Diabolus in Musica, 2 juillet 2011.
La monographie fondatrice qui lui a été consacrée, en 1960, par la musicologue belge Suzanne Clercx a permis à la figure de Ciconia d’émerger des limbes même si, comme l’expliquait fort justement, en préambule au concert, Philippe Vendrix, directeur du Centre d’Études Supérieures de la Renaissance ayant dirigé un ouvrage dédié au compositeur en 2003, il faut se résoudre à ce que les lacunes des sources documentaires laissent définitivement de nombreux pans de sa biographie dans l’ombre. Il est maintenant établi que notre musicien, fils d’un chanoine bien prébendé, est né à Liège sous le patronyme de Chywogne ou Cigogne, sans doute dans les années 1370. Il semble qu’il ait quitté sa ville natale vers 1385, date à laquelle son nom apparaît pour la dernière fois dans ses archives, pour gagner l’Italie, où sa présence est attestée en 1391. A-t-il auparavant séjourné à Paris pour y suivre les cours de l’université, comme peut le laisser supposer le titre de magister associé à son nom ? Toujours est-il qu’il va entrer au service d’importants personnages, tout d’abord, sans doute à Rome, le cardinal Philippe d’Alençon jusqu’en 1397, puis probablement Giangaleazzo Visconti à Pavie jusqu’aux alentours de 1401, date à laquelle un document le mentionne à Padoue, sous le patronage de l’archiprêtre Francisco Zabarella. Vicaire attaché à la cathédrale dont il est, signe de la considération dont il jouissait, le premier étranger à être admis au chapitre, il y chante et y compose mais fait également œuvre de théoricien, produisant deux traités (Nova Musica, 1408 et De proportionibus, 1411) où il se révèle, contrairement à l’image que donne sa musique, plutôt conservateur. La dernière trace que laisse le compositeur est une signature sur un acte notarié du 10 juin 1412 ; le 13 juillet de la même année un nouveau vicaire est nommé « à la suite de la mort de Johannes Ciconia. »
J’aurai probablement l’occasion d’y revenir plus en détail dans quelques semaines, mais les pièces proposées lors du concert donnaient un excellent aperçu de la richesse et de la variété de la production de Ciconia. Outre qu’il maîtrise tous les styles d’écriture en usage à son époque et se montre aussi à l’aise lorsqu’il se coule dans les modèles franco-flamands, principalement dans les mouvements de messe, ou italiens, comme dans les motets, ces deux manières se mêlant pour mieux se féconder mutuellement, il fait preuve d’une inventivité mélodique assez époustouflante et d’un goût prononcé pour les expérimentations sonores, y compris dans les formes plus stéréotypées que sont les parties de l’Ordinaire liturgique. Sans nul doute au fait des recherches formelles menées par les compositeurs de ce que les musicologues ont nommé Ars subtilior qui se distinguent, pour résumer à grands traits, par des tournures de plus en plus complexes frôlant parfois la préciosité, il use avec un art consommé des contrastes rythmiques et des chromatismes, tout en conservant à ses pièces beaucoup de souplesse et d’animation, ce qui démontre une parfaite assimilation du style des madrigali de Jacopo da Bologna (fl.1339-1360) ou des ballate de Francesco Landini (c.1325-1397), ainsi que des œuvres sacrées d’Antonio Zacara da Teramo (c.1350/60-c.1413/16), qui, présent à Rome en même temps que lui, eut sans doute sur son jeune collègue une influence non négligeable.
