine d’amertume, peut-être de colère. Mine de rien, elle ausculte là tout un pan de nos marottes : le déclassement, la réussite sociale, l’infidélité, la violence conjugale, la chirurgie plastique, la filiation, l’abus sexuel, l’adolescence, l’argent, le regard des autres, et tant d’autres de ces petites choses plus ou moins impensées qui nous font nous mouvoir, ou au contraire nous tétanisent dans le magma social. Il y a un vrai ton, c’est fait avec beaucoup d’esprit et sans prétention, et il est certain que la concision de ces figurines participe grandement de la qualité du recueil. Qu’on lira de préférence d’une traite, afin de laisser s’esquisser au mieux cet univers finalement assez glaçant, tant nous pouvons y apparaître pathétiques, bavards, égoïstes, impuissants, et en vérité un peu sots. Pour autant, ce n’est pas cruel. Carole Fives décortique nos sales petites manies (avec une légère prédilection pour la gente masculine), mais elle ne le fait pas sans tendresse ni compréhension. Jamais édifiante, toujours narquoise. L’intelligence des saillies, la facétie, le sens du rythme et de la composition compensent ce qui constitue pour moi le principal défaut de ce livre, à savoir le défaut de langue. C’est sans doute le pendant obligé d’un choix esthétique qui privilégie l’oralité et le monologue, et du souci bien compris d’entrer dans le lexique contemporain, mais l’écho donné à la vulgate crée toutefois une certaine frustration littéraire. Il n’en demeure pas moins que l’exercice, par sa trompeuse évidence, était plus périlleux qu’il y paraît, et qu’il est rondement mené. D’une certaine manière, je dirai que c’est un livre que je trouve étrangement bon.Article paru dans Le Magazine des Livres, n° 23, mars/avril 2010