L'institut Hayek avait publié l'interview que donnait, en 2003, Milton Friedman à Henri Lepage pour "Politique internationale".
Un échange intéressant entre deux intellectuels qui, chacun à sa manière, auront marqué l'histoire du libéralisme. Mais aussi un échange qui montre les limites de la capacité des plus grands intellectuels à se projeter dans l'avenir sans laisser leur jugement être contaminé par leurs préjugés. Car si la clairvoyance de Milton Friedman concernant l'Euro étonne, son rejet péremptoire des théories autrichiennes du cycle, pourtant confirmées par la crise actuelle, et son optimisme quasi béat quant à la force de l'économie américaine, font tache aujourd'hui. Et sa comparaison de l'état de santé des économies allemandes et Irlandaise... disons... prête à rire. Enfin, pas trop, parce qu'à titre personnel, j'ai fait les mêmes erreurs au même moment.
J'en reviens à l'image que j'avais développée il y a peu pour expliquer ma stratosphérique erreur de jugement sur la performance de l'économie Islandaise. Tout comme le bilan d'une entreprise présente un actif et un passif, une économie n'est que l'agrégat des actifs et des passifs de tous ceux qui y participent. L'école de Chicago, dont Friedman fut le symbole le plus médiatique, fut remarquable dans son analyse des politiques économiques permettant de valoriser l'actif d'une économie, c'est à dire la façon dont elle emploie ses ressources, et dont le "chiffre de la croissance" constitue le thermomètre le plus actuel. Et nos pays, qui vont bientôt être atteints par un tsunami de crise sans précédent, s'en sortiront d'autant mieux que les états auront laissé les citoyens libres de trouver les moyens de s'en sortir, à condition de conserver leur pouvoir de sanction des malhonnêtes. De ce point de vue, l'enseignement de l'école de Chicago, qui rejoint celui des autrichiens, reste valide.
Mais cette école de pensée a complètement échoué à analyser les forces et faiblesses des passifs de nos économies, c'est à dire la façon dont elles finançaients leurs actifs. Sur les questions du crédit, de la dette ou de la monnaie, l'école de Chicago a épouvantablement manqué de clairvoyance.
Cette interview permet, par le contre-exemple, de mieux comprendre cette erreur fondamentale. On pourra également relire avec profit cette synthèse des différences fondamentales entre les deux écoles, par Xavier Méra. VB.
---
Henri Lepage interviewe Milton Friedman
par Henri Lepage - Interview réalisée en 2003 - Chapeau également écrit en 2003...
A plus de 90 ans, Milton Friedman ne donne plus guère d'interviews. Celle-ci est donc, à tous égards, exceptionnelle. Depuis la chute du communisme, le prix Nobel d'économie 1976 a vu triompher les idées libérales qu'il professe sans relâche depuis plus d'un demi-siècle.
Répondant aux questions de Henri Lepage, il dresse le bilan du monde depuis le début des années 1980.
La crise que traverse actuellement l'économie mondiale ne lui semble pas aussi grave que certains observateurs l'affirment : cette récession est d'autant plus mal ressentie qu'elle fait suite à une période de croissance et d'euphorie boursière inégalée. Mais les fondamentaux de l'économie américaine restent bien orientés et les incertitudes liées à la situation internationale sont désormais levées. Seuls le Japon et surtout l'Allemagne inspirent à Milton Friedman une certaine inquiétude. En tout cas, il voit dans les difficultés de l'économie allemande une confirmation du jugement très sévère qu'il porte sur l'euro et le Pacte de stabilité.
Henri Lepage - Politique Internationale est née en 1978. Nous fêtons cette année son vingt-cinquième anniversaire. En 1980 paraissait votre livre La liberté du choix, écrit avec Rose Friedman, votre épouse (1). C'était la pleine époque du renouveau des idées libérales. En Grande-Bretagne, Mme Thatcher venait d'arriver au pouvoir. En Amérique, on ne parlait pas encore de " révolution reaganienne ", mais celle-ci se préparait dans l'ombre de quelques grandes universités. Quel regard portez-vous sur le quart de siècle qui s'est écoulé depuis ?
Milton Friedman - Il faut se replacer dans une perspective historique plus large. Depuis 1945 et l'immédiat après-guerre, le marxisme et la vulgate socialiste dominaient le monde. Ceux qui, dans les années 1940 ou 1950, ne partageaient pas ces idées n'étaient pas nombreux. Ils n'étaient qu'une petite minorité. C'était la période du " socialisme galopant ", voire triomphant - sinon dans la production intellectuelle, du moins dans la pratique politique.
Comme vous le disiez, cette époque a pris fin, au début des années 1980, avec l'élection de Margaret Thatcher et de Ronald Reagan. Le contraste entre l'avant- et l'après-1980 apparaît clairement dans les statistiques américaines. En 1950, les dépenses publiques (hors budget militaire, mais dépenses des collectivités territoriales comprises) représentaient environ 12 % du revenu national. En 1980, ce chiffre était passé à 31 %. Il s'agit d'un bond énorme dans un laps de temps aussi bref. C'est à cette époque qu'ont été mises en place les grandes agences fédérales de réglementation (EPA, FDA (2)). Rappelons-nous aussi le fâcheux épisode du contrôle des prix instauré par Nixon à la fin de la guerre du Vietnam. Du point de vue de l'État et de son influence dans la société, cette période fut particulièrement néfaste. Mais, sur le plan théorique, le bilan n'est pas entièrement négatif car c'est à ce moment-là que de plus en plus de gens ont pris conscience des effets pervers d'une telle situation. Les idées que vous et moi professons ont pris forme et ont commencé à se répandre.
H. L. - Aujourd'hui, quelle est la part des dépenses publiques dans le revenu national ?
M. F. - En 1999, elles se situaient à 30 % aux États-Unis. La part de l'État n'a pratiquement pas bougé. Les dépenses publiques font preuve d'une énorme inertie. Toute dépense nouvelle suscite la formation de réseaux d'intérêts dont la seule motivation est de conserver le pactole qui leur est versé. Il est donc très difficile de les réduire. Mais qu'elles soient restées stables pendant deux décennies est, en soi, un vrai changement qui traduit une réelle évolution des attitudes vis-à-vis de l'État.
H. L. - Entre-temps un événement considérable s'est produit : le mur de Berlin est tombé...
M. F. - La chute du mur de Berlin a mis fin à une expérience grandeur nature qui se déroulait depuis près d'un demi-siècle. D'un côté, on avait l'Union soviétique avec son système marxiste d'économie centralement planifiée. De l'autre, les pays occidentaux avec des économies plus ou moins mixtes, mais dont aucune ne se rapprochait, même de près, de ce qui se passait en URSS.
L'Union soviétique s'est effondrée, et il faut aujourd'hui se donner beaucoup de mal pour trouver quelqu'un qui croie encore aux vertus de l'économie planifiée. Tout le monde, désormais, se déclare favorable à l'économie de marché. Beaucoup n'y sont pas totalement convertis, et leurs actes ne sont pas toujours en accord avec leurs discours. Mais, en paroles du moins, on constate, depuis 1989, un incontestable changement de climat dans l'opinion publique occidentale.
H. L. - Et dans le reste du monde ?
M. F. - Là aussi, les bouleversements sont majeurs. En vingt ans, on a assisté à un formidable accroissement de la liberté. Regardez la Chine. La fin des années 1970 marque le début des réformes. D'une économie agricole planifiée les Chinois sont passés à une agriculture de type essentiellement individuel. Il n'y a encore ni liberté politique ni réelle liberté économique, mais du moins la Chine est-elle très différente de celle d'il y a vingt ans : elle n'est plus une société totalement sous l'emprise d'un pouvoir centralisé. On y vit beaucoup mieux. Comme on vit beaucoup mieux en Corée du Sud, à Hong Kong, en Thaïlande, à Taïwan... Tous ces pays d'Extrême-Orient donnent l'image non seulement d'une remarquable réussite économique, mais aussi d'une profonde évolution politique.
H. L. - Tous, sauf peut-être Hong Kong où l'Histoire a plutôt fait marche arrière...
M. F. - C'est vrai à cause du retour de ce territoire sous souveraineté chinoise. L'avenir de Hong Kong est désormais lié à la Chine. Mais, si vous prenez les nations d'Europe de l'Est, qu'il s'agisse de la Pologne, de la Hongrie, de la République tchèque ou même de la Bulgarie, toutes bénéficient d'une liberté infiniment plus étendue que celle dont elles pouvaient rêver il y a deux décennies. C'est sans doute la première fois dans l'histoire de l'humanité que plus de la moitié de la population mondiale vit dans de telles conditions de liberté, tant économique que politique ou civile.
