Résistant, universitaire, sociologue, ethnologue, philosophe, inventeur de nombreux néologismes, auteur d’une grande quantité d’essais qui cherchent à construire la réalité à partir
du monde extérieur et de l’esprit intérieur. Vous venez d’avoir 90 ans. Bon anniversaire !
Cher Edgar Morin,
J’ai appris à vous connaître au détour d’une émission de TF1. C’est étrange mais c’est ainsi.
Il s’agissait de l’une des émissions les plus contestées du paysage audiovisuel français qui était diffusée en direct à vingt heures
trente : "Droit de réponse" animé par Michel Polac. C’était à une époque où l’on pouvait fumer dans les studios de télévision, même devant les enfants, en toute impunité et où la modernité
affichée (vidéo-disque, crayon numérique etc.) et le style décontracté (premier talk-show français) donnent désormais une petite odeur de nostalgie.
Vous étiez déjà invité à la première émission le 12 décembre 1981 (voir la vidéo de l’INA ici) mais la fois où je vous ai découvert, c’était à une autre émission, plutôt au milieu des années 1980. Vous parliez de la physique
quantique.
À l’époque, je n’avais pas encore commencé mes études et je m’étais passionné pour la physique quantique. Je me disais qu’il était étrange
qu’on n’en parlât pas beaucoup alors que cette branche de la science avait déjà plus de quatre-vingt ans (elle est née avec Planck puis Bohr etc.). C’est vrai qu’en France, à part Paul Langevin
et quelques rares autres scientifiques français, elle a été enseignée seulement à partir des années 1950-1960.
Pourtant, les questions philosophiques qui sont abordées par la théorie quantique sont non seulement essentielles mais aussi très
intéressantes, en particulier, ce principe d’indétermination d’Heisenberg (et pas d’incertitude contrairement aux mauvaises traductions de l’allemand Unbestimmtheit) ou ce chat de
Schrödinger.
Le principe que l’observation transforme la réalité peut en effet être décliné dans toute réalité sociale (exemple : les séances de
l’Assemblée Nationale lorsqu’elles sont filmées, avant qu’elles ne le soient systématiquement). Cela pouvait récemment donner des sueurs froides à ceux (dont moi) qui avaient refusé l’esprit binaire en 2007 et avaient difficulté, à un moment donné, à
choisir malgré tout.
Vous avez appelé "complexité" cette non-binarité et vous l’avez explicitée dans votre dernier volume de "La Méthode 6"
(2004) : « La morale non complexe obéit à un code binaire bien/mal, juste/injuste. L’éthique complexe conçoit que le bien puisse
contenir un mal, le mal un bien, le juste de l’injuste, l’injuste du juste. ».
J’étais même à l’époque "enivré" par les expériences de 1982 d’Alain Aspect (sur qui je reviendrai probablement) et par cette extraordinaire idée de la
complexité du monde, complexité qui croît sans cesse alors qu’à côté, beaucoup de personnalités publiques cherchent à la simplifier, la grossir, ou l’élaguer.
C’est d’ailleurs assez intéressant de voir que vous aviez imaginé (pas technologiquement mais en pensée) l’importance des expériences
d’Aspect dès 1977 dans "La Méthode 1" où vous proposiez : « La réalité physique de l’information n’est pas isolable
concrètement. Je veux dire qu’il n’y a pas, à notre connaissance et sur notre planète, d’information extra-biologique. L’information est toujours liée aux êtres organisés néguentropiquement que
sont les vivants et les êtres métabiotiques qui se nourrissent de vie (société, idées). De plus, le concept d’information a un caractère anthropomorphe qui me semble non
éliminables. ».
Je ne vous connaissais pas mais je savais que vous n’étiez pas physicien. Pourtant, vous aviez abordé avec précision la plupart des enjeux
philosophiques de la physique quantique de telle manière que vous avez dû en apprendre beaucoup sur le sujet.
