Pourquoi faudrait-il que les livres d'été, entendez ceux que nous allons lire sur la plage - comme si tous les « juillettistes » et autres « aoûtiens » allaient forcément passer leur temps à lézarder au soleil – soient « légers » ? Pourquoi donc le cerveau dudit vacancier devrait-il forcément fonctionner au ralenti lorsque le thermomètre dépasse allègrement les trente degrés – Celsius, je l'espère quand même pour vous - ?
Permettez-moi de vous suggérer d'emporter, en sus des serviettes et des maillots de bain bigarrés, quelques livres consistants qui sont autant de stimulation pour vos neurones toujours vifs. Il ne s'agira ni de thrillers, ni de romans policiers – bien que n'en lisant pas ou si peu je n'ai absolument rien contre ces deux genres parfois injustement décriés en tant qu'ils seraient trop codifiés ou souvent mal écrits -.
Ce livre est un triple voyage : géographique, historique et intérieur. Il commence à Allada, dans le sud de la République du Bénin, localité « située à cinquante kilomètres au nord de Cotonou jouissant d'un climat subéquatorial humide et chaud », dixit un site internet. Le mercure fait un nouveau bond lorsque Sa Majesté Adjahouto Dodo et Sa Majesté Kpodégbé Toyi Djigla s'y rencontrent. Pire : se retrouvent dans le même périmètre.
C'est un euphémisme de dire que les deux hommes, qui prétendent chacun jouir d'un plus grand prestige que l'autre, ne s'aiment pas. Jean-Jacques Salgon débute son dernier opus par ce face-à-face aussi drôle que grave qui ferait davantage penser à un duel digne du plus classique des westerns s'il ne se déroulait pas sous les latitudes africaines. Et le lecteur comprend vite les raisons qui ont poussé l'auteur à débuter ainsi :
c’est vraisemblablement d’Allada que venait Gaou-Guinou ou Déguénou, le père de Toussaint Louverture, qui y fut un jour capturé pour être vendu comme esclave.
Au XVIIè siècle, le « commerce négrier » bat son plein. Le continent africain est vidé de ses habitants alors vendus comme de simples marchandises à des blancs peu scrupuleux. Si le royaume participe activement et au plus haut niveau à cette saignée, il existe partout ailleurs des « petites mains » comme ce Mattéo Lopez, ambassadeur de Guinée en France, que l'on voit ici reçu en grandes pompes par le Roi-Soleil, Louis XIV soi-même :
A la fin, on lui fait signer un traité de commerce qui assure l’exclusivité du trafic d’esclaves au seul profit des vaisseaux français, qui stipule que la coutume à payer à son roi sera de 24 captifs au lieu des 80 que l’on exige habituellement des vaisseaux hollandais ou anglais, et que son roi se portera à l’avenir caution pour tous les biens qui seront acquis par l’un quelconque de ses sujets de sorte qu’il n’y ait point pour les commis du roi de France à courir après les mauvais payeurs.
Que Dégénou soit lui-même issu d'une famille royale ne change rien à la donne. Il est envoyé avec son épouse Affiba à Saint-Domingue. Là-bas, la privation de liberté se double d'une privation de dignité :
Malgré son prix élevé Déguénou ne tarde pas à être revendu sous le nom d’Hyppolite au comte Pantaléon Guisbert de Bréda pour travailler dans une de ses plantations du Haut-du-Cap, quant à Affiba (son épouse), elle échoit sous le nom de Marie-Catherine chez sieur Monneront Lafontaine, chirurgien aux Cayes, qui l’amène dans le sud-ouest de l’île. La couple princier est forcé de se séparer.
Puis :
Les mois, les années passent ; le comte de Bréda meurt en 1738 et ses sucreries du Haut-Cap passent à sa fille Marie-Anne, jeune veuve du comte Jean-Louis de Noé, mort en duel huit ans auparavant. Ce dernier, avant de mourir a fait de Déguénou-Hyppolite un « libre de savane », c’est-à-dire lui a octroyé sur la plantation une liberté de fait, mais sans l’affranchir. Séparé d’Affiba, Hyppolite prend en secondes noces une princesse du royaume d’Ardres, elle aussi déportée et revendue sous le prénom de Pauline pour servir à la plantation Bréda. Quatre filles et quatre garçons vont naître de cette union. Au premier des garçons qui naît en 1743, on donne le nom de François-Dominique Toussaint-Bréda parce qu’il est né sur l’habitation Bréda et, quand il a un peu grandi, le sobriquet de Fatras-Bâton, car il paraît contrefait, ce qui laisse présager qu’il ne fera pas un bon « nègre de jardin. On lui confie bientôt la garde des troupeaux.