H. L. - Il y a dix ans, l'un de vos collègues, Francis Fukuyama, a publié un livre dans lequel il prétendait que la chute du mur de Berlin marquait " la fin de l'Histoire " (3). Qu'en pensez-vous ?
M. F. - Cela n'a pas de sens ! Il n'y a pas, et il n'y aura jamais, de fin à l'Histoire...
H. L. - Par cette expression, Fukuyama veut dire que l'idéologie de l'économie de marché et de la société libérale se retrouve, pour la première fois, sans autre théorie rivale qui puisse lui faire concurrence. Elle serait désormais devenue une sorte de champion incontesté et indéboulonnable...
M. F. - En théorie, c'est peut-être vrai. Mais, en pratique, c'est très différent. Bien que le collectivisme ait disparu, les anciens pays communistes sont encore loin d'être devenus des pays d'économie de marché à 100 %. Le constat vaut aussi pour l'Europe de l'Ouest : dans la plupart de ces États, les dépenses publiques représentent près de 60 % du revenu national.
H. L. - Ne craignez-vous pas qu'avec l'attentat du 11 septembre nous soyons entrés dans une nouvelle phase où la menace du terrorisme va à nouveau profiter à l'État ?
M. F. - C'est possible, mais je reste foncièrement optimiste, dans la mesure où les changements, me semble-t-il, sont vraiment profonds. Les forces qui s'exercent en faveur de la libéralisation sont infiniment plus puissantes que celles qui jouent en sens inverse. Des menaces, nous en avons déjà connu ! Mais aucune n'a entravé cette évolution, car les sociétés libres ont réussi à atteindre un niveau raisonnable d'efficacité économique qui les préserve de telles " intempéries "...
H. L. - Vous dites que vous restez optimiste. Je me souviens, à la fin des années 1970, d'avoir rencontré Friedrich Hayek. Lui ne cachait pas son pessimisme...
M. F. - Son livre de 1944, La Route de la servitude, était en effet un livre très pessimiste (4).
H. L. - En 1978, il croyait qu'une nouvelle grande crise nous attendait au tournant. Nombreux sont ceux qui le croient encore. Pourtant, il ne s'est toujours rien produit. Au contraire : au cours de la dernière décennie du XXe siècle, les États-Unis ont connu une période de croissance et de prospérité économique tout à fait exceptionnelle...
M. F. - Tout à fait exceptionnelle, c'est le mot juste.
H. L. - Révolution des nouvelles technologies de l'information, boom des investissements, forte croissance, explosion boursière : il y avait longtemps qu'on n'avait plus connu un tel tableau. Puis il y a eu le retournement de conjoncture, amorcé en mars 2000. La récession est restée modérée mais, deux ans après, la reprise a toujours du mal à s'affirmer. Quelles sont, selon vous, les perspectives de l'économie américaine ?
M. F. - Compte tenu de la brièveté de l'intervention en Irak, je dirais qu'aujourd'hui les perspectives sont excellentes. Nous avions effectivement du mal à en sortir, mais ces difficultés tenaient essentiellement aux incertitudes qui entouraient la durée du conflit.
H. L. - Les États-Unis traversent-ils un cycle économique comme un autre ? N'y aurait-il pas quelque chose de plus ? La Bourse s'est effondrée, les scandales financiers - notamment la fameuse affaire Enron - se sont multipliés. Les journalistes français parlent d'une " crise globale du capitalisme ". Est-ce si grave ?
M. F. - Tout dépend de la période que vous considérez. Les quatre dernières années du siècle passé - disons de 1996 à 2000 - constituent une période tout à fait inhabituelle. Mais, prises globalement, les années 1990 n'ont rien de si extraordinaire. Elles ne sont qu'une réplique de ce qui s'était déjà produit aux États-Unis dans les années 1920 ; ou de ce qui s'est passé au Japon dans les années 1980. Dans les trois cas, on a eu une très forte croissance, poussée par une explosion de nouvelles technologies, et qui s'est terminée par un déchaînement de la spéculation boursière. Dans les années 1920, l'automobile et l'électricité étaient les moteurs du processus. Elles marquaient l'avènement de l'industrie moderne. Dans les années 1980, le Japon a, lui aussi, connu une révolution technologique : c'était la grande époque de Sony, avec l'arrivée de la vidéo et de l'électronique. Dix ans plus tard, ce sont les ordinateurs et Internet qui ont tiré la croissance. Mais aucune période de progrès technologique, si intense soit-elle, ne dure éternellement. Il ne s'agit pas d'un état économique normal. Seulement de quelque chose qui se produit exceptionnellement, une fois de temps à autre.
H. L. - Reste à savoir sur quoi on débouche...
M. F. - Exactement. En 1929, la suite a tourné à la catastrophe : ce fut la Grande Dépression. Comme vous le savez, je considère que la faute en incombe à la politique monétaire du Système fédéral de réserve américain de l'époque (5). La dépression n'avait rien d'inéluctable. Ce qui s'est passé au Japon dans les années 1990 est très similaire, en bien moins grave. II n'y a pas eu d'effondrement économique. Le Japon est encore un pays riche, avec une croissance économique moyenne supérieure à zéro : elle atteint péniblement un tout petit 0,5 % par an mais elle n'est pas nulle. La différence vient sans doute de ce que, même si les Japonais ont suivi une mauvaise politique monétaire, celle-ci fut moins catastrophique que la politique monétaire américaine du début des années 1930. Quant à l'Amérique d'aujourd'hui, les perspectives y sont, malgré les problèmes qui subsistent, infiniment meilleures.
H. L. - Pourquoi ?
M. F. - La récession 2001-2002 est finalement l'une des plus modérées de l'histoire des cycles économiques américains (6). Or, selon une observation empirique bien établie, le profil de la phase d'expansion est étroitement lié à l'ampleur de la récession qui précède. Si la récession est faible, la reprise est plutôt lente. Si, au contraire, la récession est forte, la reprise qui suit a toutes les chances d'être vigoureuse. L'Amérique vient de connaître une récession de faible ampleur ; il est logique que la reprise soit peu rapide. Là-dessus est arrivé l'attentat du 11 septembre, qui a créé un climat d'incertitude extrême. Tout s'est arrêté. Il est même remarquable que les conséquences du 11 septembre n'aient pas été plus dramatiques et que le mouvement de reprise ait malgré tout continué. C'est une preuve, s'il en fallait, de la bonne santé fondamentale de l'économie américaine. La guerre avec l'Irak a de nouveau perturbé le processus. Mais maintenant la reprise peut reprendre son cours. Elle n'aura sans doute rien à voir avec les années fastueuses 1996-2000. Il n'y a toutefois aucune raison pour que l'Amérique ne renoue pas avec la croissance.
H. L. - Que répondez-vous à ceux qui craignent une rechute (ce que certains appellent un " double dip ") ?
M. F. - Dans l'histoire des cycles économiques, de telles rechutes sont rares. C'était envisageable si la guerre en Irak avait duré plus longtemps ; les anticipations se seraient effondrées. Mais, à l'heure actuelle, je n'y crois pas.
H. L. - Parmi ceux qui y croient, il y a, d'une part, les traditionnels " post-keynésiens ", qui forment les gros bataillons des économistes français ; et, d'autre part, les économistes dits " autrichiens ", disciples de Hayek ou de Mises. La théorie " autrichienne " du cycle est de nouveau à la mode (7). Qu'en pensez-vous ?
M. F. - C'est une mauvaise théorie, car elle ne colle pas avec la réalité des faits. Par conséquent, ce que pensent ceux qui s'en réclament ne me fait ni chaud ni froid. Certains y accordent de l'importance. Nous verrons bien ce qui arrivera.
Pour l'instant, les fondamentaux sont plutôt bien orientés. L'inflation demeure faible, et il n'y a aucun signe de reprise de la hausse des prix. Le chômage reste tolérable. Il est remonté aux alentours de 6 %, mais c'est un taux qui, dans le passé, a souvent été observé, y compris en période de prospérité. Trimestre après trimestre, la productivité progresse à un rythme soutenu. Il n'y a pas de crise financière. Les banques ne sont pas en difficulté. Notre situation est plutôt bonne et la seule chose qui, au cours des derniers mois, a freiné la conjoncture tenait - encore une fois - aux incertitudes créées par la menace terroriste et la guerre en Irak. L'Europe est fort loin de présenter un bilan aussi positif, en particulier l'Allemagne.