Pour vous définir, vous préférez le terme sociologue à celui de philosophe, mais peut-être celui de savant vous conviendrait le mieux. Car il y a plusieurs siècles,
à l’époque de Newton ou celle de Descartes, les philosophes étaient physiciens et réciproquement. Ils étaient aussi chimistes, historiens, latinistes, hellénistes etc. bref, ils avaient la
Connaissance, le Savoir, enfin, celui de l’époque.
Depuis la seconde moitié du XIXe siècle, les disciplines du savoir se sont démultipliées, les scientifiques de toute matière sont devenus dans le monde de gros bataillons de plusieurs centaines
de milliers d’individus hyperspécialisés et hypercompétents dans leurs domaines d’études. Et vous, dans tout cela, vous avez compris qu’il fallait aussi des passerelles.
Vous êtes entré en 1950 au CNRS, qui est un organisme de recherches pour lequel la communauté scientifique internationale envie la France
car il réunit en son sein de nombreuses disciplines très différentes et pourtant liées. Or, ce qu’il manque depuis longtemps, c’est justement ce ciment qui permet de tisser les différentes
branches. Il y a des millions de découvertes scientifiques, petites ou grandes, qui peuvent soit révolutionner le monde soit juste mieux le comprendre, ce qui est déjà pas mal, mais il manque des
personnes qui essaient de globaliser cette masse de savoirs.
Vous en faites justement partie. « Il faut développer à la fois le local et
le global. » affirmez-vous dans l’un de vos derniers ouvrages ("La Voie", 2011).
Pour cela, j’ai appris que vous aviez en fait développé une méthode originale de travail. Vous avez auprès de vous une quarantaine
d’experts de tous les domaines de la science qui vous permettent d’avoir une idée claire des enjeux de ceux-ci. Et votre job, en gros, c’est de synthétiser tout cela, de passer toutes ces
informations, toutes ces données dans une sorte de moulinette de l’intelligence et d’essayer d’y trouver des lignes directrices.
Vous défendez le principe de la pensée complexe, celle qui ne vit que par la transdisciplinarité. Vous avez effectivement cherché à
malaxer la physique, la biologie, l’informatique, la logique, l’anthropologie, la philosophie, le langage, la "paradigmatologie", l’information, l’éthique, l’art, etc.
Vous vous méfiez de la logique qui pourrait s’opposer à la créativité. Vous l’exposez dans "La Méthode 4" (1991) :
« L’usage de la logique est nécessaire à l’intelligibilité, le dépassement de la logique est nécessaire à l’intelligence. La référence à la
logique est nécessaire à la vérification. Le dépassement de la logique est nécessaire à la vérité. ».
Dans le cadre du CNRS, j’avais prévu de participer au début des années 1990 à l’une des universités d’été que vous aviez organisées à
l’abbaye d’Arc-et-Senans (en voici un reportage). Malheureusement, une obligation imprévue m’en a empêché. Vous aimez en effet réfléchir et débattre avec beaucoup
de monde. Vous n’hésitez pas à venir transmettre vos messages sur la complexité dans de nombreuses conférences.
Par exemple, le 11 décembre 2008, lors d’une conférence à Auxerre, vous délivriez votre interprétation de la crise financière en faisant référence à la
précédente : « En 1929, la crise économique, conjuguée à l’humiliation des lendemains de la Première guerre a provoqué la venue
au pouvoir de Hitler, par des voies démocratiques. Ce n’est pas d’un pays arriéré qu’est venue la barbarie, mais de ce qui était à l’époque la première puissance industrielle d’Europe, et qui
était sur le plan culturel la plus avancée. ».
Par certains côtés, vous pouvez même être très pessimiste lorsque vous avez confié le même jour à Jean-François Dortier :
« La réflexion sur le monde d’aujourd’hui ne peut s’émanciper d’une réflexion sur l’histoire universelle. Les périodes calmes et de
prospérité ne sont que des parenthèses de l’histoire. Tous les grands empires et civilisations se sont crus immortels : les empires mésopotamien, égyptien, romain, perse, ottoman, maya,
aztèque, inca… Et tous ont disparu et ont été engloutis. Voilà ce qu’est l’histoire : des émergences et des effondrements, des périodes calmes et des cataclysmes, des bifurcations, des
tourbillons, des émergences inattendues. ».
