Le monde dépeint par Wagner ne présente pas pour autant des teintes rose bonbon et des naïvetés de new-ageux. L'auteur est infiniment plus subtil que cela et, de l'utopie, il ne pose que des prémices ambiguës. Certes il n'y a plus d'armées et plus de guerres, mais les puissants sont plus puissants que jamais (à la faveur du désordre mondial, un certain nombre de multinationales ont réalisé la prise de pouvoir qu'elles préparent aujourd'hui par la soumission des États à l'arbitraire des banques et de la finance, des multinationales que Wagner nomme technotrans et dont les Huit sont les principales) ; ce n'est pas parce que l'on ne tue plus directement que l'appétit du libéralisme s'est calmé, et ce n'est parce que les gens sont plus calmes, plus stables, que le désastre écologique du réchauffement planétaire ne poursuit pas sa lente progression. Wagner est également plus subtil que les auteurs du mouvement cyberpunk : plutôt que de nous montrer l'apogée des multinationales, un futur dont l'horizon serait bouché par le seul ultra-libéralisme et/ou par les immenses I.A. de la Singularité, il distille tranquillement au fil des tomes les indices selon lesquels la pensée unique n'a pas gagné : " Les Futurs mystères décrivent un monde où l'apogée de la puissance des technotrans appartient au passé. Elles ont eu leur chance et elles l'ont ratée, même si certaines d'entre elles continuent à s'obstiner dans leurs erreurs. " Non seulement certains États ont su conserver leur indépendance et leurs prérogatives régaliennes, mais le gigantisme des technotrans les condamnent finalement à leur perte. En fait, Wagner imagine le prélude à l'échec de la révolution continuelle du capitalisme - l'air de ne pas y toucher. Visant encore plus loin, il met aussi de cette manière en place les conditions nécessaires au passage de l'humanité à l'ère spatiale : " Si l'espèce humaine ne disparaît pas, elle peut aller dans l'espace, et elle y ira, tôt ou tard. "
Paradoxal portrait d'un monde qui tend vers l'utopie, selon notre point de vue d'avant la rupture constituée par le psycataclysme, et qui cependant ressemble tellement au nôtre. " Par rapport aux années, aux siècles, aux millénaires qui l'ont précédé, notre présent constitue un futur en rupture, parfaitement imprévisible - et, pour tout dire, purement invraisemblable - dès lors qu'on le considère du point de vue d'un habitant de ce passé enfui. " Presque tout semble identique à notre présent : et pour cause, puisqu'après tout, le psycataclysme n'est que dans trois ans ! Et ensuite, l'humanité transformée a semblé s'être mise à rejouer en partie la partition du siècle précédent, à sa manière. Alors, il y a bien des ouvrages et des journaux numériques - mais toujours des livres en papier, aussi. En banlieue parisienne, les pavillons datent toujours des années 30 - mais des années 2030, " baies vitrées trapézoïdales, toits de panneaux solaires, lucarnes qu'on dirait semées au hasard ". En fait, en dehors des manifestations issues de la psychophère, ces années 2050 se distinguent surtout, au niveau des détails de la vie quotidienne, par un certain type de voitures. Non pas volantes, non, mais l'imagerie futuriste du passé a tout de même rattrapé les moyens de transport : on roule dans des engins à l'unique rouge géante, gyroscopique. Les vrais changements, ils sont sociaux : le centre des villes s'est vidé, les loyers se sont effondrés, et en plus des nombreux adeptes du retour à la vie rurale, se sont installés à la campagne des communautés des millénaristes. Les enfants du psycataclysme : leur identité effacée par un effet de la Grande Terreur, des populations en rapport psychique direct avec l'archétype du millénaire se sont regroupées en marge du tumulte de la civilisation urbaine. " La désocialisation des millénaristes étant un phénomène étroitement lié à l'inconscient collectif et à ses remous imprévisibles, leur apparition est donc d'essence mystique, puisque leur identité y a été en quelque sorte engloutie. Sans parler de ce fragment d'ADN non codant tout à fait étrange qui leur permet de fusionner avec le Millénarisme en personne [...] ". Des communautés très diverses, et pas toutes de type hippie : comme l'explique le héros des " Futurs mystères de Paris " : " Celle où j'avais grandi, en Auvergne, était plutôt du type post-baba écolo-mystique - fromage de chèvre, as d'électricité, pratique quotidienne de la Fusion " mais : " Les fondateurs de ma communauté natale étaient déjà pour la plupart tendance post-baba écolo-mystique avant que le Millénarisme ne leur tombe dessus sans crier gare. "