H. L. - Pourquoi cette différence ? Quelle en est l'origine ?
M. F. - L'Allemagne est entrée dans l'euro à un taux surévalué. Si elle y était entrée avec une monnaie sous-évaluée, il n'y aurait pas eu de problème. C'est le cas de l'Irlande où cette sous-évaluation a été automatiquement corrigée par une inflation locale plus forte que la moyenne européenne. La réaction a été très rapide et le système s'est ajusté tout seul. Mais si vous héritez d'une monnaie surévaluée, c'est une autre paire de manches. Pour mettre fin à la surévaluation, il faudrait que l'Allemagne baisse une fois pour toutes ses prix et ses salaires de 5 %. Après cela, elle pourrait repartir du bon pied. L'ennui, c'est que c'est infaisable à cause de la rigidité des structures de prix et de salaires qui enferme le pays dans un véritable carcan.
H. L. - Autrement dit, vous aviez raison de vous opposer à l'euro...
M. F. - Oui, la suite des événements me donne totalement raison. Tout à l'heure, je vous disais qu'au lendemain de la guerre nous avions vécu une sorte de test grandeur nature des mérites comparés du capitalisme et du communisme - ou, plutôt, pour être plus exact, des pays communistes et non communistes.
Aujourd'hui nous en vivons un autre, qui porte sur le choix entre taux de change fixes et taux de change flottants. La zone euro regroupe douze États ayant adopté un taux de change fixe entre eux. Tous les autres grands pays du monde - les États-Unis, la Grande-Bretagne, le Japon - ont des taux de change flottants. D'ici trente ou quarante ans, on pourra comparer les résultats et l'on verra quel est le système qui fonctionne le mieux.
H. L. - En tout cas, le Pacte de croissance et de stabilité (8) est déjà remis en cause...
M. F. - Ce pacte est totalement absurde. C'est un non-sens. Il ne repose sur aucun fondement logique. Lorsqu'on adopte un taux de change fixe, on devrait laisser chacun libre de suivre la politique budgétaire de son choix. Personnellement, je considère qu'une fois la politique monétaire donnée la politique budgétaire n'a plus aucune espèce d'importance. D'autres pensent différemment.
Chaque pays a sa manière de voir. Par exemple, les Japonais n'ont pas du tout les mêmes idées que moi. Ils croient davantage à la puissance de l'instrument budgétaire. Et ils persistent dans cette erreur bien qu'ils aient tenté, à trois ou quatre reprises, de relancer leur économie en utilisant l'arme du budget, chaque fois sans succès. Ils sont persuadés que cette recette finira par marcher, un jour. La puissance des idées fausses est telle qu'elles prennent le pas même sur les preuves empiriques les plus solides (9).
H. L. - Les Japonais ont également eu recours à la création monétaire...
M. F. - Non. Beaucoup le croient, mais ce n'est pas le cas. Ils ont essayé d'agir par les taux d'intérêt, ce qui n'est pas la même chose. La création monétaire est restée relativement faible.
H. L. - Pouvez-vous préciser ?
M. F. - S'ils avaient voulu, ils auraient pu créer plus de monnaie. Il leur aurait suffi d'annoncer que la Banque centrale était prête à racheter tous les titres du Trésor qui se présentaient sur le marché. Mais ils étaient convaincus qu'ils pouvaient y parvenir en se contentant de baisser les taux, et que cela reviendrait au même. S'ils avaient offert de racheter les titres de la dette publique à guichet ouvert, la masse monétaire se serait remise à croître très rapidement.
H. L. - Et vous pensez qu'une telle initiative aurait suffi pour relancer la machine...
M. F. - À l'époque, s'ils s'y étaient pris à temps, c'était sans doute suffisant. Mais, dix ans plus tard, ce ne l'est plus. Actuellement, le système bancaire et financier est totalement bloqué. Pour que l'économie japonaise reparte, il faut d'abord assainir les banques. C'est un préalable. Je crois, cependant, plus en l'avenir économique du Japon qu'en celui de l'Allemagne. Les Japonais sont en train de reprendre leurs affaires en main, et je ne serais pas autrement surpris de voir le pays revenir sur le devant de la scène d'ici cinq à dix ans.
H. L. - Pourquoi ? Qu'est-ce qui explique votre optimisme ?
M. F. - Ils ont commencé à bouger sur le plan monétaire. Ils se sont enfin dotés d'un vrai programme d'assainissement bancaire et financier.
H. L. - Par exemple ?
M. F. - Prenez la Banque du Japon. Elle a désormais pour mission de ramasser autant de titres de la dette publique qu'elle le peut, afin de relancer très rapidement la croissance de la base monétaire. Cette action n'a pas entraîné de reprise de la croissance de la masse monétaire (au sens large) simplement parce que le passage de l'une à l'autre reste freiné par la situation catastrophique du système bancaire. Mais les Japonais semblent désormais résolus à faire ce qu'il faut pour redresser les bilans des banques en les débarrassant de l'immense poids mort de leurs créances pourries. S'ils gardent le cap suffisamment longtemps, ils s'en sortiront. Le gouvernement a d'ailleurs clairement affiché sa détermination à régler la question de la réforme du système bancaire et financier. Il va bien falloir qu'il s'y attelle.
H. L. - N'est-ce pas le genre de situation vers laquelle se dirige l'Europe ?
M. F. - Sans doute. Il y a d'intéressants parallèles à dresser entre les deux économies. On y trouve les mêmes rigidités de prix et de salaires - encore plus graves en Allemagne qu'au Japon. La législation sociale est faite de telle manière qu'il est très difficile pour les entreprises allemandes de licencier ; en conséquence de quoi elles hésitent à embaucher. Pendant les vingt années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, les pays européens avaient un taux de chômage nettement plus faible qu'aux États-Unis. Aujourd'hui, il est en moyenne deux fois plus élevé. L'évolution de leur législation sociale n'y est sans doute pas étrangère. Il n'est jamais sain pour un pays de voir le chômage se maintenir, année après année, aux alentours de 10 %.
H. L. - C'est précisément le sens de l'avertissement lancé par l'un de mes amis, Charles Gave. Dans un petit livre publié chez Robert Laffont (10), il n'hésite pas à affirmer que l'Europe va droit dans le mur, selon un processus très semblable à celui qui est responsable de la stagnation japonaise des dix dernières années (11)
...
M. F. - Je connais très bien Charles Gave. J'ai lu son livre. Il est très pessimiste. Peut-être un peu trop. Je lui reproche de raisonner comme s'il suffisait que la Banque centrale européenne baisse ses taux d'intérêt.
H. L. - Que voulez-vous dire ?
M. F. - Il y a des ordres de priorité. Le vrai problème est celui des changes fixes à l'intérieur de la zone euro et des parités retenues au moment de la création de la monnaie unique. Baisser les taux de la BCE uniquement pour résoudre les problèmes posés à l'économie allemande par la surévaluation initiale du Deutschemark reviendrait à refiler le mistigri aux autres pays qui, comme l'Irlande, sont entrés dans l'euro avec une monnaie sous-évaluée. Comment ? En y exportant une inflation élevée, alors que l'inflation allemande resterait faible. Exporter un mal pour en soigner un autre n'est pas une solution très rationnelle.
H. L. - Vous pensez donc que, compte tenu des circonstances, Wim Duisenberg, le président de la BCE, fait plutôt du bon travail ?
M. F. - Tout dépend de ce que vous entendez par là. Il fait du bon boulot en ce sens qu'il remplit plutôt bien l'objectif qu'on lui a fixé : maintenir l'inflation européenne à 2 % par an. C'est ce qu'on lui a demandé et c'est ce qu'il fait. Et je ne pense pas qu'on ait le droit de le juger par rapport à un autre critère.
H. L. - Mais, précisément, cette politique est aujourd'hui mise en accusation...
M. F. - Là encore, il faut prendre une certaine distance et se remémorer les changements considérables intervenus dans les conceptions économiques depuis la fin de la dernière guerre mondiale. Pendant longtemps, les gens ont raisonné comme si l'outil budgétaire était le principal instrument de régulation de la conjoncture. L'inflation était considérée comme un mal "exogène", dont l'origine n'était pas monétaire mais qui venait de la puissance croissante des syndicats et de leur capacité à imposer aux entreprises et aux pouvoirs publics des hausses de salaires non justifiées par les progrès de la productivité. C'était l'époque des fameuses théories de l'inflation "par les coûts". Aujourd'hui, il n'y a plus une banque centrale qui ne reconnaisse que sa seule et unique fonction est d'être la gardienne de la stabilité des prix - et donc de veiller à maintenir l'inflation aussi basse que possible. Tous les gouvernements savent que, pour remplir cette mission, il n'existe qu'un seul instrument : la politique monétaire ; et que la politique budgétaire n'y est d'aucune utilité. C'est pour cette raison que l'idée du Pacte de croissance et de stabilité est totalement grotesque.
