Lors d'un billet précédent sur un exemplaire du Froc d'Emile Goudeau, j'ai eu l'occasion de parler de Marie/Manoël de Grandfort, compagne de Goudeau, à qui le livre fut offert avec un bel envoi.Aujourd'hui, la bonne fortune me permet de donner un portrait de l'auteure et la description de quatre volumes de Marie/Manoël ainsi que d'un cinquième qu'elle ne signa pas mais à la publication duquel elle n'est, sans doute, pas tout à fait étrangère.Tous les exemplaires sont reliés en demie percaline verte, les couvertures ne sont pas conservées.
Mme Marie de Grandfort : Ryno. Poulet-Malassis, 1862, in-12, VI-278 pp., avec un portrait de l'auteur.
Préface :
A ma mèreTu aimes les longues histoire : voici celle d'une pauvre jeune femme que tu as connue, que tu as aimée, - que tu as pleuré. Je l'ai écrite cet été, sous tes yeux, tandis que les enfants poursuivaient les papillons à travers les prairies, et que grand'mère, assise près de toi, tricotait les bas d'hiver d'une main encore légère ; au milieu de ce calme et de cette bonne vie de famille, cette histoire pleine de troubles, m'est revenue à l'esprit : de même le marin arrivé au port se rappelle les tempêtes passées - avec un sentiment de joie d'avoir couru de tels dangers et d'y avoir miraculeusement échappé.Paris, le 25 février.
Préface :
Ceci est une oeuvre de prime jeunesse. Je demande à mes lecteurs leur indulgence pour elle. J'aurais pu, aisément, en faire disparaître les mots qui ont vieilli, les tournures de phrases aujourd'hui démodées, - j'ai préféré la laisser ainsi, - empreinte du romantisme de l'époque où elle fut écrite, dans la sincérité de ses débuts et de sa sensibilité exagérée.Elle n'a d'autre mérite, en paraissant à une heure où le modernisme fleurit, que de rappeler les temps déjà lointains de la crinoline, où l'on pouvait créer une oeuvre honnêtement sentimentale, sans être pour cela taxé de ramollissement.Manoël de Grandfort.
Le volume est dédicacé à Madame Gaillard-Villars / En témoignage de profonde affection filiale / Manoël de Grandfort.Rappelons que Manoël de Grandfort fut l'une des proches de Nina de Villard, qu'elle continua à visiter après la fin du fameux Salon qui réunissait artistes, écrivains et hommes politiques. Madame Gaillard laissera à sa mort une rente viagère à Manoël de Grandfort.
Les souvenirs de la danseuse de quadrille, ou cancan, reine du bal Mabille aux alentours de 1845-1850 [I], sont précédés d'une préface signait Ryno, titre du premier roman de Marie de Grandfort, notre exemplaire est relié avec pour nom d'auteur, au dos, M. de Grandfort, est-ce à dire que Marie est bien l'auteure de cette préface ?
Préface
L'hiver dernier, chez une amie qui réunit autour d'elle, chaque semaine, un petit groupe d'intimes, très jaloux de ne laisser pénétrer aucune nouvelle figure, je fus étonné un soir de voir apparaître une inconnue. Je demandais son nom à la maîtresse de maison, qui sourit sans répondre à ma question... et, comme je la pressais...
- Je vous dirais plus tard, me dit-elle enfin. Causez, en attendant, avec elle !
- Est-ce une artiste ?
- Oui et non. Elle l'a été à sa manière... Quel effet vous fait-elle ?
- Ma foi ! Celui d'être une petite bourgeoise, bien calme, bien honnête... elle a le visage régulier, les yeux vifs, le teint encore très frais, les cheveux châtains sans artifices. Que voulez-vous que je vous dise ? Elle a une bonne figure, et je m'imagine que c'est une brave femme... Est-cela !...
- Certes ! C'est la meilleure créature du monde...
- Cependant, ajouta-je en regardant la nouvelle venue, il y a quelque chose qui m'étonne chez elle. Avec sa robe de cachemire noir, faite à la bonne franquette par une couturière sans renom, elle porte aux oreilles des diamants magnifiques... Et l'agrafe qui retient sa collerette plissée est tout simplement superbe... Cela me paraît bizarre...
-Non pas, quand vous saurez qu'elle se nommait autrefois Rose Pompon, me dit mon amie en riant...
- Rose Pompon !...
Le samedi, dans le jardin Mabille,
Vous vous livrez à de joyeux ébats ;
C'est là qu'on trouve une vertu facile,
Et des appas... qui ne se donnent pas. [II]Murmurai-je. Et tout aussitôt, le souvenir de Mogador, de Pomaré, de Maria, vint à mon esprit...
