Alors que les Rencontres d’Arles oscillent entre le zèle médiatique des nouveaux convertis pour les banales merveilles de la photo récupérée sur internet, et la photo de papa miroir du monde (de Thérond à JR, du NY Times à Metinides), et que je peine un peu à m’enthousiasmer pour l’un ou l’autre de ces deux ‘avenirs’, et à me donner envie de revenir l’an prochain, voilà soudain, dans la visite remise à plus tard d’une exposition dont personne ne parle, enfin une vraie découverte, une vraie réflexion, un vrai enthousiasme. Mais est-ce bien de la photographie ?
Inaki Bonillas ne fait pas de photographie – ce qui bien évidemment dans l’univers léché des obsédés de focale, fait un peu tache, Inaki Bonillas ne montre pas non plus des images récoltées ici ou là, et Inaki Bonillas ne tient pas un discours pseudo-politique (quitte à confondre minaret et mirador, comme d’autres). Mais son travail sur la photographie (et non de photographie) soulève des questions bien plus intéressantes, plus pertinentes que bien d’autres ici. Son
exposition Double Clair-Obscur part d’une photographie, d’un petit (13,5 x 8,5 cm) portrait des années 40 représentant son arrière-grand-père (et sans doute la filiation, l’hérédité, l’ADN jouent-il un rôle souterrain dans cette approche : ADN de l’image aussi, qu’on peut retracer dans chacune de ses décompositions, comme l’ADN de l’aïeul se retrouve dans chacune des cellules). Et, comme chacun sait, la photographie étant une servante de la peinture, ce tirage a été soigneusement recouvert d’une grille au crayon le subdivisant en 8 colonnes et 13 rangées, mise au carreau devant faciliter le travail de la grand-mère chargée de reproduire les traits de son père pour un portrait au fusain. Or, dans ce portrait, le visage est clair à gauche de l’image et sombre à droite, alors que le fond est clair à droite et sombre à gauche : c’est ce doublement, ce balancement, cet équilibre qui intrigue d’abord l’artiste, et sa traduction en zones sombres et claires, d’ombre et de lumière. Il part d’abord des 104 carreaux ainsi délimités sur la photo, les agrandit, les imprime en plus grand format, jette les 104 épreuves sur sa table (réelle d’abord, virtuelle ensuite), joue avec elles, les recompose comme il ferait un mur de briques et les assemble selon le simple principe de la gradation du plus clair (en haut à gauche) vers le plus obscur (en bas à droite). L’image est là, dans sa matière, dans sa texture, mais n’est plus visible, analysée, réduite à sa valence de lumière seule. Ce n’est qu’un jeu ensuite de l’inverser, de créer la contre-image, mais sans la recomposer (ou, en tout cas, sans montrer l’inversion du portrait lui-même, comme un tabou). Ici et là, des blancs entre les carreaux témoignent du manque d’habileté du grand-père au crayon, de l’imperfection du trait des rectangles, de la présence humaine par le biais des failles, des ratés(cliquer sur les miniatures ci-dessus). L’étape suivante est aussi photographique, mais joue plus sur la décomposition : 52 cadres, 52 images chacune avec deux carreaux, l’un sombre et l’autre clair, l’un de plus en plus en clair de cadre en cadre, et l’autre de plus en plus sombre, jusqu’à se rejoindre dans le 52ème cadre en deux carreaux de valence grise égale. Chaque carreau est à sa place originale dans le portrait initial ; si on superposait les 52 images en transparence, on aurait sous les yeux le portrait initial, mais ici on n’a que ces éléments contraires qui se rejoignent, que cette découverte du gris depuis le noir et depuis le blanc, que cet éclatement photographique de l’image, que cet éloge du fragment à la Rodin. Ensuite, un film 16 mm, rayé, meurtri, grésillant dans un vieux projecteur, 4 minutes en boucle. Sur le fond blanc apparaît le carreau le plus sombre, à sa place originelle, puis le suivant, et ainsi de suite ; peu à peu le portrait émerge des profondeurs, apparaît progressivement, se laisse deviner, recomposer par l’esprit jusqu’à ce que, un bref instant, il soit là dans son entièreté, reconnaissable, complet. Puis les carreaux se défont, dans le même ordre, pour revenir au fond blanc, puis recommencer. L’image en mouvement ne peut être qu’un palliatif éphémère à la disparition, un instant qu’il faut saisir au vol. La pièce finale est un dessin à grande échelle du portrait de l’aïeul, parfaitement reconnaissable : dessin sans nul doute, que le crayon du dessinateur a orné de petits motifs, comme des vaguelettes ondulantes, comme un mouvement aquatique, venteux, sous-jacent à l’image fixe. En fait, l’artiste a confié une par une les photographies de chacun des 104 carreaux à un dessinateur en lui demandant de les reproduire sans lui dire de quoi il s’agissait et sans lui permettre d’avoir une vue d’ensemble. Le dessinateur, confronté à cette énigme visuelle, a cru y voir des vues marines, des vagues photographiées depuis un surplomb, et les a interprétées dans ce sens. C’est ainsi qu’un procédé non photographique, non informé, aveugle, tâtonnant dans le noir sans contrôle, a pu à son insu reproduire l’image originelle de manière réaliste, reconnaissable, convaincante. Cette interrogation sur la représentation, sur le médium photographique est assez emblématique du travail de cet artiste en marge de la photographie, explorant ses limites (sa première exposition à 18 ans portait sur le son des appareils photographiques) et s’inscrit dans la lignée des John Hilliard, Ugo Mulas ou Franco Vaccari. C’est aussi m’a-t-il semblé, un travail très borgésien où, à partir d’un élément des archives de son grand-père, ce seul portrait, Inaki Bonillas, renonçant à la représentation, a recréé une nouvelle archive, une nouvelle collection de formes, d’où il repartira peut-être demain en rhizome, créant ainsi une archive sans fin, une bibliothèque infinie.Photos de l'auteur