H. L. - J'aimerais que nous revenions sur le miracle économique américain des années 1990. Les États-Unis ont connu une formidable vague d'innovations technologiques. Quelle en est l'origine ?
M. F. - L'Amérique a toujours été à la pointe de l'innovation et du progrès technologique.
H. L. - Certes. Mais comment expliquez-vous cette soudaine intensification de l'innovation, que personne n'avait anticipée ?
M. F. - Il ne faut pas surestimer l'ampleur de cette vague d'innovations. Au XIXe siècle, l'arrivée de l'électricité a représenté un progrès encore bien plus important et plus révolutionnaire que ce que nous connaissons actuellement avec les ordinateurs. Toute révolution industrielle impressionne les contemporains par la manière dont elle bouscule et transforme leur cadre et leurs habitudes de vie.
Mais l'Amérique a toujours représenté un terrain favorable à l'épanouissement de l'esprit d'entreprise. On y récompense plutôt mieux qu'ailleurs ceux qui innovent et qui développent de nouvelles technologies. Les Américains y sont très sensibles. De temps à autre, nous voyons éclore de formidables idées. Tout cela est la conséquence d'un environnement plus favorable qu'ailleurs : une population dynamique qui continue de croître, des échanges internationaux relativement libres, de bonnes universités... Il n'y a là rien de vraiment exceptionnel.
H. L. - Cette révolution technologique n'est-elle pas le produit de l'ère Reagan, de sa politique fiscale de baisse des impôts, mais aussi du mouvement de dérégulation des années 1980 - notamment dans le domaine des services et de la technologie financière ?
M. F. - Je soulignerai surtout l'importance du démantèlement d'ATT, le géant du téléphone, qui a donné naissance à cinq compagnies indépendantes. Sans cet événement, et ses répercussions sur la concurrence dans les télécommunications, rien ne se serait sans doute produit.
H. L. - Je pensais surtout aux technologies financières, comme les marchés de dérivés, qui ont vu le jour dans les années 1980-1990. Il me semble qu'elles ont joué un rôle essentiel, ne serait-ce qu'en favorisant la baisse du coût d'accès au capital - une mesure dont les nouvelles entreprises moyennes ont largement profité...
M. F. - C'est vrai, mais ce phénomène a sans doute plus contribué à la formation de la bulle boursière de la fin de la décennie qu'à l'accélération de la croissance industrielle. S'il y a un élément qui différencie véritablement cette période de toutes celles qui l'ont précédée, c'est le caractère gigantesque de la bulle boursière dans les valeurs technologiques. On n'avait jamais rien vu de tel.
H. L. - Aviez-vous pleinement conscience de la nature spéculative de cette bulle lorsqu'elle se développait ?
M. F. - Comme tout le monde. Alan Greenspan a sonné l'alarme dès 1996, lorsqu'il s'en est pris aux " anticipations irrationnelles " qui faisaient monter les marchés. Malgré son avertissement, les cours ont encore doublé avant que le krach n'arrive.
H. L. - Une telle explosion boursière était-elle vraiment " irrationnelle " ? Ne peut-on considérer que tout était en réalité parfaitement " rationnel " compte tenu des anticipations qu'il était alors possible de nourrir ?
M. F. - La spéculation est peut-être parfaitement " rationnelle " du point de vue des agents engagés individuellement. Mais l'histoire des bulles boursières remonte très loin dans le passé, à commencer par le fameux krach des tulipes au début du XVIIe siècle (12).
H. L. - Certains économistes estiment qu'il n'y avait pas, à proprement parler, de bulle spéculative. Leur argument est qu'en ouvrant le marché des télécommunications à la concurrence le Telecommunication Act de 1996 offrait de telles perspectives de développement de nouveaux métiers et de nouveaux marchés que, après tout, les calculs spéculatifs de la Bourse n'étaient pas totalement absurdes ! Malheureusement, l'ouverture des marchés ne s'est pas déroulée comme prévu. La réaction des compagnies locales de téléphone - les " baby bells " - a entraîné une "reréglementation" locale des conditions d'accès aux réseaux. L'espoir de voir naître une nouvelle génération d'entreprises concurrentes dans la fourniture des services de base a été déçu. Du coup, la plupart des projets fondés sur l'évolution industrielle que le Telecommunication Act laissait anticiper ont perdu toute valeur. C'est alors que le marché s'est retourné, et que le krach s'est produit...
M. F. - Je ne sais pas. Je ne suis pas un expert en télécommunications. Mais il est incontestable que la politique de déréglementation a joué un rôle important pendant toute cette période. Le pire a été atteint à l'époque de Nixon. Rien qu'au cours de sa présidence, le registre des textes réglementaires a doublé de volume.
À l'inverse, la meilleure période, du point de vue de la déréglementation, fut celle des années Reagan. Ce qui confirme que la réglementation n'est pas un privilège des démocrates, ni la déréglementation un attribut exclusif des gouvernements républicains. Les républicains, quand ils étaient aux affaires, ont fait preuve de tout autant de zèle réglementaire que déréglementaire.
Il n'en reste pas moins que, lorsque Reagan est parti, le nombre de pages du registre avait, en gros, diminué de moitié. Depuis lors, le vent a de nouveau soufflé en faveur d'une réglementation accrue, mais d'un type différent. Alors que l'action réglementaire traditionnelle était d'ordre essentiellement économique et concernait en priorité les modes de fixation des prix, aujourd'hui il s'agit de plus en plus d'une réglementation sociale visant, en particulier, les comportements individuels. Encore une fois, je vous mets en garde. Nous avons tous naturellement tendance à surestimer l'ampleur des changements qui affectent notre univers. Tant que nous avons le nez dessus, il est difficile de nous en faire une idée exacte. La seule différence avec tout ce qui s'est passé avant, c'est l'ampleur de la bulle. À cet égard, le rapprochement avec les années 1920 est parfaitement justifié.
H. L. - Nous avons enfin réussi à libérer le monde de l'inflation...
M. F. - Nous le devons aussi à Ronald Reagan. Au début, nous l'avons payé d'une très sévère récession (1981-1982). Je ne connais pas d'autre président américain de l'après-guerre qui, dans de telles circonstances, aurait osé faire ce que Reagan a fait : ne pas se mêler des affaires de la FED. C'est délibérément qu'il s'est refusé à donner des ordres au président de la Banque centrale. Il savait que, pour casser l'inflation, il lui fallait prendre le risque d'une grave récession. Il l'a pris, en toute connaissance de cause. C'est pourquoi je n'hésite pas à affirmer que, si Jimmy Carter, au lieu de Reagan, avait gagné les élections de 1980, il est probable que l'on n'aurait jamais entendu parler de désinflation.
H. L. - Est-ce à dire que la fin de l'inflation a été pensée et voulue ?
M. F. - Tout à fait. On a toujours su comment il fallait s'y prendre pour juguler l'inflation. Il n'y a aucun mystère.
H. L. - Ne pensez-vous pas que d'autres facteurs - comme la mondialisation - ont aussi joué un rôle, indépendamment de la volonté des politiques ?
M. F. - Non.
H. L. - Je pensais aussi à la déréglementation et à ses conséquences sur la concurrence...
M. F. - Non. Tout cela n'a rien à voir avec l'inflation ou la désinflation. Vous pouvez déréglementer, vous ouvrir à la mondialisation, et en même temps souffrir d'une forte inflation. Ou l'inverse : déréglementer, mondialiser, sans inflation.
H. L. - Certains considèrent que la révolution des nouvelles technologies, en ouvrant, dans certains secteurs industriels, des perspectives d'économies d'échelle colossales, a, elle aussi, contribué à la désinflation...
M. F.- Non. Ce ne sont pas les entreprises qui créent l'inflation. Seuls les États en sont responsables, car ce sont eux qui impriment la monnaie. Il est vrai que certains phénomènes économiques réels peuvent modifier l'attitude de l'opinion face à l'inflation, et donc agir sur la volonté des acteurs d'en contrôler plus ou moins les dérives. Mais on ne peut la réduire que s'il existe une volonté politique.