…Sans pour autant exclure une petite dose d’optimisme : « Au sein même
des périodes noires, des graines d’espoir surgissent. Apprendre à penser à cela, voilà l’esprit de la complexité. ».
Vous avez eu une expérience politique malheureuse, communiste antistalinien, vous êtes vite exclu du PCF, et c’est tant mieux. Ensuite,
vous vous raccrochez au PSU au début des années 1960… pour soutenir en 2007 la candidature de Ségolène Royal avec qui vous avez participé à plusieurs colloques.
Le 31 décembre 2007, vous avez compris que vous étiez suffisamment à la mode pour voir votre « politique de la civilisation » récupérée par le Président Nicolas Sarkozy. Avec ce dernier, vous expliquez pourtant que vous êtes en « désaccords très importants » sur « la politique inhumaine
envers les immigrés » ("Libération", 9 janvier 2008).
Le 10 avril
2008, dans un entretien réalisé par Daniel Bougnoux et Bastien Engelbach, vous êtes revenu sur la physique quantique et le déterminisme. Vous disiez entre autres :
« (…) Toutes les grandes avancées des sciences butent sur des problèmes fondamentalement philosophique. On peut dire que la grande avancée
de la microphysique finit par buter sur le problème : "qu’est-ce que la réalité ?", à partir du moment où la particule se présente tantôt comme onde, de façon immatérielle, tantôt comme
corpuscule, de façon matérielle. (…) Ce sont désormais des physiciens qui essaient de répondre à cette question vu la carence des philosophes : D’Espagnat avec "Le réel voilé", mais vous
avez aussi David Bohm dont la conception retrouve presque une vision bouddhiste où notre réalité empirique n’est que l’écume sur un océan d’une profondeur indéterminée. Le problème de l’univers
arrive à une aporie fondamentale où Kant déjà avait relevé : est-il éternel ou a-t-il un commencement ? les deux propositions étant à la fois logiques et absurdes. Et finalement, on
arrive à l’idée d’un commencement explosif mais qui ne se ferait pas ex nihilo puisqu’il surgit d’un vide et que ce vide, selon les physiciens, est animé de frissons, de sorte de
vibrations ; le vide ne serait rien d’autre qu’un infini énergétique. (…) Certains aujourd’hui essaient même d’explorer cet univers d’avant le temps et d’avant la matière. On ne sait rien
mais on arrive à des limites de la pensée. ».
Je serais bien en peine de décrire votre œuvre monumentale, prolifique. Vous avez rédigé au moins soixante-seize livres (sans compter les
publications), dont dix-huit les cinq dernières années malgré votre âge avancé.
Je tenais juste à vous exprimer, sans prétention, mon admiration devant vos travaux et à vous souhaiter un très bon
90e anniversaire, qu’il soit l’occasion pour vous de garder la force, le
dynamisme et la motivation de les poursuivre.
Hasard du calendrier, ce 8 juillet 2011 est également le 390e
anniversaire de la naissance de Jean de La Fontaine. Avoir trois cents ans de différence avec l’auteur des fameuses fables, c’est peut-être un
signe ?
« "Qu’on me rende impotent, cul-de-jatte, goutteux, manchot, pourvu qu’en somme
Je vive, c’est assez, je suis plus que content."
Ne viens jamais, ô Mort ; on t’en dit tout
autant. »
(La Fontaine, "La Mort et le Malheureux", Livre I, fable 15).
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (8 juillet
2011)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
"Droit de réponse" du 12 décembre 1981 (vidéo INA).
Université d’été d’Arc-et-Senans avec Edgar Morin le 9 septembre 1990 (vidéo INA).
La démocratie est devenue quantique.
La réduction du paquet d’onde centriste.