Même si n’en subsistent, pour la plupart des gens, que les noms de Zapata et de Vila, et si nous ne savons plus guère qui furent les madéristes ou les orozquistes, la révolution mexicaine, première révolution du XXème siècle, fut le moment où le prototype du révolutionnaire fut créé. Première révolution à être l’objet de reportages photographiques (car, de la Commune de Paris, nous avons surtout, je crois, des images versaillaises), elle le fut, semble-t-il, davantage par des amateurs, des photographes de studio de province ou des aventuriers états-uniens à la Tintin, plutôt que par des reporters des grands journaux. C’est sans doute ce qui fait la richesse de cette exposition (qu’on apprécierait sans doute mieux avec une culture historique plus grande que la mienne sur la question ; des rappels historiques pédagogiques auraient été les bienvenus) , la diversité de points de vue qui en résulte, la mise en garde contre le point de vue unique, la pensée unique (et cette unicité historique, politique, idéologique transparaît en bien d’autres endroits à Arles, que ce soit l’hommage à Roger Thérond ou l’exposition du New York Times : voir plus bas).
De ce point de vue, ma photographie préférée est celle-ci-dessus prise par le nord-américain Jimmy Hare (dont le travail a été récemment redécouvert, permettant un éclairage autre sur la révolution) : nous sommes sur le Rio Bravo, fleuve frontière, c'est-à-dire que le photographe est aux USA (et donc, implicitement, nous, les spectateurs, y sommes aussi), alors que les guerriers madéristes, eux, sont au Mexique, au Sud, en face, dans cet autre monde. Quarante ans plus tôt, il y eut aussi une guerre civile au Nord, mais en 1910, les Etats-Unis post guerre de Sécession sont un pays civilisé, policé, alors que le Mexique est encore englué dans les troubles inquiétants du Sud : la fracture est bien là. Mais ces combattants qui prennent des poses théâtrales devant cette toile de fond, ce décor du paysage mexicain se reflètent dans l’eau du fleuve, et ces reflets glissent vers nous, s’infiltrent dans notre monde, nous métissent.
Parmi les autres belles photos de cette expo édifiante, j’ai noté les portraits de Pancho Villa qui vendit à Mutual Films le droit de faire un film sur son épopée, dans lequel il jouait son propre rôle, mais avec des uniformes spécifiques, qu’il ne pouvait, par contrat, mettre que devant la caméra : ce n’est pas encore de la manipulation de l’histoire par le photographe, mais c’est déjà de la distorsion de la perception. Voici une photographie quasi abstraite, très calligraphique : une voie de chemin de fer a été détruite à la dynamite à Chihuahua lors de la rébellion orozquiste de 1912 et les rails tordus se dressent vers le ciel. Ci-dessous, aussi, un groupe de photographes de la guerre vers 1910 : rien d’héroïque chez eux, rien de romantique, on croirait presque nos amateurs conquérants, mais ce sont eux dont la diversité des regards nous a enrichis et a permis d’écrire une histoire multiple.
Donc, l’antithèse quasi absolue de cette exposition est celle consacrée au New York Times Magazine, car tout ou presque y témoigne d’une photographie mise au service d’un certain point de vue, d’une certaine idéologie, d’une vision américaine du monde. Beaucoup de photographes de talent et bien des photos de qualité, mais les petits textes racontant comment la rédaction choisit les photos et oriente ainsi le récit sont édifiants : c’est le point de vue du soldat occidental (américain ou, dans un cas, israélien) qui prédomine et l’autre côté n’est qu’une cible, qu’un objet, qu’un méchant. On ne publie pas la photo de l’enfant afghan blessé car il n’est pas prouvé à 100% qu’il ait été touché par des tirs américains, on photoshope la lumière après le 11 septembre pour créer une atmosphère plus dramatique, et on met des fleurs dans la barbe de Bill Murray (par contre Clint Eastwood perdu dans la fumée est superbe). Heureusement la 1ère chapelle à droite montre le travail de Gilles Peress sur l’Iran en 1980 : non pas l’habituel monstre iranien islamo-fasciste etc., mais des hommes et des femmes qui vivent, rient, travaillent, rêvent : un autre point de vue, plus subjectif, moins dogmatique.
Hors de toute idéologie (est-ce si sûr ?), il y a cette très belle photographie de fantômes par Larry Towell : Salle de détention de la gare routière de la New York Port Authority, 28 mars 1997 : un banc, quatre anneaux pour y attacher les prisonniers menottés, poivrots, prostituées ou fauteurs de trouble en tout genre. Au bout d’un moment, l’œil discerne au mur la trace plus sombre qu’ont laissée là des centaines de prisonniers d’un soir, des sans-noms, des sans-importances, des sous-hommes. Mais leur trace est là, indélébile, historique, prégnante. C’est une des photographies vues ici que je n’oublierai pas.
Et pour en revenir aux médias, hommage un soir à l’ancien patron de Paris-Match, Roger Thérond, homme de presse important et grand collectionneur. Très bien. Je n’ai jamais été fasciné par Paris-Match, même enfant : trop lisse, trop racoleur, trop superficiel ; quand la photographie est un outil de simplification et de confinement au lieu d’ouvrir l’esprit. Mais bon, la soirée ronronne jusqu’au moment où Edmonde Charles-Roux, veuve Defferre, racontant après d’autres ses souvenirs émus de Thérond, suggère que l’éventuel futur Musée de la Photographie qui pourrait un jour ouvrir à Arles porte le nom de Roger Thérond… Choix qui me paraîtrait très en line avec l’époque, Sarkozy, la part de cerveau disponible, et quelques autres tentatives de décervellement qui m’énervent beaucoup. Peut-être aurais-je dû être Mexicain en 1910…
Photos de l'auteur, excepté Towell.