H. L. - Considérez-vous cette victoire comme définitivement acquise ?
M. F. - Je resterai prudent. Nous disposons désormais d'une technique bien au point pour mesurer les anticipations inflationnistes. Il suffit de comparer le rendement annuel des obligations indexées sur l'inflation avec le rendement des obligations ordinaires qui, elles, ne bénéficient d'aucune clause d'indexation. La différence vous donne une estimation du taux d'inflation anticipé par les marchés pour les années à venir. Les études réalisées à partir de données américaines et britanniques montrent que, pour les vingt prochaines années, les gens tablent sur une inflation moyenne inférieure à 2 %. Ce résultat est tout à fait remarquable. C'est même très étonnant. Je ne sais pas si l'avenir leur donnera raison. Personnellement, j'en doute un peu. Mais, pour l'instant, c'est ce à quoi les gens s'attendent.
H. L. - Nous sommes ici en Californie. Les journaux français ont abondamment parlé des difficultés rencontrées dans la déréglementation des marchés électriques de la région, il y a deux ans (13). L'affaire a été présentée comme une preuve que l'électricité n'est pas un produit comme les autres dont on pourrait libéraliser le marché. Cette expérience fut-elle vraiment si terrible ?
M. F. - Terrible pour qui ? En tant que consommateurs, nous n'avons souffert que de brèves coupures intermittentes. Mais ce fut terrible pour l'État de Californie qui a perdu beaucoup d'argent à cause de choix politiques stupides. Que pouvez-vous espérer avec des prix de gros indexés sur les coûts de production alors que les prix de détail restent bloqués ? C'est ce qu'ils ont fait... Dans ces conditions, la crise était inévitable.
H. L. - C'est dommage, ne serait-ce que parce que la crise électrique californienne a sérieusement entamé le crédit des politiques de déréglementation libérales...
M. F. - Ce fut sans aucun doute un mauvais coup pour la diffusion des idées libérales. Mais la vérité est qu'il n'y a jamais eu ici de véritable libéralisation. La Californie s'est contentée de remplacer un système de règles qui n'avaient pas grand sens par un autre qui n'en avait pas davantage. On a libéré les marchés de gros mais, pour les ventes au consommateur, la réforme s'est arrêtée en chemin. Le système ne pouvait pas marcher.
H. L. - La faute à qui ?
M. F. - Au gouverneur de l'État, Gray Davis (14), et aux politiciens.
H. L. - Une idée à la mode, à Bruxelles, est que nous devrions importer en Europe le système américain des agences de régulation...
M. F. - Mon Dieu ! Pourquoi vous échinez-vous à copier ce que nous faisons de plus mal, et non pas ce que nous faisons de mieux ? Regardez les grandes organisations internationales. La première décision à prendre serait de supprimer le Fonds monétaire international. La seconde, de supprimer la Banque mondiale. Et lorsque ce sera fait, il faudra s'attaquer aux agences de régulation sectorielles.
H. L. - Pourquoi êtes-vous si sévère ?
M. F. - Croyez-vous qu'il soit normal de laisser de petits groupes de gens non élus, mais dotés d'énormes pouvoirs et moyens financiers, libres de décider de nos destinées ? Pourquoi les États-Unis devraient-ils contribuer au financement du FMI ? Si nous désirons aider certains pays, nous pouvons le faire par nous-mêmes, sans passer par une organisation internationale. Voyez les résultats. Le FMI est un échec complet. Il a peut-être empêché certaines crises. Il a surtout eu pour effet de les multiplier. Quant à la Banque mondiale, elle porte une lourde responsabilité vis-à-vis de l'Afrique - un continent qui, globalement, se retrouve aujourd'hui dans une situation pire qu'il y a cinquante ans. La Banque a financé les dictateurs et renforcé leurs pouvoirs, alors que ces pays avaient besoin de moins d'État. Loin d'affaiblir le pouvoir des États centraux, la Banque mondiale a renforcé leurs moyens de répression.
M. F. - C'est très simple. Vous pouvez dépenser votre propre argent ou celui de quelqu'un d'autre. Vous pouvez dépenser votre argent pour vous-même ou pour quelqu'un d'autre. Quand vous dépensez votre argent pour vous-même, vous faites attention autant à ce que vous dépensez qu'à la manière dont vous le dépensez. Quand vous dépensez votre argent pour quelqu'un d'autre (un cadeau, par exemple), vous faites toujours très attention à ce que vous dépensez (combien) et un peu moins à la manière dont vous le dépensez (comment). Quand vous dépensez l'argent de quelqu'un d'autre pour vous acheter quelque chose (par exemple, un repas d'affaires), le "combien vous dépensez" vous importe peu ; en revanche, vous faites très attention au "comment" et vous êtes très attentif au fait que vous en avez ou non pour votre argent. Mais quand vous dépensez l'argent de quelqu'un d'autre au profit d'une autre personne que vous, ni le "combien ni le "comment" n'ont vraiment d'importance. C'est ce qui se passe avec l'État.
H. L. - Le FMI est-il responsable de ce qui s'est passé en Argentine ?
M. F. - La responsabilité des hommes du Fonds monétaire est indéniable. L'argent qu'ils ont fourni aux Argentins leur a permis de persister dans la mise en ?uvre de politiques sans issue. Les mesures initiales de 1991 - la mise en place d'un currency board (15), l'alignement du peso sur le dollar - étaient plutôt bonnes. Tous les espoirs étaient permis. Elles ont, d'ailleurs, bien marché pendant un temps. Mais leurs effets ont été pervertis par le soutien financier du FMI. Celui-ci a permis à l'Argentine de s'endetter à nouveau, bien au-delà de ce qu'elle pouvait raisonnablement espérer rembourser. Les Argentins n'ont pas respecté les règles strictes d'un véritable currency board. Sans le soutien du FMI, ils n'auraient jamais pu se le permettre. Sans doute la crise serait-elle quand même survenue, mais elle se serait produite plus tôt. Ce qui aurait mieux valu. Je pense que personne au FMI ne me contredira.
H. L. - Les currency boards sont-ils adaptés aux pays émergents ?
M. F. - Dans certains pays, c'est une solution qui a bien fonctionné. Par exemple à Hong Kong, qui vit sous un régime de currency board depuis une vingtaine d'années. Mais ce n'est pas une recette universelle. Il faut d'abord disposer d'une monnaie étrangère dominante à laquelle se raccrocher.
H. L. - Pensez-vous qu'on trouvera un jour le remède aux problèmes de développement ?
M. F. - La solution théorique, nous la connaissons. La clé du développement dépend :
1) de la présence d'un État de droit ;
2) du respect de la propriété privée ;
3) de l'existence d'un régime de libre entreprise (c'est-à-dire, fondamentalement, la liberté des prix, des salaires et des contrats) ; et
4) de la capacité à contenir les pouvoirs de l'État. État de droit, propriété privée, marchés libres et État limité sont les ingrédients nécessaires pour qu'un processus durable de croissance et de développement puisse s'enclencher.
La formule n'est pas compliquée. Mais elle n'est pas facile à mettre en ?uvre, ne serait-ce qu'en raison de l'incapacité de beaucoup à concevoir un pouvoir politique indépendant et restreint. Des pays comme Hong Kong, Taïwan ou la Corée du Sud nous ont apporté la preuve qu'on pouvait sortir du sous-développement. Dans l'ancien bloc de l'Est, la Pologne, la Hongrie, la République tchèque et la Slovaquie viennent également de nous démontrer que, à certaines conditions, il était possible de retrouver le chemin d'une croissance durable.
H. L. - L'expression " croissance durable " est aujourd'hui utilisée dans une acception très différente. À l'époque où vous écriviez votre livre Free to Choose, on ne parlait pas encore beaucoup d'écologie. Depuis, c'est devenu la tarte à la crème. Un homme politique ne peut plus faire le moindre discours sans invoquer, au moins rituellement, les impératifs du " développement durable " - c'est-à-dire l'idée selon laquelle la croissance n'est pas une fin en soi et qu'elle doit préserver les grands équilibres de la planète. Comment réagissez-vous à cette mode ?