Il est peu de dire que les chanteurs de Diabolus in Musica ont su rendre justice à ces compositions à la fois denses et subtiles, tant leur prestation a été, tout au long du concert, une suite d’émerveillements. Une des grandes qualités d’Antoine Guerber est la fidélité ; il travaille avec la même équipe vocale depuis plus de quinze ans, et connaît donc parfaitement les capacités de chacun de ses chantres qu’il sait pousser à donner le meilleur d’eux-mêmes quel que soit le répertoire abordé. Fort logiquement, c’est le constat d’un équilibre et d’une lisibilité supérieurement instaurés et maintenus entre les différentes voix, parfaitement utilisées et appariées, qui s’impose dès les premières œuvres, et procure à l’auditeur un sentiment d’évidence et de justesse absolues. Les sopranos Aïno Lund-Lavoipierre et Axelle Bernage, le plus souvent accompagnées de façon aussi experte qu’attentive par Guillermo Perez à l’organetto, interprètent les motets avec une aisance vocale assez stupéfiante, mettant une technique impeccablement rompue aux usages du répertoire médiéval au service d’une émotion à la fois décantée et sensuelle. Les lignes vocales qu’elles déploient, souvent très haut et avec une infinie souplesse, se poursuivent, se répondent et s’emmêlent en délivrant une incroyable impression de luminosité qui parfois confine à la grâce (O virum ou Albane). La partie masculine de l’ensemble, composée des ténors Raphaël Boulay et Olivier Germond, du baryton-basse Emmanuel Vistorky et de la basse Philippe Roche, se voit, elle, majoritairement confier les mouvements de messe dans lesquels elle n’appelle également que des éloges. Assumant chacun à leur tour la conduite des pièces, toutes sans accompagnement instrumental, les chanteurs élaborent un tissu musical très cohérent, au sein duquel chaque personnalité vocale peut néanmoins s’épanouir et faire valoir ses propres couleurs sans créer de déstabilisation, et dont la vigueur, le raffinement, le souci de varier les climats préservent ces Gloria et Credo du piège de l’uniformité. Notons que tous ont été également convaincants hors de leur domaine principal, les femmes en faisant s’envoler un Gloria spiritus et alme n°6 aux aigus périlleux, les hommes en magnifiant la noblesse du motet O Padua qui terminait le concert, et se sont attachés, avec une incontestable réussite, à rendre palpable le caractère parfois très audacieux et novateur de la musique de Ciconia (magnifique gestion des dissonances), ainsi que la clarté de sa facture. Cette réussite n’aurait, bien entendu, pas été possible sans le travail préparatoire, que l’on devine extrêmement précis et intense, effectué par Antoine Guerber avec son ensemble. On y retrouve cette immédiate intelligence du répertoire et cette humilité face à la musique fondées sur une profonde réflexion, un véritable respect des sources et le refus de l’effet facile qui marquent, depuis ses débuts, les interprétations de Diabolus in Musica. Après le silence recueilli dans lequel s’est déroulé tout le concert, les applaudissements fournis et ponctués de bravos qui ont suivi la dernière note disaient assez le bonheur et la reconnaissance d’un public conscient d’avoir participé à un moment d’exception.
Cette prestation de très haut niveau laisse particulièrement bien augurer d’un des projets les plus ambitieux annoncés pour la rentrée dans le domaine de la musique ancienne, l’intégrale de l’œuvre de Johannes Ciconia, dont la parution est annoncée le 25 août 2011 chez Ricercar, qui a eu la gentillesse d’en dévoiler deux extraits pour les lecteurs de Passée des arts. Il ne fait guère de doute que sa partie sacrée, confiée par Jérôme Lejeune à Diabolus in Musica et chantée presque totalement lors de cette soirée au Prieuré de Saint-Cosme, ne manquera pas d’ouvrir de nouvelles et passionnantes perspectives sur ce magnifique compositeur encore trop méconnu, et, peut-être, contribuera à lui donner la place qu’il mérite au répertoire.
Johannes Ciconia (c.1370-1412), Opera sacra. Motets et mouvements de messe.
Diabolus in Musica :
Aïno Lund-Lavoipierre, Axelle Bernage, sopranos. Raphaël Boulay, Olivier Germond, ténors. Emmanuel Vistorky, baryton-basse.
Philippe Roche, basse.
Guillermo Perez, organetto
Antoine Guerber, direction
Accompagnement musical :
1. Credo n°4
Raphaël Boulay, Olivier Germond, ténors. Emmanuel Vistorky, baryton-basse. Philippe Roche, basse.
2. Albane, misse celitus/Albane doctor maxime, motet
Aïno Lund-Lavoipierre, Estelle Nadau, sopranos. Guillermo Perez, organetto.
Diabolus in Musica
Antoine Guerber, direction
Je remercie très chaleureusement Ricercar de m’avoir autorisé à utiliser les extraits musicaux et le visuel du coffret qui accompagnent cette chronique.