Je suis l’écrivain Yu Hua (余华) avec intérêt depuis longtemps.
Ensuite j’ai rencontré Yuhua personnellement à deux reprises, et ces rencontres m’ont déçu pour des raisons que je ne vais pas étaler ici.
Et aujourd’hui j’ai lu ce livre “la Chine en dix mots” qui m’a encore énormément plu.
Il m’a plu car Yuhua part des mots, une démarche que je poursuis également depuis une dizaine d’années pour aborder la société et la culture chinoises.
C’est à partir de mots, bases du langage et de la culture, que Yu Hua parle de son pays et de ses énormes mutations.
Yu Hua présente dix chapitres autour de dix binômes de caractères :
人民 peuple 领袖 leader 阅读 lecture 写作 écriture 鲁迅 Lu Xun 差距 disparités 革命 révolution 草根 gens de peu (racines d'herbe) 山寨 faux 忽悠 embrouille
Les trois premiers sont magnifiques, surtout celui sur l’écriture. Je les recommande absolument. Un écrivain qui raconte comment a germé sa vocation, après des années de désert (il avait été désigné dentiste), et après une enfance de pénurie culturelle ; voilà une histoire saisissante. Les pages décrivant la foire d’empoigne pour acheter les premières oeuvres littéraires à nouveau disponibles après la révolution culturelle sont haletantes. Le récit du premier contact avec un éditeur, à Pékin, est touchant. L’auteur donne aussi une belle explication sur l’évolution de son style, qui a débuté sur des registres sanglants et macabres avant de se poser.
Le chapitre sur Luxun est très intéressant (voir les nombreux billets et traductions sur luxun dans ce blog). On mesure combien cet écrivain a bénéficié d’une protection absolue de Mao. L’auteur analyse ce qui peut bien rapprocher ces deux hommes. Ce n’est qu’à la fin du règne de Mao que Luxun s’est fait détrôner et attaquer par de violentes campagnes de dénigrement. L’auteur raconte comment enfant il n’a rien compris à Luxun, qui était un pensum scolaire. De nombreux chinois m’ont dit détester Luxun, écrivain faisant remonter de douloureux souvenirs d’études laborieuses. Yu Hua a découvert les qualités de Luxun sur le tard, et en parle magnifiquement. Il dénonce la sacralisation d’écrivains comme Ibsen ou Luxun.
Le chapitre sur les disparités m’a semblé nettement moins intéressant; il se contente d’énumérer des exemples d’injustices avec peu de réflexion. Par contre le chapitre sur la révolution est passionnant, très profond. La révolution n’est pas une parenthèse, une période perdue ; elle est pour Yu Hua (et je le soutiens sur ce point) un des fondements de la réussite chinoise d’aujourd’hui. Elle reste un drame dans le souvenir de Yu Hua et de ceux qui l’ont vécue.
Yu Hua prend clairement position dans ce mystère du miracle chinois qui intrigue tant d’occidentaux : La démocratie n’est pas nécessairement gage de progrès selon Yu Hua. Dans le cas chinois le progrès vient justement de l’autoritarisme issu de la révolution (et de l’histoire impériale). Yu Hua décrit très bien l’importance du Sceau (ou tampon) comme symbole de pouvoir. Il nous raconte comment les factions rivales gardes rouges en venaient aux mains (et aux armes) pour s’emparer des sceaux d’une administration en déroute. Il poursuit par des faits divers de société, à l’époque moderne, où ce combat continue de la même manière : des actionnaires rivaux envoient des commandos pour saisir les sceaux nécessaires à leur pouvoir. Pour Yu Hua la violence révolutionnaire est toujours présente dans la société chinoise aujourd’hui ; elle est un moteur de la société.
Notons que Yuhua ne parle pas de communisme dans ce chapitre sur la révolution. Il évoque par contre l’exhaltation que connurent les gardes rouges en 1966, quand ils ont été invités à parcourir le pays pour “échanger leurs expériences”. Ces voyages furent à mes yeux, bien que Yuhua les qualifie de “touristiques”, une occasion pour la jeunesse chinoise de découvrir son pays et de prendre conscience de sa nation. Ne confondons pas ce mouvement avec les mouvements de “xiaxiang” (下乡 envoi aux champs) qui lui sont postérieurs (après la directive de Mao en décembre 1968) et qui furent beaucoup moins exaltants. Yu Hua raconte le déclin puis la mort d’un camarade pourtant fort et enjoué lors de cette période noire.
Le chapitre suivant, gens de peu, poursuit ces réflexions sur la révolution. Il montre qu’après 1978 (l’ouverture de l’économie par Deng Xiaping), innombrables sont les chinois qui sont partis de rien pour bâtir des empires du briquet, de la chaussette, du sang, du déchet. Reprenons deux phrases du chapitre : le proverbe chinois selon lequel “celui qui va nu-pieds n’a pas peur de ceux qui portent des chaussures” et la phrase de Marx : “les prolétaires n’ont rien à perdre que leurs chaînes ; ils ont un monde à gagner”.
On aborde ensuite le thème du faux, avec un mot sur lequel j’avais fait un billet : shanzhai 山寨. Passionnante navigation entre le mot et ce qu’il désigne ; Yu Hua permet de comprendre comment ce mot nouveau a pris une place immense dans la langue chinoise contemporaine, agglomérant toutes sortes de significations, en modifiant leurs connotations (le plus souvent dans le sens de rendre acceptable ce qui était auparavant inacceptable).
Le dernier chapitre est tout aussi riche en matière d’analyse sémantique, sur le thème de l’embrouille. L’auteur nous raconte comment est né le mot (par un Humoriste appelé Zhao Benshan à la soirée de gala du nouvel an sur CCTV), puis nous relate plusieurs histoires personnelles ou faits de société autour de l’embrouille. Ces histoires sont drôles et étonnantes ; parfois abracadabrantes ; je laisse le lecteur les découvrir.
Comment conclure sur ce livre passionnant ? Peut être par cette phrase qui me vient en refermant le livre :
Les mots cachent beaucoup de choses ; voilà dix mots chinois qui se révèlent avec beauté et horreur, avec humour et émotion sous la plume de Yu Hua.