Je rentre de l’école comme à l’accoutumée.
Je suis encore très petite, alors mes sœurs m’accompagnent. Nous nous arrêtons un bon moment sur le pont qui traverse le Loiret. J’aime cet endroit où le fleuve m’apaise ainsi que la verdure qui y trempe ses racines.
Je me remémore ce jour où ma sœur aînée jeta son cartable par-dessus bord, juste pour voir s’il flottait. Nos larmes de rires coulaient à flots tandis que le cartable s’enfonçait dans la vase. Ce petit pont est un réel moment de partage et de bonheur niché dans ma plus tendre enfance.
Nous longeons sur quelques mètres les jolies maisons des américains, ornées de minuscules barrières blanches mises en valeur par un gazon toujours rasé de très près, comme pour être présentable et sentant bon la fraîcheur.
Je me réjouis d’arriver à la maison, comme chaque soir.
Voilà : nous y sommes. La voisine, sempiternellement vêtue de noir, est toujours sur le pas de sa porte, à croire qu’elle y a été plantée. Elle nous salue avec son bon air campagnard. Son chien noir nous accueille aussi. Tout est noir chez elle, jusqu’au petit couloir que nous pouvions apercevoir dans l’entrebâillement de son entrée.
Face à la route, juste après le poulailler, c’est chez nous. Je me souviens de la fois où papa avait coupé la tête du coq pour lui clouer le bec et que l’animal courait partout dans la maison, y laissant ses plumes avant de se taire à jamais.
La façade de la maison m’attire comme lorsque j’étais gamine. Le portail en bois s’ouvre généreusement. J’entre : je vais au bout du corridor laissant la cuisine sur ma droite et je retrouve avec bonheur le buffet avec son air penché car le lapin en liberté lui avait rongé les pieds. Papa et maman sont assis autour de la grande table de la salle à manger. Nous sommes heureux d’être ensemble. Maman me tend un paquet que je m’empresse d’ouvrir. Merveilleux ! C’est mon premier transistor à piles. Merci ! Merci mille fois. Je vais pouvoir écouter de la musique dans ma chambre. Il y a toujours un vide dans une vie sans sonorité, je vais bien en profiter. Je fais un gros bisou à ma maman et je vois mon père sourire d’un œil complice. Il me désigne une grosse caisse dans le coin de la pièce, sous la fenêtre. C’est pour moi : un autre cadeau ! Décidément je suis bien gâtée dans notre foyer. Je suis tellement contente que je n’ai aucun mal à ôter les agrafes, comme si ma liesse m’avait équipée de pinces au bout des doigts. Je reste stupéfaite. Oh comble du comble de ma joie, papa vient de m’offrir un établi, mon premier établi ! Je rêvais depuis ma naissance de savoir bricoler. Je vais enfin pouvoir faire des copeaux. J’adore les copeaux, ils sont tellement jolis lorsqu’ils tombent en serpentin sur le parquet, à la lueur de la lumière du jour qui nous révèle la beauté du bois. Désormais, je pourrais raboter et en musique, s’il vous plaît ! Le transistor aura sa place sur un coin de l’établi.
Quelle magnifique communion dans ces deux présents ! L’un complète l’autre, tout comme mes parents s’harmonisaient. Ils étaient merveilleux.
Devant ma joie, papa et maman se sentent bien, ils me sourient. Vous me direz que ce choix est pour le moins étrange pour une petite fille mais il s’avérait que j’avais des jeux de garçon et pour cause ! Nous étions cinq filles alors qu’ils tentaient désespérément d’avoir au moins un fils. Ils abandonnèrent l’idée à la dernière cadette.
Je fais aussi un gros bisou à mon père puis je reprends ma route, je dois revenir cinquante ans en avant. Je suis chargée comme un bœuf mais je me sens tellement légère ! J’y tiens à ces deux cadeaux qui m’ont fait vivre de si belles heures.
Je repasse le pont, songeuse. Je fais un signe de la main à ma vieille école que je n’aimais pas du tout et où j’ai usé et abusé du bonnet d’âne, enfermée dans un placard à balais. Je quitte le Loiret avec un pincement au cœur car jamais au grand jamais, je n’ai pu retrouver tant de chaleur.