Au printemps 1956, pendant l'exercice de tir de l’armée de l’air américaine, une bombe à hydrogène rate sa cible de six kilomètres. Sommé de s'expliquer sur cette méprise, le responsable du centre de recherches aériennes répond: « Quand on a à faire à des êtres humains, de telles choses peuvent arriver. » Ce fait divers fixe le diapason du rapport entre êtres humains et machines, tel que le conçoit Anders. Traduire l’explication du responsable par « l’erreur est humaine » serait largement insuffisant. Le sens de son explication est bien plus profond, bien plus radical. Dans le monde des machines, l'être humain se manifeste exclusivement et en premier lieu comme source d'erreur. Les machines nous dépassent par leur vitesse, par leur précision, par leur efficacité, par leur force, par leur longévité et par leur flexibilité et adaptabilité (due au fait de leur reproductibilité). Face aux machines de guerre et aux machines de production, notre corps n'apparaît plus que comme « construction défectueuse ». Du point de vue de la machine, « l'homme est le saboteur de ses propres réussites (Leistungen) » Le retard constitutif, congénital, de l’être humain en tant que travailleur, en tant que soldat et en tant que consommateur donne lieu à ce que Anders appelle la pente prométhéenne (prometheisches Gefälle). Et la pente prométhéenne, à son tour, donne lieu à un sentiment historiquement nouveau : la honte prométhéenne (prometheische Scham). La honte prométhéenne est ce sentiment qui nous fait pâlir devant la perfection de nos machines et devant la pitoyable défectuosité de notre propre corps. La honte prométhéenne relève d'une confusion quasi-théologique. Dans le monde des machines, boiter c'est pécher.
Magazine Voyages
Dans un (court) texte, lumineux, sur l’œuvre de Günther Anders, « De la désuétude de l’homme » (Ed. Désaccords), Thierry Simonelli, psychanalyste et philosophe, écrit ceci, qu’il faut presque entendre comme un rappel à l’ordre :