LE PÈRE MILON
(guerre de 1870)
Le vieux père Milon
Qui habitait une grande maison.
Logeait à l’étage
Des officiers allemands
De tous grades, de tous âges.
Les autres habitants
Du village
Depuis longtemps, avaient déguerpi
Et s’étaient tapis
A dix lieues ou davantage.
Or, dans un petit rayon
Autour de la maison Milon,
Certaines nuits, disparaissaient
Des rondiers ou des éclaireurs
Uhlans isolés. Malheur !
Au matin, on les ramassait
Dans un champ, un verger,
Le long des routes, égorgés.
Le pays était affolé,
Car sur simple dénonciation
Des paysans étaient fusillés.
Au moindre soupçon,
On mettait des femmes en prison.
Par la peur, les allemands
Obtenaient des enfants
Quelques révélations.
Consolation ?
Non.
On ne trouvait pas le coupable
Ce matin, sur la plage de sable
Située à deux lieues de là
Fut retrouvé un de leurs soldats
Inanimé. Quelques instants après,
Milon, balafré
Sur une pommette,
Etait ramené par des estafettes.
-Le cavalier s’était défendu
Et vaillamment battu-
Le colonel et deux officiers
S’assirent en face de Milon.
L’un prit la parole en français :
«Depuis que nous sommes ici, Milon,
Nous n’avons eu qu’à nous louer de vous.
Vous étiez attentionné pour nous.
Mais il faut que nous éclaircissions
Une terrible accusation
Qui pèse aujourd’hui sur vous.
Comment avez-vous
Reçu cette blessure
Que vous portez à la figure ? »
Milon ne répondit pas.
-«Cette nuit, qui a tué notre cavalier ?»
Le vieux articula
Sans sourciller :
-« C’est mé. »
Le colonel demeura étonné.
-« Connaissez-vous les auteurs
Des meurtres des éclaireurs
De notre détachement
Trouvés chaque matin par les champs ? »
Le vieux a clamé :
-« C’est mé. »
-« Vous seul ? »
-« Mé seul. »
-« Comment vous avez fait ? »
-« Je sais-ti…Comme ça s’trouvait. »
-« Vous allez tout avouer. Il le faudra. »
-«Vous m’avez mis en d’sales draps,
Vous et vos soldats,
Ça, oui, da !
Vous m’avez pris en fourrage pour pu
De chinquante écus
Et pi une vaque, deux moutons
Et une couvée de canetons
J’me dis : tant qu’i m’ prendront
J’leur y r’vaudrons.
V’la qu’au premier soir,
J’vas m’apercevoir
Qu’un de vos types
Fumait sa pipe
Su l’fossé, perché.
J’allais décrocher
Ma faux et j’revins.
Pour qu’il n’entende rin,
J’passais jusque là
Par derrière, à petits pas.
J’li coupai la tête d’un coup.
Comme un épi, oups !
J’pris tous ses effets,
Bottes, bonnet …
Et les cachai dans le four
A plâtre, derrière la cour. »
Milon allait se taire.
Les officiers se regardèrent.
Il avait été libre d’aller et venir,
D’entrer et de sortir
Tant il était complaisant logeur
Envers eux, les vainqueurs.
Puis l’interrogatoire reprit.
Et l’ennemi apprit :
Du fait de sa fréquentation
Avec les soldats teutons,
Le vieux paysan
Allait retenir
Quelques mots allemands
Alors un soir, voyant partir
Des rondiers prussiens
-Ah, Il les haïssait bien !
Une haine hystérique
De paysan patriotique.-
Il entendit leur destination.
Et l’objet de leur mission.
Il sortit, gagna
Le bois, pénétra
Dans le four à plâtre,
Et là, décidé, opiniâtre,
En vrai trompe-la-mort,
Se vêtit de l’uniforme du mort.
Puis il se mit à rôder par les champs,
Suivant les talus, rampant,
Ecoutant les moindres bruits.
Un galop de cheval, vers minuit,
Sur la route résonnait.
Avec ses dépêches, l’Uhlan revenait.
Le vieux paysan s’apprêta.
Dès que le prussien fut à vingt pas,
Milon se coucha, tout raide
Sur la route : « Hilfe ! à l’aide ! »
Le cavalier s’approcha
Sans rien soupçonner.
Sur l’inconnu, il se pencha.
A cet instant, sous le nez
Il reçut un terrible coup de sabre
Qui l’abattit telle une figurine de marbre.
Son cheval attendait tranquillement.
Milon se mit en selle et partit rapidement.
Une heure après, il aperçut deux cavaliers
Qui rentraient au quartier.
Il fonça droit sur eux, criant
«Hilfe !». Les prussiens reconnaissant
L’uniforme, approchèrent du vieux
Sans se méfier. Milon passa entre les deux
Comme un boulet.
Avec son sabre et son pistolet,
Il les tua. Et saisissant l’encolure
Des chevaux, il égorgea les montures.
Il rentra au four à plâtre,
Cacha son cheval dans la galerie noirâtre,
Quitta son uniforme, reprit
Ses hardes et regagna son lit.
Jusqu’au matin, comme un ange, il dormit.
Pendant quatre jours, il resta à la maison,
Attendant de l’enquête la conclusion.
Mais le cinquième jour, le paysan
Repartit et tua par le même
Ingénieux stratagème
Deux autres allemands.
Dès lors, il ne s’arrêta plus.
Chaque nuit, il abattait des uhlans.
Il les couchait nus
Le long des champs,
Cachait les uniformes dans la galerie,
Reprenait ses habits gris
Et chaque midi, nourrissait son cheval.
Le colonel se croyant feld-maréchal
Demanda en lissant son bouc blond :
-«Vous n’avez plus rien à dire, Milon ? »
-« Non, pu rin. Seize, j’en ai zigouillé ! »
-« Vous allez être fusillé. »
-« Oui, j’sais. Mais dans l’temps :
Nous, on a aussi fait campagne
Partout, jusqu’en Champagne
J’vous ai d’mandé grâce à aucun moment.
Pourtant, c’est vous qu’avez tué mon père
Soldat de l’Empereur premier.
Sans compter qu’le mois dernier
Vous avez tué Pierre
Mon fils cadet.
Je sommes quitte.
Pour mon père, huit.
Pour mon fieu, huit.
J’ai pas été vous chercher querelle.
J’vous connais point, vous l’colonel.
J’sais pas d’où qu’vous v’nez.
Vous v’là chez mé,
Vous y régentez en grand manitou
Comme si vous étiez chez vous
J’m’suis vengé. Voilà tout
Une minute après, Milon fut collé
Au mur et fusillé.