M. F. - L'environnement est un problème largement surestimé. Regardez l'indignation récemment provoquée par l'ouvrage de ce jeune Danois, Bjørn Lomborg (16). D'après ce que j'en sais, c'est un livre qui se contente pourtant de ne présenter que les faits, tels qu'ils sont. Et l'image qui en ressort est que les clichés habituels traduisent une vision très exagérée de la réalité. J'admets que l'État ait un rôle à jouer en matière de lutte contre les pollutions. Toute la question est de savoir comment. Doit-il agir par voie réglementaire ou par des mécanismes de prix et de marché ? Là encore, les preuves abondent pour démontrer la supériorité des solutions de marché sur les outils réglementaires.
H. L. - Quand vous parlez de " solutions de marché ", à quoi pensez-vous ?
M. F. - Elles sont essentiellement de deux types. La première technique est celle de la taxation des rejets polluants. Par exemple, les rejets que les centrales électriques émettent dans l'atmosphère.
H. L. - Vous considérez donc que le principe d'une fiscalité écologique est compatible avec un régime de marché ?
M. F. - Oui, lorsqu'il s'avère concrètement impossible d'assigner les coûts d'une pollution à un individu en particulier. Mais, en théorie, la meilleure solution serait de laisser les gens - d'un côté, ceux qui s'estiment lésés par la présence de fumées, de l'autre, les industriels qui en sont responsables - négocier entre eux l'arrangement qui les satisfait le mieux. De telles négociations sont pratiquement impossibles, il est vrai, lorsque le nombre de personnes concernées est trop élevé. C'est pourquoi, dans ce cas, il se peut que l'utilisation de taxes spécifiques assises sur le volume des rejets polluants soit, en définitive, une bonne formule.
H. L. - Mais on ne pourra jamais calculer le montant optimal d'une telle taxe !
M. F. - Vous avez raison, cette solution ne sera jamais parfaite. Ce n'est qu'un pis-aller mais il faut s'en contenter. L'idée qu'on pourrait éliminer toute pollution, ou même qu'il existerait un niveau "optimal" de pollution, est absurde. La pollution fait, par définition, partie de notre univers. Nous polluons dès lors que nous respirons. On ne va pas fermer les usines sous prétexte d'éliminer tous les rejets d'oxyde de carbone dans l'atmosphère. Autant se pendre tout de suite ! Nous devons donc nécessairement nous contenter de solutions imparfaites. Le problème n'est pas de courir après la pollution zéro, mais de savoir quelle est la technique la moins pénalisante. Il me semble que ce sont les taxes.
La seconde technique est celle des "marchés de droits". Elle s'applique lorsque, à tort ou à raison, il a été décidé d'imposer des normes quantitatives de pollution. L'intérêt de la collectivité est que ses objectifs de dépollution soient atteints aux moindres coûts possibles de manière à minimiser les dépenses. Le système consiste à attribuer à chaque établissement industriel un permis de polluer (dans les limites autorisées par la réglementation) qui peut ensuite être librement revendu à une autre entreprise sur un marché spécialement organisé. L'avantage de cette formule est d'inciter l'industrie à concentrer ses efforts de dépollution dans les entreprises qui peuvent le faire aux moindres coûts. Tout le monde y gagne en efficacité.
H. L. - Auriez-vous signé l'accord de Kyoto sur le réchauffement climatique ?
M. F. - Non, c'est un accord absurde. Il n'incorpore aucune de ces deux techniques. Il ne contient rien de positif. Le président Clinton y était favorable, mais il n'a jamais osé en proposer la ratification au Congrès car il savait qu'il serait à coup sûr battu à cent contre un. [En fait, le Sénat l'a rejeté par 95 voix contre zéro]
H. L. - Et si l'on y inclut des mécanismes de marché ?
M. F. - La seule question qui compte est de savoir si l'on a vraiment besoin d'un accord international, ou si l'on ne devrait pas se contenter de laisser chaque pays agir individuellement. Nous savons, par expérience, que les pays qui polluent le plus sont ceux où la liberté économique est la moins développée. L'ex-Union soviétique en était un bel exemple. Même en matière de pollution, la liberté est quelque chose qui compte.
H. L. - Une question sur un domaine qui divise les économistes libéraux et libertariens : le droit de la propriété intellectuelle (brevets, droits d'auteur). C'est un sujet particulièrement d'actualité en raison d'Internet. Faut-il y renforcer la réglementation ?
M. F. - Ma position en ce qui concerne la législation sur les brevets et les droits d'auteur a toujours été très simple. Il y a des arguments pour, d'autres contre. Une seule chose est certaine : il n'est pas possible de trancher définitivement dans un sens ou dans l'autre uniquement à partir de principes théoriques. Rien ne me permet de conclure que les droits d'auteur ne devraient pas exister. Mais, à l'inverse, rien ne me permet non plus d'établir qu'ils devraient avoir une durée de vie illimitée. C'est une question de degré dans la mesure où le rôle principal des droits de propriété est d'agir comme une incitation personnelle à investir dans l'innovation et la création. Il est incontestable que les brevets jouent bien ce rôle. En même temps, il est non moins évident que le brevet est aussi une forme de monopole et que, du fait de ce monopole, une partie de ce qui est ainsi produit a moins d'utilité que ce qui serait produit autrement. Ce sujet fait partie des grandes questions pour lesquelles il n'y a pas de réponse unique et absolue.
H. L. - Dernier dossier que je voudrais évoquer avec vous : le problème de la démographie et des retraites.
M. F. - C'est un gros problème, et pourtant ce ne devrait pas en être un. C'est un problème uniquement parce que nos pays se sont dotés de régimes de retraites défectueux.
Autrefois, les gens prenaient eux-mêmes en charge le financement de leur vieillesse, ou bien ils s'en remettaient à leurs enfants. C'est toujours le cas. Nous continuons à nous reposer sur nos enfants. Mais avec une grande différence : autrefois, c'étaient mes enfants à moi qui me prenaient en charge ; aujourd'hui, ce sont les enfants de quelqu'un d'autre, que je ne connais même pas. Ce n'est pas du tout la même chose. Je me suis souvent interrogé sur les raisons pour lesquelles nous avons mis en place ces mécanismes de répartition que l'on retrouve quasiment partout, et dont la caractéristique est de faire financer les retraites des plus anciens par un prélèvement direct sur les salaires des plus jeunes. Le système repose sur la combinaison de deux mesures qui n'auraient jamais été votées séparément. La première est un impôt direct, proportionnel et plafonné, sur les salaires. C'est ce qui existe aux États-Unis, ainsi qu'en Allemagne et en France. Imaginez qu'un jour un gouvernement en mal d'argent ait voulu instituer un tel impôt indépendamment de toute référence aux retraites ou à la Sécurité sociale. Il se serait présenté devant les électeurs en leur disant :
"Un bon moyen de résoudre nos problèmes budgétaires est de créer un impôt proportionnel et plafonné, payé uniquement par les salariés."
Combien auraient voté pour lui ? Bien peu, je le crains ! Quant à la seconde, elle consiste à poser le principe que le montant des retraites doit être directement lié au niveau du revenu précédemment perçu. Il est ainsi admis que, tout en étant financé par le même contribuable, le riche continuera à toucher plus que le pauvre.
Croyez-vous que, présenté ainsi, tout seul, un tel projet aurait, lui aussi, eu la moindre chance de séduire les électeurs ou leurs représentants ?
Maintenant, mettez les deux ensemble, ficelez le tout en l'assaisonnant de jargon assuranciel, et vous obtenez une vache sacrée ! Ma conclusion, c'est que nous nous sommes dotés de ce genre de système parce que c'était le seul moyen pour les États d'obtenir le vote d'un impôt proportionnel.
H. L. - Que mettriez-vous à la place ?
M. F. - Il faudrait faire disparaître ces régimes de retraites socialisés et laisser les gens s'organiser eux-mêmes. Nous sommes aujourd'hui des sociétés riches. Nos pays ont les moyens de financer des régimes d'aide aux pauvres et aux indigents, qu'ils le soient à cause de leur grand âge, parce qu'ils sont malades, ou pour toute autre raison. Cette nécessaire solidarité n'implique pas que, pour secourir les 5 % les plus pauvres, on étende obligatoirement le mécanisme aux 95 % qui, eux, seraient en mesure de se prendre directement en charge. Je le répète : il n'y a aujourd'hui de problème démographique dans nos pays qu'à cause du mode de financement des retraites que nous avons adopté (17).
H. L. - Faut-il mettre en place des politiques natalistes ?
M. F. - Non. Je ne le pense pas. Les gens sont libres de faire des enfants, ou de ne pas en avoir. Point à la ligne.
H. L. - Quelle est votre attitude vis-à-vis de l'immigration ?
M. F. - Si l'État-providence n'existait pas, si nous avions une complète liberté des marchés, il serait alors logique de laisser la porte grande ouverte à l'immigration. Mais avec l'État-providence c'est impossible. Sa présence implique de contrôler l'immigration.
