En 1969, Aimé Césaire adapte "la Tempête" de Shakespeare pour un théâtre nègre. Ce qui me frappe aujourd'hui, à la lecture de ces deux oeuvres, ce sont les nombreuses différences, au point parfois de ressentir un léger malaise... D'abord par le titre lui-même, on remarque que Césaire renonce à la fois à l'article défini mais aussi à la majuscule du substantif, sans doute pour nous proposer modestement "une" version de "La Tempête", ou bien alors pour d'entrée de jeu, nous dire sa volonté de démysthifier l'entreprise de Shakespeare, en évoquant lui, "une" tempête parmi d'autres. La seconde chose, avant d'entrer dans le coeur de la pièce, c'est que l'intention n'est pas vraiment la même. Shakespeare, on le sait, écrit son dernier texte, à cet égard on peut parler de testament littéraire, de leçon de vie. Lorsque Césaire publie "une tempête" en 1969, il a 56 ans, et nous quittera au terme d'une longue existence, en 2008. Par conséquent, pour lui qui est à la fois un poète, un dramarturge, un acteur politique, il n'est pas question de tirer sa révérence, mais dans un contexte international d'émancipation des peuples, de dénoncer une fois de plus les méfaits de l'esclavage et de la colonisation. Autrement dit, un poète se retire, un autre s'avance et s'engage.
Dès la présentation des personnages, Césaire nous met sur la piste. Il n'en oublie aucun mais en revanche modifie tantôt leur statut, tantôt leur psychologie. Ariel tel que l'imagine Shakespeare est l'esprit de l'air, c'est-à-dire un être merveilleux, qui met ses pouvoirs au service de son maître, Prospero. Césaire choisit d'en faire un esclave, ethniquement un mulâtre. De même Caliban devient sous sa plume, un esclave nègre. Si ces deux personnages sont en quête de liberté, leur méthode pour y parvenir, n'est pas la même. Ariel le dit clairement à Caliban (Acte II, scène 1): "... Je sais que tu ne m'estimes guère, mais après tout nous sommes frères, frères dans la souffrance et l'esclavage, frères aussi dans l'espérance. Tous deux nous voulons la liberté, seules nos méthodes diffèrent." Et en effet, Ariel privilégie le dialogue, là où Caliban fait le choix radical de la révolte: "A quoi t'ont servi ton obéissance, dit-il à Ariel, ta patience d'oncle Tom, et toute cette lèche ? Tu le vois bien, l'homme devient chaque jour plus exigeant et plus despotique".
Baudelaire par Nadar (1855)
Caliban parle évidemment de Prospéro et c'est ici que l'on peut être embarrassé car Aimé Césaire en fait un personnage maléfique, uniquement animé par la volonté de puissance, là où Shakespeare maintenait une certaine ambiguité. Par exemple, lorsque Prospero raconte à sa jeune fille Miranda, la vérité sur son passé, il se présente dans la version de Césaire, comme un colonisateur victime d'un complot imaginé par ses proches puis finalement dénoncé à l'Eglise: "... quand ils surent que par mes calculs, j'avais situé avec précision ces terres qui depuis des siècles sont promises à la quête de l'homme, et que je commençais mes préparatifs pour en prendre possession, ils ourdirent un complot pour me voler cet empire à naître. Ils subordonnèrent mes gens, dérobèrent mes papiers et pour te débarasser de moi me dénoncèrent à l'Inquisition comme magicien et sorcier." Chez Shakespeare, Prospero a bel et bien été victime d'un complot mais on ne trouve guère au départ de volonté de conquérir des terres lointaines et exotiques. Prospero est un homme qui renonce au contraire au pouvoir au profit du savoir. Shakespeare nous raconte qu'en tant que duc de Milan, il passait de plus en plus de temps reclus dans sa bibliothèque, laissant son jeune frère l'ambitieux Antonio, gérer les affaires à sa place. Celui-ci finit par l'évincer complètement. A la fin de la pièce, Prospero, rassuré