- Rose Pompon est depuis longtemps revenue à la vie tranquille, me dit la maîtresse de la maison. Je crois même qu'elle est mariée. Elle a une jolie fortune, et vit presque toute l'année à la campagne. Je vais, à dîner, vous placer à côté d'elle.
Nous causâmes de suite comme une paire de vieux amis, Rose Pompon et moi ; je fus séduit par sa gaîté, sa bonne humeur, l'absence absolue de toute pose qui la caractérise. Elle me parla de ses débuts à Paris, de ses voyages... de son existence d'autrefois, me citant des gens célèbres comme les ayant connus, se souvenant de leurs mots, de leurs physionomies. Très intéressante d'ailleurs, et riant franchement lorsqu'elle en arrivait à quelque anecdote où elle jouait un rôle un peu scabreux... Si bien que vers minuit, tandis que je me levai, pour prendre congé d'elle et de la maîtresse de maison, je lui dis qu'elle devrait écrire ses souvenirs...
- Bas-bleu ! Maintenant ! Me répondit-elle, en éclatant de rire.. Il ne me manquerait plus que cela.
- Et pourquoi pas ?
- Au fait, pourquoi pas ? Reprit Rose Pompon, avec sa charmante bonhomie. J'ai été bien élevée, j'ai beaucoup vu, beaucoup retenu, cela m'amusera de revivre ma vie passée... Mais où trouver un éditeur !
- Je me charge de cela... et, de plus, un des grands journaux de Paris, celui qui possède la rédaction la plus brillante et la plus littéraire, vous présentera, j'en suis certain, au public.
- Vous m'en direz tant !... Eh bien, ça va !... Demain je fais un plongeon dans mes lettres... et puis je commence. Venez me voir dans un lois, la première partie sera terminée.
Je n'eus garde de manquer à son invitation... A la Jonchère, dans le ravissant jardin d'une très jolie maison qui lui appartient, Rose m'apparut, un sécateur à la main, en train de soigner ses rosiers...
- C'est fait ! Cria-t-elle, en m'apercevant... et, quelques minutes après, elle me jetait un gros cahier sur les genoux.
Je lus, et ce récit au courant de la plume, sans recherche et sans pose, bien féminin d'allures, gais sans méchanceté, rempli de faits, d'anecdotes, de souvenirs, me parut charmant (un livre de belle humeur n'est pas déjà chose commune !)...
je l'emportai à Paris. Le Gil-Blas, comme je l'avais prévu, ouvrit ses colonnes à Rose Pompon, qui y obtint un très grand succès... L'éditeur vint tout naturellement ensuite. Et voilà comment, aujourd'hui, Rose Pompon, quoique retirée du monde, va encore occuper le public parisien et retrouver une autre célébrité...
Vous dansiez, j'en suis fort aise,
Ecrivez donc maintenant.Ryno.
[I] Dans Mascarades (Odes Funambulesques, 1846) de Théodore de Banville on peut lire :
Au son de la musette
Suivez Ange et Frisette,
Et ce joli poupon,
Rose Pompon !
Dans Le Monde Parisien chronique de la revue L'Artiste (15 juin 1847) Ferdinand Sartorius note que le grand monde mènent ses carrosses au jardin Mabille et sa « joyeuse allée des Veuves » et que « la charité viendra sanctifier le temple profane des Brididi, des Frisel et des Rose Pompon. »
Dans la même revue Charles Monselet écrit :
« Au bout de ce temps, nos belles Cydalises éreintées disparaissent de la scène du monde et de l'allée des Veuves. Rien de plus naturel. Ce qu'elles deviennent alors, peu importe. On sait la mort mélancolique de Rosita Pomaré sous les étoiles parfumées du ciel de Naples. Au détour d'une maladie de poitrine, la chanson est devenue élégie. Celle-là est la mieux morte de toutes. Les autres, comme Clara Fontaine et Céleste Mogador, en ont fini plus prosaïquement ; on les a vues dans les petits théâtre Parcs-aux-Cerfs du boulevard et jusque sur les scènes les plus infimes de la banlieue, où elles se sont fait sauter la cervelle d'un coup de vaudeville. Quant à Rose Pompon, maintenant retirée sur les hauteurs accessibles de la rue de Labruyère, on affirme que, semblable à la Lucrèce antique,Elle reste chez elle à filer de la laine. »
[II] Citation approximative d'un extrait du rondeau de Gustave Nadaud, Les Reines de Mabille ou la Fontaine Clara (reprise dans le recueil Chansons de Gustave Nadaud, Plon, 1867), qui commence ainsi :
Pomaré, Maria
Mogador et Clara,
À mes yeux enchantés
Apparaissez, belles divinités.
Le samedi, dans le jardin Mabille,
Vous vous livrez à vos joyeux ébats,
C’est là qu’on trouve une gaîté tranquille
Et des vertus qui ne se donnent pas.