La musique a beaucoup de travail : c'est la force guérissante de l'univers - et il est en acharnement thérapeutique, à quelques mois de sa fin (?) Elle est là, la musique, elle est là et joue, elle joue son rôle ; qu'il lui est pourtant difficile de se faire entendre entre le brouhaha démocratique et le bruit culturel. En voilà un procès maintes fois mené (par Jean Baudrillard, par exemple, ou par Franck Lepage), celui de l'Idéologie (déjà ne devrais-je pas employer un mot si désuet) et de la propagande (rebelote : on dit communication) qui va avec. Puisqu'il est au mieux intolérant au pire fasciste de critiquer une œuvre, une ribambelle de zozos zinzins ripaille en piétinant le Verbe, la Musique.
Aujourd'hui que Michael Jackson et Amy Winehouse sont morts, et en attendant que Coldplay et Justin Bieber fassent montre de toute l'étendue de leurs talents, peut-être avons-nous une fenêtre de tir, comme se plaît à dire le langage dégénéré, pour évoquer quelques cimes piétinées.
A l'heure où je couche ces mots sur la feuille - hé ! oui, je les écris à la main, sale misonéiste que je suis : les taper directement serait un sacrilège infernal - je devrais être en route pour Vienne où joueront ce soir Herbie Hancock, Marcus Miller et Wayne Shorter pour un hommage à Miles - excusez du peu. J'ai cependant pensé pouvoir, devoir, me contenter des deux soirées déjà passées au festival "Jazz à Vienne". J'ai horreur de l'accumulation, ça doit venir de là, une petite quenelle pour l'esprit Coubertin comme dirait Dieudonné. Toujours plus : très peu pour moi. Voilà : toujours "très peu". Ferait-ce cela de moi un extrémiste de la modération ? Ouille ! Aïe ! Un paradoxe comme la (post-)modernité en raffole. Je procèderai ce soir à mon propre écartèlement en place publique, pour haute-trahison idéologique.
Afin d'occuper le court laps de temps, et le répit qu'il me reste, je veux toucher deux mots de musique. En effet, la sentence s'étant abattue sur moi par moi-même, je ne vois plus bien pourquoi je me ménagerais des temps consacrés à ne rien faire, ce qui est très mal vu. Zou ! de l'utilitarisme. Je n'irai quand même pas jusqu'à raconter les deux soirées viennoises, ça n'aurait pas de sens, et c'est le Sens que, justement, je dénicherai.
Je suis en Joie ce lundi 4 juillet d'aller écouter Ahmad Jamal pour la troisième fois, sur scène. Je ne m'attends certes pas encore à ce que la vedette lui soit volée par une hôtesse venue lui apporter les fleurs en fin de concert. C'est du jamais vu ! (Avez-vous vu bondir le journaliste toujours en quête de nouveauté ? bien ou mal, peu importe il faut que ce soit nouveau.) Hiromi Uehara qu'elle s'appelle, l'hôtesse. On ne comprend pas très bien, au premier regard : pourquoi diable avoir fait venir du Japon une fille pour donner des fleurs à un vieillard ? C'est que l'une des dernières légendes vivantes du jazz l'a prise sous son aile, Hiromi, la disciple du Maître. Son émotion, sa fierté de lui ouvrir la voie rend le moment très touchant. Le théâtre antique viennois est médusé (n'était-il pas déjà de pierre ?) par sa prestation, les auditeurs sont enchantés. Elle est virtuose, animée d'un humour musical désaltérant dans ce monde de dérision jusqu'à plus-soif, et elle va toujours où il faut : c'est une boussole qui attire le Nord ! N'ayant pas été chargé de sa communication (propagande, pour les intimes), je me bornerai à vous conseiller de la découvrir.
Mais, si je parle d'elle, c'est qu'elle est parvenue à s'élever pour une évidente raison, une raison toute simple : elle reconnaît des Grands Anciens, les respecte, mais, et, elle veut les épater. Marc-Edouard Nabe nous l'expliquait au sujet de son dernier livre, L'homme qui arrêta d'écrire. Ce qui pèse, c'est l'actuel manque de Grands Anciens à épater, cette absence nous condamne à l'abaissement mortifère dans l'insignifiance. Hiromi joue pour se montrer digne de Beethoven, d'Ahmad Jamal. Nabe écrit pour être digne de Shakespeare, de Cervantès. C'est si prétentieux qu'il faut quasiment être fou pour y croire. Il est pourtant là, le prix à payer, et vous avez la différence entre musique et mumuse, entre Renaissance et dégénérescence.
La semaine suivante, c'est Sonny Rollins. Je répète : Sonny Rollins. Dans ce monde cultureux peuplé de molosses enchaînant les tubes, lui est le Colosse titubant certes mais déchaîné. C'est cahin-caha qu'il va faire tout un ramdam ! A-t-il confondu ce saxophone avec un déambulatoire, cet octogénaire ? Que nenni ! Il se permet même, avec ce saxo, de charger le caméraman, avant le rappel. Un éléphant lancé à pleine vitesse n'aurait pas fait mieux. Hé ! bien, lui aussi, tout Colosse qu'il est, convoque les Grands Anciens. Monk, Bird, etc. tous... ils sont là avec lui, dans son cœur, dans sa tête, cachés au fond de son saxophone, il essaye de les faire sortir. Mais, Sonny, tu en es ! tu es à la hauteur, leur hauteur : quelle Hauteur ! Ton Don't stop the Carnival méritait largement, joué avec toute cette facétie qu'il était, la belle ovation qu'il a reçue.
Un jour, peut-être, tolérance sera devenu un gros mot, comme déjà le souhaitait Rabaut-Saint-Etienne. Alors, la prétention à portée de tous, le cheminement spirituel, l'amour du savoir, la quête de la Vérité, plonger ses racines pour atteindre les cimes vertiges, tout cela sera la règle commune. Oui ? Nous ne serons alors plus en "démocratie". Nous serons en démocratie. Non ? Nous aurons essayé (peut-être) !...