sur l'avenir de sa fille Miranda, renonce définitivement à sa magie, au pouvoir qu'il avait sur les êtres. Tous ces aspects positifs du personnage ont été gommés par Césaire, qui à l'inverse, dresse un portrait flatteur d'Antonio... En effet, celui qui incarne la figure du traître et de l'usurpateur, est plutôt chez Césaire un personnage lucide, voir même cultivé. Pour preuve, lorsque les naufragés visitent l'île, l'un d'eux, Gonzalo exprime le premier l'idée de coloniser cette "terre merveilleuse", qui ne peut porter que des "êtres merveilleux". Antonio lui répond alors par deux vers: " Des hommes dont le corps est mince et vigoureux/ Et des femmes dont l'oeil par sa franchise étonne...". Et Gonzalo de répliquer très admiratif: "je vois que vous connaissez vos auteurs...". En somme, Césaire ne craint pas de faire d'Antonio, le frère et rival de Prospero, un lecteur de Baudelaire dont je cite la strophe en entier: "Une île paresseuse où la nature donne /Des arbres singuliers et des fruits savoureux;/ Des hommes dont le corps est mince et vigoureux, /Et des femmes dont l'œil par sa franchise étonne" (Parfum exotique, dans les Fleurs du mal).
- Portrait de Hegel par Schlesinger (1831)
Si on peut déplorer cette simplification extrême des personnages pour les besoins de la démonstration (mais qui pourrait sans doute se justifier au nom de la liberté de l'écrivain), je dois reconnaître, que c'est en lisant le texte de Césaire que j'ai compris l'importance du thème de la liberté dans l'oeuvre originale. Chez Shakespeare, au tout début de la pièce, le lecteur est embarqué sur le bateau qui du fait de la tempête, va bientôt sombrer. Jusqu'à présent je n'accordais guère d'importance à cette scène, or elle est essentielle car on trouve dans les échanges entre le capitaine, le maitre, et les membres de l'aristocratie (Gonzalo, Antonio, Alonzo, etc.), une forme de déni des hiérarchies sociales. Césaire reproduit assez fidèlement cette scène. Le roi Alonzo est scandalisé par le langage du maitre, qui ne respecte plus du tout les convenances, le jeu social. Il parle au roi et à sa cour, comme s'ils étaient des gens ordinaires. "Dites donc; l'ami ! vous semblez ne pas très bien vous rendre compte à qui vous parlez !" s'insurge Gonzalo. Le Maitre lui réplique: "... il y en a un qui se fout du Roi comme de toi et moi, il s'appelle le Vent ! Sa majesté le Vent ! Pour le moment, c'est lui qui commande et nous sommes ses sujets". En d'autres termes, dans ces circonstances graves et exceptionnelles, l'élite aristocratique perd immédiatement sa légitimité, son autorité. Seuls les gens compétents et courageux sur le bateau, peuvent s'exprimer, les autres doivent rester dans leurs cabines et prier le bon Dieu... Exactement à la fin de la pièce, Césaire, comme un effet de miroir, revient sur cette inversion de la pyramide sociale. Prospero a laissé repartir les naufragés, ses anciens ennemis, sa fille Miranda. Il a libéré Ariel et demeure seul sur l'île avec Caliban. Alors qu'il est censé être le dominant, le maitre sur l'île, il prend conscience qu'il est au contraire formidablement dépendant de Caliban: "... fait froid, dans cette île... Faudrait penser à faire du feu... Eh bien, mon vieux Caliban, nous ne sommes plus que deux sur cette île, plus que toi et moi. Toi et moi ! Toi-Moi ! Moi-Toi ! Mais qu'est-ce qu'il fout ?". Caliban ne répond plus aux appels de Prospéro, il ne reconnait plus son autorité. Dans cette fin hegelienne, le maitre a plus besoin de l'esclave que l'esclave du maitre. Autrement dit, le plus libre, le plus autonome des deux n'est pas celui qu'on croit. Pour toutes les raisons que j'ai données, on demeure à la lecture d'Aimé Césaire, à la fois gêné mais toujours aussi fasciné...