Mais dans les veines de Fatras-Bâton coule le sang royal de la panthère de Tadô et du noble lignage des Agassouvi.
Le dieu Gou l’a accompagné depuis l’Afrique et sous le nom d’Ogoun-ferraille il veille désormais sur lui.
A ce stade du livre, on quitte Déguénou pour suivre l'itinéraire de son fils. N'allez pourtant pas en conclure qu'il s'agit d'une biographie de Toussaint Louverture.
Toussaint est tout sauf mon personnage. J’ai envie d’en faire coûte que coûte non pas mon alter ego, mon autre moi, mais mon moi autre. J’ai envie de pouvoir me dire « j’aurais pu être lui », ou bien : « si j’avais été lui ».
Passerelle entre deux hommes, passerelle aussi entre deux époques. D'où la démarche de l'auteur qui rapproche parfois la réalité sociale de l'époque à celle d'aujourd'hui. Ainsi quand il met en regard la gestion par le gouvernement des émeutes survenues en Guadeloupe en 2009 et celle, par les autorités de l'époque, du conflit des grands planteurs à Saint-Domingue auquel est confronté Toussaint Louverture.
Ce choix de privilégier seulement certains aspects de la vie de Toussaint Louverture est pleinement assumé par l'auteur qui, d'ailleurs, en profite pour dire l'admiration qu'il porte à un autre personnage contemporain de la Révolution :
Ainsi Gaspard Monge est entré très tôt dans mon univers et c’est un des hommes qui a pu me faire aimer la Révolution dans ce qu’elle a de plus novateur, de plus propre à susciter l’adhésion, car même aujourd’hui, et parmi ses plus farouches contempteurs, on ne trouverait personne pour contester que l’avènement du système métrique et la normalisation des poids et des mesures n’aient constitué un réel progrès, en dépit du fait que ces dispositions puissent être rendues responsables de la disparition ou du déclassement de mots aussi poétiques qu’arpent, once ou setier, mots je le concède littérairement plus chargés qu’hectomètre, centigramme ou décimètre cube, encore qu’Apollinaire ou Queneau eussent très bien pu faire des prodiges avec ces derniers.
Si Gaspar Monge soutient la Révolution, il vouera ensuite une admiration à Bonaparte qui le nommera président de l'Institut d'Egypte. Toussaint Louverture, lui, aura une relation beaucoup plus conflictuelle avec Napoléon qui ira jusqu'à manipuler ses enfants.
C’est Toussaint, en s’appuyant sur le levier que lui offrait opportunément la République, qui a soulevé la barrière qui enfermait le peuple noir dans la servitude. Toussaint Louverture le bien nommé. Nul ne sait vraiment comment ce surnom lui est venu, mais il est apparu pour la première fois le 29 août 1793, dans le célèbre appel du camp Turel : « Frères et amis, je suis Toussaint Louverture, mon nom s’est peut-être fait connaître jusqu’à vous… » C’est le moment où Toussaint vient de décider qu’il sera la libérateur des esclaves et rallie la République et le camp français.
Toussaint Louverture reste donc un homme de la Révolution dont il défend les idées parfois les armes à la main. Sa fin, terrible, montre à l'évidence la justesse de son combat et la nécessité de ne pas transiger avec la devise républicaine : Liberté, Egalité, Fraternité.
Le père de l'émancipation des esclaves est emprisonné au fort de Joux, dans le Jura, qui est aujourd'hui un musée. Le commandant du fort, un certain Baille, le laisse mourir au nom d'une théorie aussi fumeuse qu'infecte :
La composition des nègres ne ressemblant à rien à celle des Européens, je me dispense de lui donner ni médecin, ni chirurgien qui lui seraient inutiles.
A la fin du livre, l'auteur précise qu'il a voulu se tenir à distance de toute démarche morale, politique. Certes. Mais comment ne pas voir dans le combat de Toussaint Louverture celui de tout Homme luttant pour la liberté, l'émancipation, contre un pouvoir aveugle, contre l'arbitraire ?
Cela va bientôt faire un an qu'obéissant à je ne sais quelle injonction intérieure je me suis fait un point d'honneur (plutôt qu'un devoir) d'explorer cette histoire et de me la réapproprier (comme si l'on m'en avait préalablement privé). Pourtant, il n'y a rien de moral ni de politique dans cette démarche. Il n'y a que du désir, un désir d'élucidation et le goût de vivre dans un monde confiné, un monde dont l'atmosphère me semble un peu moins viciée, un peu plus respirable.
Un monde dont l'atmosphère semble un peu moins viciée, un peu plus respirable : cela ne veut-il pas dire que l'époque ne l'est pas et que rien n'est fait pour changer la donne ?