H. L. - Les prestations sociales distribuées par l'État-providence ne sont-elles pas une forme de subvention qui attire l'immigrant en lui faisant miroiter le partage d'une sorte de capital viager ?
M. F. - Tout à fait.
H. L. - Une société libérale pourrait-elle s'accommoder de la liberté d'immigrer ?
M. F. - Une vraie société libérale, oui. Mais, comme je l'ai dit, avec l'État-providence, ce n'est plus possible. De toute façon, ne nous cassons pas la tête ! Ce n'est pas demain que nous vivrons dans de pures sociétés libérales... Il faut d'abord se demander ce que serait une telle société.
Ma définition serait la suivante : est " libérale " une société où les dépenses publiques, toutes collectivités confondues, ne dépassent pas 10 à 15 % du produit national. Nous en sommes très loin. Il existe évidemment d'autres critères tels que le degré de protection de la propriété privée, la présence de marchés libres, le respect des contrats, etc. Mais tout cela se mesure finalement à l'aune du poids global de l'État. 10 %, c'était le chiffre de l'Angleterre à l'apogée du règne de la reine Victoria, à la fin du XIXe siècle. À l'époque de l'âge d'or de la colonie, Hong Kong atteignait moins de 15 %. Toutes les données empiriques et historiques montrent que 10 à 15 % est la taille optimale. Aujourd'hui, les gouvernements européens se situent à quatre fois plus en moyenne. Aux États-Unis, nous en sommes seulement à trois fois. Vous le voyez, nous ne sommes pas près d'autoriser une immigration libre !
Notes (de Henri Lepage) :
(1) Rose et Milton Friedman, Free to Choose, Penguin Books, Harmondsworth, 1980. La Liberté du choix, Belfond, 1980.
(2) EPA : United States Environmental Protection Agency, créée en 1970. FDA : US Food and Drug Administration, fondée au début du siècle, devenue agence fédérale en 1940.
(3) Francis Fukuyama, La Fin de l'histoire et le dernier homme, Champs-Flammarion, 1994.
(4) Friedrich Hayek, The Road to Serfdom, 1943. Traduction française : La Route de la servitude, Librairie de Medicis 1945, republié en 1994 dans la collection PUF Quadrige.
(5) Dans son livre principal, A Monetary History of the United States, 1870-1960, écrit avec Anna Schwartz, et publié par Princeton University Press en 1963, Milton Friedman explique que la crise de 1929 et des années qui ont suivi fut essentiellement le résultat d'une série d'erreurs commises par la Banque centrale américaine. À la suite du krach de Wall Street en octobre 1929, le gouverneur de la Réserve fédérale a laissé se produire une déflation brutale qui s'est manifestée par un effondrement de la quantité de monnaie en circulation. Les prix se sont ajustés à cette réduction soudaine de la masse monétaire en baissant eux-mêmes massivement.
(6) La récession américaine, officiellement commencée en mars 2001 et terminée en novembre 2001, d'après les évaluations du National Bureau of Economic Research, a été extrêmement courte et peu prononcée. La violence du retournement conjoncturel - qui, lui, s'est produit en mars 2000 - en a faussé la perception. Le seul retour de taux de croissance extrêmement élevés à des normes plus modestes a créé la sensation d'un cataclysme, tant les gens commençaient à s'habituer à l'idée d'une prospérité éternelle. Mais il reste que cette récession a finalement été moins sévère que celle de 1990-1991. Avec celle de 1969-1970, c'est la plus modérée de l'après-guerre. (Source : Jim Dolmans " The National Economy : Where Is It Heading To ? ", Dallas Federal Reserve Bank).
(7) L'école des " économistes autrichiens " regroupe ceux qui se disent les disciples de Ludwig von Mises et de Friedrich Hayek. Ils se distinguent des autres économistes néo-classiques par une théorie de la conjoncture et des crises économiques fondée sur une analyse du système des prix relatifs, donc micro-économique qui s'oppose aux approches macro-économiques enseignées depuis la révolution keynésienne.
Par exemple, pour Murray Rothbard, auteur d'un gros livre sur la crise de 1929 (America's Great Depression, D. Van Nostrand Co. Princeton, 1963, réédité en 2000 - 5e édition - par le Mises Institute), la grande déflation de 1929 n'est pas seulement le produit d'erreurs de gestion monétaire près le Krach, comme l'affirme Milton Friedman, mais la conséquence inévitable d'une inflation économique et boursière que msuait la hausse de la productivité et qui, nourrie par un exceptionnel climat d'innovation technologique et industriel partageant beaucoup de points communs avec la période que nous venons de vivre, a marqué la seconde partie des années 1920.
Pour les " Autrichiens ", l'excès de création monétaire fausse complètement l'évolution de la structure industrielle au profit des secteurs fabriquant des biens intermédiaires et de capital, au détriment des industries produisant pour le consommateur final. Ce déséquilibre crée les conditions d'une crise financière qui, par le jeu inverse du multiplicateur bancaire, provoque ensuite une destruction massive de monnaie. Dans l'optique " autrichienne ", la déflation n'est ainsi que le stade ultime - et inéluctable - de pratiques inflationnistes qui caractérisent notre monde depuis l'abandon du régime international d'étalon-or.
Sur le site du Mises Institute, un économiste australien, Frank Shostak, propose régulièrement des articles qui analysent les dernières tendances de la conjoncture à travers le prisme de la théorie autrichienne de la conjoncture. Son diagnostic est qu'il ne faut pas s'attendre à une reprise vive et durable de l'économie américaine avant un bon bout de temps. Paradoxalement, son diagnostic rejoint, au moins partiellement, mais pour des raisons très différentes, celui de ses plus farouches adversaires idéologiques : les " marxistes " et " proto-marxistes ", ou encore les " keynésiens ", qui pensent qu'après l'euphorie des années 1990, la récession 2000-2001 annonce une ère de difficultés durables pour le capitalisme mondial.
(8) "Adopté par le Conseil européen de Dublin en décembre 1996, le Pacte a pour but de prévenir tout déficit budgétaire excessif dans la zone euro. Il est destiné à assurer la gestion saine des finances publiques dans la zone euro, afin d'éviter que la mise en ?uvre d'une politique budgétaire laxiste dans un État membre ne pénalise les autres par le biais de son impact sur les taux d'intérêt de la zone. Il précise ainsi les règles de discipline budgétaire à observer par les pays membres, sous peine de sanctions.
Actuellement, tant la France que l'Allemagne font l'objet d'une procédure d'avertissement de la part des autorités de la Commission de Bruxelles pour dépassement de la norme limite de déficit budgétaire établie à 3 % du PNB.
Autrefois, avant l'entrée dans l'euro, le pays qui abusait du déficit budgétaire en payait un jour ou l'autre la note par une dévaluation forcée : la sanction en était quasi automatique.
Un déficit trop important était inévitablement financé par la planche à billets, d'où inflation, puis déficit des comptes extérieurs qui provoquaient une crise de change, dont l'unique sortie était la dévaluation. Avec l'Union monétaire, tout est différent. Il n'y a plus de sanction automatique, puisqu'il n'y a plus qu'une seule monnaie pour tous les pays. Autrement dit, un pays membre peut longtemps accumuler les déficits sans que rien, en dehors de la réaction politique de ses partenaires, ne l'en empêche.
Dans ce contexte, le danger est qu'un pays en profite pour accumuler des déficits tels qu'un jour la Banque centrale européenne n'ait d'autre choix que de les " monétiser " par la création monétaire, accroissant ainsi le niveau de l'inflation sur toute la zone ; ou, sans en arriver à cette extrémité, qu'elle ne se trouve contrainte de relever les taux d'intérêt de l'ensemble de l'Euroland pour faire échec aux anticipations inflationnistes déclenchées par le comportement d'un seul pays. Le Pacte de stabilité et de croissance est précisément conçu pour éviter ce genre de comportement.
(9) Traditionnellement, depuis Keynes, les politiques économiques sont fondées sur l'hypothèse que les pouvoirs publics disposent de deux instruments pour agir sur la conjoncture et réguler la croissance : d'un côté la politique budgétaire, de l'autre la politique monétaire.
