L'innovation systématique requiert la volonté de considérer le changement comme une opportunité. (Peter Drucker)D'après des chiffres de l'INSEE, il y a en France plus de 3 millions d'entreprises, dont plus de 500 qui dépassent les 2 000 employés. Si chaque grande entreprise innovait ne serait-ce qu'une fois par an, sans même compter les contributions des autres, on devrait voir déferler chaque jour une ou deux innovations sur le marché.
Pourtant, je doute que vous ayez rencontré cette année un grand nombre d'innovations provenant de nos entreprises, à part peut-être dans l'agro-alimentaire, et encore s'agit-il souvent de nouvelles présentations. Les innovations dont on entend le plus parler proviennent souvent des Etats-Unis (iPad, Twitter par exemple), y compris les innovations les plus décriées (gaz de schiste). Il semble loin, le temps de l'introduction d'Ariane, du TGV ou du Concorde.
Pourquoi les entreprises françaises innovent-elles si peu ? Quels sont les freins à l'innovation ?
Les freins stratégiques
Une entreprise peut avoir des raisons stratégiques pour ne pas innover.
En effet, la position de suiveur est souvent confortable : vous laissez une entreprise prendre un risque en innovant en la surveillant de près, vous voyez si cela fonctionne, et si c'est le cas, vous lui emboîtez le pas en évitant les erreurs qu'elle a nécessairement commise en défrichant un nouveau marché.
La parade classique est le brevet. Sa vocation est de permettre à une entreprise innovante d'interdire à d'autres entreprises de la copier dans son accord explicite. Une entreprise innovante disposant d'un brevet sur son innovation est donc en principe protégée d'éventuels suiveurs.
Malheureusement, le brevet se révèle souvent être une parade inadéquate :
- certaines innovations ne peuvent pas être protégées par un brevet, en particulier les innovations de service ;
- les suiveurs peuvent souvent contourner le brevet par des astuces technologiques ;
- le brevet coûte cher et certaines petites entreprises ne peuvent pas se le permettre, sans compter le temps nécessaire à sa gestion ;
- un brevet peut empêcher toute les autres entreprises de travailler dans un domaine, et donc empêcher d'innover dans celui-ci ;
- et enfin, le brevet finit par devenir dans les grands groupes un actif financier à valoriser indépendamment de l'intérêt technologique sous-jacent.
Par ailleurs, d'autres freins stratégiques sont plus spécifiques à certaines activités. Ainsi, certains types d'innovation peut être extrêmement mal vu par certains partis politiques (OGM, taser...).
Le cas des OGM est un exemple frappant : il s'agit d'une innovation dans l'agro-alimentaire, issu de recherches biologiques à la pointe, et dont le potentiel est immense : réduction des pesticides, amélioration des rendements, production de plantations adaptées aux milieux peu fertiles... Mais dans la mesure où des risques pour la santé sont possibles, la technologie OGM doit encore faire ses preuves en laboratoire : il semble donc raisonnable d'interdire provisoirement leur utilisation commerciale, le temps d'approfondir nos connaissances.
Or des écologistes extrémistes vont jusqu'à empêcher la recherche de faire son travail d'analyse et de compréhension en fauchant des plantations OGM expérimentales.
Conclusion : non seulement on risque de passer à côté d'une innovation française (nous n'aurons pas la récompense), mais en plus cette action médiatique n'est qu'un écran de fumée car nous avons déjà dans nos assiettes des OGM provenant de l'étranger (nous avons quand même le risque). On peut comprendre dans ce contexte pourquoi une entreprise française ne souhaite pas innover.
Le principe de précaution, aussi légitime qu'il soit, ne doit pas être employé à l'extrême. Il est bon de protéger les citoyens, il n'est pas bon d'empêcher la recherche de progresser. Et ce n'est pas une question d'orientation politique, mais d'attitude politique responsable.
Les freins financiers
Il se peut que l'entreprise voulant innover n'ait pas les moyens de ses ambitions. En effet, innover peut coûter cher.
