Voilà que la droite relance le débat sur les 35 heures au plus grand plaisir de ses électeurs (voir, par exemple, Thierry Desjardins). Débat sans fin puisque voilà bientôt dix ans que la droite est au pouvoir et qu'elle aurait eu mille fois l'occasion de revenir dessus. Si elle ne l'a pas fait, c'est que c'est probablement impossible.
Dans sa dernière mouture, l'UMP propose de renégocier dans les branches le temps de travail. On imagine mal les syndicats revenir sur cette durée légale sauf à penser que les entreprises consentent en échange des hausses de salaire (de près de 12% si l'on revenait aux 39 heures, sans compter les cotisations sociales!). Mais peu importe, l'objectif est moins de modifier un temps de travail auquel les entreprises se sont adaptées sans vraies difficultés que de rappeler à ses électeurs, notamment aux chefs d'entreprise, commerçants, artisans et autres petits patrons, que cette mesure qu'ils ont tant détesté fut portée par Martine Aubry. La droite n'a pas oublié la manifestation qui a réuni, en 1999, à l'appel du MEDEF et de la CGPME, 25 000 patrons porte de Versailles contre Martine Aubry. Plus la campagne avancera, plus on y reviendra. Il faut dire que cette mesure est restée très impopulaire dans ces catégories même si les entreprises de moins de 20 salariés en sont aujourd'hui exonérées..
Cette impopularité durable des lois Aubry tient probablement à la manière dont cette opération a été menée. On parle beaucoup de réformes, on insiste souvent sur la difficulté de réformer, on le dit peu, mais les 35 heures sont un exemple de réforme doublement réussie : les entreprises ont, en moins de quatre ans, modifié profondément leurs méthodes de travail, et les objectifs poursuivis, la création d'emploi, ont été à peu près satisfaits (la réduction du temps de travail a permis de créer de 300 à 400 000 emplois et a relancé la croissance qui en a créé d'autres).
Cette réussite, mais aussi l'impopularité de ces lois Aubry, tient, je crois, à quelques facteurs :
- à la détermination de Martine Aubry qui n'a jamais varié au grand dam des grands patrons qui la connaissaient et pensaient, tel Jean Gandois, pouvoir l'assouplir,
- à la solidité du dispositif mis en place. On sait que les chefs d'entreprise se plaignent beaucoup de l'insécurité juridique en matière de droit du travail. Cette insécurité tient, pour l'essentiel, à ce que le droit se fait, non pas sur des textes, mais au terme d'un processus long au cours duquel les juges sont amenés à revoir, interpréter, éventuellement corriger les textes votés par le Parlement. La jurisprudence qui modifie lentement les textes gêne les entreprises dans la mesure où elles s'intéressent moins à l'esprit des textes qu'à la meilleure manière de les utiliser, de les contourner, d'y échapper. A la lecture d'un article du code du travail, un employeur ne se dit pas : "voilà ce que je dois faire" mais : "voilà ce que je risque si je ne fais ce qui est demandé." Or, les lois sur les 35 heures ont échappé à cette insécurité. Les textes étaient clairs, précis et ne prêtaient pas ou peu à contestation. La jurisprudence en a, pour l'essentiel, confirmé le contenu,
- à l'impossibilité pratique de contourner le dispositif comme c'est souvent le cas (pour ne prendre que cet exemple, l'embauche de salariés en CDD rend tout simplement caducs les plans de sauvegarde de l'emploi et les dispositifs en faveur de la Gestion prévisionnelle de l'emploi et des compétences introduits dans la loi de cohésion sociale de janvier 2005) : les entreprises ont du recruter alors même que toute leur politique consistait depuis des années à réduire leurs effectifs (d'après l'INSEE, les établissements de plus de 1 000 salariés, qui représentaient 23 % de l’emploi en 1979, n’en constituaient plus que 13 % en 1994!)
- à l'entrée en force de la loi et des salariés dans le domaine réservé des directions. Il faut avoir assisté à la fin des années 90 à des comités de direction ou à des conseils d'administration pour voir combien cela a hérissé les patrons.
C'est ce dernier point qui a, sans doute, le plus compté. Martine Aubry a, en effet, forcé les entreprises à revoir leur organisation avec les syndicats dans des négociations difficiles puisqu'il ne s'agissait pas seulement de donner quelques jours de congé supplémentaires aux salariés mais de revoir la distribution du temps travaillé dans les détails. C'est le coeur même de leurs règlements que les entreprises ont du retravailler avec les représentants des salariés, ce qu'elles n'avaient jamais fait. L'un des objectifs avoués des 35 heures était de renforcer le pouvoir syndical. Et, de fait, dans toutes les entreprises, même dans les petites PME, les directions ont du se mettre autour d'une table avec des délégués du personnel en situation de force pour négocier les horaires, l'organisation, les plannings, les rotations des effectifs, les heures d'arrivée ou de départ… Et cela a paru insupportable à tous ces patrons qui pensaient comme Yvon Gattaz, l'ancien Président du MEDEF : "à chacun ses compétences, au tourneur de tourner, au chef d’entreprise de gérer."
La gauche a souvent éprouvé une certaine gêne à l'égard des 35 heures. En témoigne, entre autres, le désir de Manuel Valls de les "déverouiller". Elle a tort. Cette mesure a été une grande avancée sociale, elle est un modèle de réforme profonde réussie et elle donne un exemple de politique économique efficace. Les lois sur les 35 heures, dans leur première mouture, ont, en effet, incité les entreprises à recruter pour compenser les heures perdues mais aussi à réaliser des investissements de productivité puisqu'il suffisait pour bénéficier des aides associées au passage aux 35 heures de recruter 6% d'effectifs supplémentaires quand elles perdaient 10% du temps de travail. Ce sont les deux moteurs de la croissance que cette mesure allumait en même temps. Ceci explique sans doute que l'industrie française n'en ait pas, à l'inverse de tous les pronostics, souffert. Bien au contraire : elle a connu dans les mois qui ont suivi une croissance plus rapide que le reste de l'Europe et les Etats-Unis.