La difficulté consiste essentiellement à trouver le réglage optimal entre les deux de façon à obtenir la meilleure croissance possible avec l'inflation la plus basse. Le " monétarisme " de Milton Friedman est à l'opposé de cette conception. S'il est vrai, explique-t-il, qu'à court terme la création monétaire peut créer l'impression d'agir sur la croissance, ce n'est qu'une illusion ; l'outil monétaire ne peut agir sur le taux de croissance qu'au prix d'une inflation de plus en plus élevée qui, finalement, détruit les rouages de l'économie. Même chose pour la politique budgétaire. Celle-ci s'accompagne de conséquences principalement redistributives : l'État favorise les uns au détriment des autres. Il se peut qu'à court terme le taux de croissance se trouve apparemment dopé ; mais, là encore, ce n'est qu'une illusion qui ne saurait durer. Fondamentalement, la croissance dépend d'éléments réels (taux d'activité, taux d'imposition, croissance de la productivité, niveau de la concurrence...) qui échappent à toute influence des outils d'action conjoncturelle.
Dans l'optique du monétarisme friedmanien, la politique conjoncturelle devrait se réduire à l'assurance d'un taux de croissance de la masse monétaire compatible avec le maintien d'une inflation basse et stable. La croissance, quant à elle, relève d'une politique de type " économie de l'offre " (supply-side) : réduire les impôts et la dépense publique, supprimer les réglementations qui entravent la concurrence, privatiser, lutter contre les corporatismes...
Le " monétarisme " à la Friedman ne doit pas être confondu avec l'étiquette " monétariste " qui, depuis la vogue des idées libérales au début des années 1990, a été abusivement attribuée aux macro-économistes européens plutôt libéraux - qui donnaient la priorité à la politique monétaire pour régler la conjoncture - par leurs adversaires (généralement socialistes) lesquels leur reprochaient de négliger les instruments budgétaires. Ce " monétarisme " n'est pas friedmanien puisqu'il revient encore à confier à la politique monétaire des pouvoirs auxquels Milton Friedman ne croit plus depuis longtemps. Avec son président Wim Duisenberg, la Banque centrale européenne conduit une politique monétaire qui, sans le dire, est en fait très friedmanienne. Elle l'est beaucoup plus que celle de l'Américain Alan Greenspan. D'où le coup de chapeau que lui tire Milton Friedman un peu plus loin dans cette interview.
La critique de Milton Friedman à l'égard du Pacte de stabilité est justifiée si l'on considère qu'il n'existe aucune crainte de voir un jour la Banque centrale européenne accepter de monétiser les dettes excessives d'un État membre. Le pays fautif paie le prix de son comportement irresponsable par le fait qu'il rencontre plus de difficultés à vendre ses titres sur le marché, et doit donc payer des intérêts plus élevés que les autres. Si la Banque centrale est véritablement indépendante du pouvoir politique, et si rien ne permet d'anticiper un changement, il n'y a pas besoin de Pacte. Le Pacte est superflu et redondant. La politique budgétaire du pays coupable, si laxiste soit-elle, ne comporte pas de conséquences inflationnistes. Il en va différemment si l'on estime, au contraire, que cette indépendance est toute relative, ou ne saurait réussir à se maintenir longtemps.
Le Pacte trouve alors une justification, mais uniquement comme parade à une " défaillance institutionnelle " qui ne devrait pas être. Le comportement actuel de la Banque centrale européenne, et le caractère de plus en plus sacralisé de son indépendance, donnent aujourd'hui plutôt raison à Milton Friedman. Les inconvénients du Pacte - la remise en cause par Bruxelles des politiques de baisse d'impôts prévues pour relever le potentiel de croissance à long terme de certaines économies - l'emportent sur ses prétendus avantages. Il est logique que le Pacte de stabilité et de croissance soit de plus en plus ressenti comme une contrainte de caractère " dogmatique ".
(10) Charles Gave, Des lions menés par des ânes. Essai sur le crash économique (à venir mais très évitable) de l'Euroland en général et de la France en particulier, Robert Laffont, 2003.
(11) Depuis 1990, le Japon traverse une période de langueur économique exceptionnelle qui contraste avec les taux de croissance auxquels le pays nous avait habitués au cours des deux décennies précédentes. Le Japon est le seul grand pays à connaître aujourd'hui une baisse réelle de ses prix - c'est-à-dire la déflation. Les lecteurs que le sujet intéresse trouveront dans le livre de Charles Gave (voir note (10)) sans doute la meilleure description de l'engrenage qui a conduit l'économie japonaise à la situation qui est aujourd'hui la sienne. La différence entre le Japon et l'Europe, c'est que, même si la situation des banques et du système bancaire est beaucoup plus mauvaise en Allemagne qu'aux États-Unis, comme le souligne Milton Friedman, elle n'y est vraisemblablement pas aussi détestable qu'elle l'était au Japon au début des années 1990. Le risque de déflation est indépendant de la croissance. Mais l'inverse n'est pas vrai dans la mesure où la déflation suppose le passage par une crise du système bancaire et financier qui, lui, affecte la croissance.
(12) Le krach des tulipes, qui mit fin à la bulle de la " tulipomanie ", eut lieu en 1637 à Amsterdam.
(13) Milton Friedman fait ici allusion à la crise qui a frappé le système de production et de distribution électrique en Californie au cours de l'été 2000.
(14) Il s'agissait de Joseph Graham Davis, gouverneur démocrate de la Californie depuis 1998. La Californie était l'un des tout premiers États américains à s'être impliqué dans un ambitieux programme de libéralisation du marché de l'énergie électrique. Mais le fait est que les interventions politiques ont conduit à la mise en place d'un système hybride qui n'a pas fonctionné convenablement. En réaction, la Californie est aujourd'hui revenue à un système de contrats entre l'État et les producteurs qui marque le retour à une logique classique de planification électrique nationale. Cet échec est utilisé par les adversaires de la libéralisation des marchés électriques comme argument pour contrer les politiques libérales de l'énergie qui se répandent dans le monde depuis quelques années.
(15) Sur les currency boards, voir les entretiens avec l'économiste Steve Hanke parus dans Politique Internationale, no 80, été 1998, et no 95, printemps 2002.
(16) Milton Friedman fait ici allusion au livre du Danois Bjørn Lomborg The Skeptical environmentalist (Cambridge University Press, 2001) qui fait scandale dans les milieux des Verts européens car il remet en cause la vérité scientifique de nombre de clichés sur lesquels se fonde la propagande écologique contemporaine.
Ce livre reprend chacun des thèmes forts du débat sur l'environnement et montre les faiblesses souvent invraisemblables des traitements partisans réservés aux données disponibles : comparaison de chiffres portant sur des grandeurs différentes, utilisation de données ponctuelles pour des conclusions de long terme, prévisions catastrophiques oubliées dès qu'elles se sont révélées fausses, comme le refroidissement de la terre des années 1975, ou l'ineffable "Halte à la croissance ?" du Club de Rome. Ce long travail de nettoyage de ce qui est faux dans le discours dominant actuel ("tout va de mal en pis") débouche sur une conclusion essentielle : tous les paramètres globaux montrent pour l'essentiel une amélioration de la situation de l'environnement, dans tous les domaines où elle est mesurable. " Voir le résumé du livre en français.
(17) Milton Friedman met en cause les systèmes de retraites fondés sur la répartition dans lesquels les contribuables d'aujourd'hui financent les retraites des générations précédentes, sans tenir compte des cotisations effectivement versées au cours de la vie active. Sa préférence va à un mécanisme où les droits à retraite individuels dépendraient de l'épargne accumulée au cours de la vie active et versée dans des comptes bénéficiant d'une exemption d'impôts.
Dans le premier cas, la retraite d'une génération dépend de la bonne volonté des jeunes de la génération suivante à honorer les contrats que leurs parents se sont définis pour eux-mêmes.
Dans le second, chaque génération finance ses propres pensions par elle-même - avec un système d'assurance minimal garanti par l'État aux plus déshérités.
Les deux systèmes ont des conséquences économiques très différentes.
Le premier incite les premières générations, tant qu'elles ont le pouvoir, à se servir le plus généreusement possible, même si c'est au détriment des droits futurs de leurs descendants qui, politiquement, ne sont pas en position de s'y opposer. L'avenir des générations futures est compromis par le niveau confiscatoire d'une fiscalité qui tue les perspectives de croissance.
Le second, au contraire, en incitant à l'accumulation d'une épargne vraie, favorise la croissance et défend les droits des retraités futurs contre le détournement du produit de leurs efforts par les générations plus anciennes