Famille d’origine ou famille d’adoption, famille subie ou élective, famille de cœur ou de raison, toutes nous enjoignent ou nous invitent à jouer au jeu souvent remuant et parfois confrontant de la socialisation…
Nous venons tous d’un pays, d’une ville, ou d’une rue qui nous définit et nous marque à jamais. Nous sommes issus d’une culture ancestrale qui nous emprisonne autant qu’elle nous féconde. Dans la vie, nous jouons des rôles qui changent en fonction de la situation et de l’interlocuteur, du lieu et du moment ; nous existons, multiples à nous-mêmes, ignorant l’origine de ces identités qui surgissent malgré nous, et qui nous déterminent, dans nos actions, nos pensées et nos sentiments. Nous sommes empruntés et confisqués par notre passé, que nous empruntons et confisquons à notre tour, essayant de savoir qui nous sommes, en cette quête infinie qui commence au premier cri, qui ne s’achève jamais – et qui s’appelle la vie.
Nous sommes les acteurs d’une saga formée de toutes les histoires de notre passé, des gestes et des pensées de nos aînés, et chacun de nous peut dire : voilà quelle fut mon histoire, celle que j’ai vécue, celle qui m’a marqué durablement, celle qui me rend différent des autres, celle de mon authenticité car c’est par elle que je suis. Nous sommes le fruit des générations, le produit ultime de vies vécues et partagées, d’amours et de haines, de guerres et de paix, d’injustices et de joies, de drames et de délices, de révoltes et de réconciliations, de rêves et de rancœurs, de secrets, de mots, de paroles qui se murmurent et se disent à travers nous, inconsciemment. Nous sommes l’Antiquité. Et si, par moments, certains s’avisent de critiquer cette histoire, ce n’est que pour se définir à travers elle en se définissant contre elle. D’autres, blessés, mortifiés, préfèrent la taire, sans savoir qu’elle se raconte à travers leur silence, si haut et si fort que toutes les autres paroles en deviennent inaudibles. Et d’autres encore – ce sont les écrivains, les romanciers – décident de la narrer, pour dire, pour former un écrin à cette culture qui nous habite, par laquelle nous existons, agissons, vivons, sentons et aimons, pour comprendre peut-être, au bout du chemin qui nous sommes à travers ce que nous avons été, et aussi tout ce que les autres ont été, ceux de nos familles, ceux des ancêtres que nous n’avons jamais connus, qui sont morts à jamais, mais qui continuent d’ exister à travers nous, ceux que nous connaissons intimement, et ceux que nous abritons sans le savoir, ceux qui nous font agir sans que nous le sachions, contre notre gré, alors même que nous croyons accomplir les choix les plus libres, sans savoir que nous sommes en train d’emprunter leur voie, et qu’en secret, nous sommes le vecteur indocile de leur immortalité.
Ainsi méditait Moïse Vital, ce soir là, dans la petite synagogue désertée, qui abritait les rouleaux de la Thora dans leur arche, les sièges des fidèles, et à côté de lui, son vieux père aveugle, Saadia. »
Extrait de « Sépharade » de Eliette Abécassis