Il faut en effet au moins consacrer du temps à l'innovation, temps qui ne sera pas productif dans l'immédiat. De plus, il se peut que l'innovation nécessite un investissement matériel important. Enfin, le retour sur investissement n'est pas garanti.
Comment aider les entreprises ? Il y a bien sûr les subventions : Crédit Impôt Recherche (CIR), aides régionales diverses. Néanmoins, il est facile de détourner ces subventions à des fins autres que l'innovation.
Ainsi, supposons qu'un procédé industriel nécessite, lors d'un changement de produit fabriqué, de perdre une partie de la production car les produits auront des défauts. En prétendant réaliser un essai de production pendant cette transition (par exemple, on ajoute une lampe infrarouge inutile mais dont on prétend tester l'effet), on peut faire passer une partie de la production perdue sur le CIR, car il n'y a aucune obligation de succès. Cela exige essentiellement une capacité à "justifier" l'intérêt de l'essai avec des "arguments".
Mais il y a aussi d'autres moyens, plus efficaces. La médiation technique (quelle surprise !) permet de réduire les coûts en évitant de redécouvrir des choses bien connues dans d'autres secteurs d'activité. L'achat public a déjà été évoqué plus haut : une garantie d'achat par les pouvoirs publics est une aide financière appréciable. Enfin, on peut aussi citer OSEO, qui peut notamment apporter une avance remboursable en cas de succès.
Les freins organiques
Mais admettons que les freins stratégiques et financiers soient écartés. Nous voici donc dans une entreprise qui pense qu'il est utile d'innover, mais qui n'y arrive pas. Quelles en sont les raisons ?
Elles sont nombreuses et il peut y en avoir plusieurs en même temps. En voici quelques unes :
- la réservation de l'innovation : certaines entreprises réservent les initiatives à leur maison-mère, à certains services précis (R&D, marketing), voire à la direction générale, et on se prive de l'essentiel des cerveaux de l'enteprise ;
- la subordination de l'innovation : les personnes en charge de l'innovation sont subordonnées à des services divers et non à la direction générale, et les problématiques opérationnelles passent avant l'innovation ;
- la survalorisation de l'expertise : la parole de l'expert prime sur celle du créatif, et on élimine les idées que l'expert refuse car "ça ne marchera jamais" ;
- la collecte inefficace des idées : les idées des collaborateurs n'arrivent jamais à la direction générale, ou alors dénaturées par le management dans une variante du téléphone arabe ;
- la sélection excessive des idées : les idées les plus audacieuses sont éliminées au profit des idées les moins risquées, au détriment de toute considération de potentiel ;
- la culture d'entreprise : une entreprise n'ayant pas l'habitude d'innover a encré dans les esprits de ses employés un attachement à l'habitude et une méfiance envers la nouveauté ;
- le renfermement : la conviction que l'innovation ne peut venir que de l'intérieur empêche d'aller voir à l'extérieur qui peut participer à l'innovation (clients, fournisseurs...) ;
- l'absence de curiosité : les observations étranges des collaborateurs ne sont pas prises en compte par le management, alors qu'il s'agit d'une source de sérendipité ;
- la peur des essais : l'entreprise ne produit que comme elle sait le faire, et ne tente pas des expériences sur son outil de production sans avoir justifié l'intérêt par une démarche théorique ;
- la réduction des coûts : la chasse au coûts entrave toute initiative des collaborateurs qui n'ait un intérêt économique immédiat ;
- la peur d'aborder un nouveau marché : si l'innovation oblige à changer de type de clients, de produits ou de services, les employés peuvent craindre de ne pas savoir faire, et préférer le status quo ;
- ou encore, le cloisonnement : la rencontre entre employés de services complètement différents est rendue peu probable car chacun travaille dans une zone spécifique.
Les remèdes à chaque frein sont souvent immédiats : le renfermement peut se soigner par médiation technique, par exemple. C'est généralement le diagnostic qui manque. Ou le courage de changer. Car les freins organiques sont constitutifs de l'organisation de l'entreprise, ils participent à son identité, et le changement nécessaire est fort. Improviser un tel changement est voué à l'échec. Il se prépare et se gère spécifiquement ; un consultant en conduite du changement peut être particulièrement utile.