Paradoxal, encore, que le portrait du héros servant de vecteur à cette vaste narration : dans un monde assagit, Temple Sacré de l'Aube Radieuse, Tem pour les intimes, est détective privé. Une profession anachronique et fortement teintée de nostalgie, surtout si l'on sait que Tem a comme idole Nestor Burma ! D'où l'intitulé du cycle, bien sûr : après les " Nouveaux mystères de Paris " de Léo Malet, les " Futurs mystères de Paris " de Roland C. Wagner. Comme le dira Eileen, sa compagne : " Je n'ai jamais vraiment compris pourquoi quelqu'un d'aussi non violent que Tem a choisi une profession qui l'entraîne à être l'objet de menaces, voire de passages à tabac ou de tentatives d'assassinat, ainsi qu'à trébucher sur des cadavres pas forcément jolis à voir. Je suppose que c'est par pur romantisme, à cause des piles de vieux romans policiers qu'il a lus durant son adolescence. Il veut jouer à être l'un de ces détectives privés légendaires - et, pour ce qui est de la fréquence à laquelle il découvre les macchabées, il y réussit pleinement dès qu'un tueur se trouve dans les parages. " Fils de millénaristes, Tem n'a que difficilement été élevé par ses parents, mais aussi par son grand-père, un écrivain de littérature populaire et vulgarisateur scientifique qui se trouva au cœur du psycataclysme (et qui avait vécu dans sa jeunesse d'autres événements étranges, comme le prouve la lecture du Faisceau chromatique, à la fois roman de ce personnage, Richard Montaigu, et de Roland C. Wagner), et par son parrain, escroc au grand cœur créateur d'une secte. Pas forcément les meilleurs modèles qui soient, ces deux hommes, mais au moins voyaient-ils (la plupart du temps) leur protégé, contrairement à ses parents : car Tem n'a pas seulement un fragment d'ADN non codant supplémentaire, étant enfant de millénariste il n'est pas homo sapiens mais homo superior : un mutant ! Un représentant de ce qui pourrait devenir le futur de l'humanité. Et surtout : un transparent. Car là est son don particulier, le pouvoir issu de sa mutation : Tem passe souvent inaperçu - littéralement inaperçu. Son pouvoir, qu'il ne contrôle pas et que les savants du temps classent dans la catégorie des " fascinants ", le gomme plus ou moins selon les périodes de l'attention du commun des mortels. Au point que pour avoir des chances d'être distingué par les sens de l' homo sapiens il se fringue de manière abominablement voyante, et se met sur la tête un borsalino de couleur vert fluo. C'est pratique pour les filatures, ce pouvoir, mais pour les interrogatoires c'est plus coton - et pour obtenir des clients, n'en parlons pas ! L'enfance de Tem fut donc difficile, oublié qu'il était tout le temps par ses parents et sa famille... Pas étonnant, dans ces conditions, qu'il s'enfuie une fois ado pour monter à la capitale. Pas étonnant non plus, sans doute, qu'il soit aussi froid et égoïste. Car la moindre des subtilités de Wagner n'est pas d'avoir dépeint un protagoniste conforme jusqu'aux détails psychologiques à sa nature particulière. S'il est doux et agréable, Tem s'avère à force qu'on le fréquente (c'est-à-dire au rythme d'une lecture soutenue de tout le cycle) en définitive moins " sympathique " qu'un examen superficiel pourrait le faire penser. Et c'est logique : de même que les héros de Star Trek: the Next Generation pouvaient sembler trop froids, parfois même cassant et antipathique dans le cas du capitaine Picard, des données psychologiques semblables (l'" utopie psychologique ", pouvons-nous dire) parviennent au même résultat. Parfaitement équilibré et autonome, Tem peut donc apparaître à nos yeux d'humains d'avant le psycataclysme comme plutôt sec, égoïste, un rien méprisant (il n'est pas très tolérant avec son copain Ramirez) et assez ingrat (il ne dit jamais merci à personne !). Sympathie ? C'est bien une question d' empathie, justement : nous n'avons pas la même que la sienne. C'est après tout une belle réussite de Wagner que de dépeindre aussi réalistement un personnage pas " tout à fait " comme nous. Et si sa copine Eileen n'est pas beaucoup plus douce, le reste de l'entourage du couple participe grandement à l'attachement que l'on peut ressentir à suivre le destin de cette petite communauté. Ramirez en particulier, le pauvre Ramirez, constamment houspillé, constamment drogué jusqu'aux yeux, est infiniment humain, lui - et rappelle très fortement le jeune Wagner, d'ailleurs. À ce titre, les quelques passages rédigés par la voix de Ramirez sont à la fois drôles et touchants. Oh, et puis n'oublions pas les I.A. : les ayas, comme les écrit Wagner. Gloria et ses filles, car si dans ce monde la Singularité fut mystique et psychologique, et si l'avènement des technotrans n'a pas transformé la Terre en Enfer libéralo-cyberpunk à la Fukuyama revu par Doctorow, des intelligences artificielles émergent bel et bien quand même. Mais elles n'ont pas la froideur de leur cousines littéraires, ni même des humains modifiés d'après la Terreur : elles ne sont pas tristes, ces ayas. Issues du chaos des possibles, elles en sont un divertissant reflet.