Quarantine, (1992)
Denoël "Lunes d'Encre”
Époustouflant ! Il n'y a pas d'autre mot pour qualifier ce roman exigeant, brillant, qui repose sur une stupéfiante application de la théorie quantique. Le livre est cependant ardu. Le lecteur peu au fait de la réduction du paquet d'ondes ou du principe de cohérence devra s'accrocher, mais sera récompensé par cette superbe histoire qui adapte le comportement des particules à une échelle macroscopique.Le décor d'abord : la Bulle, sphère englobant le système solaire, masque les étoiles depuis trente trois ans. Pourquoi, comment ? Nul n'en sait rien. Les nanotechnologies ont réalisé d'énormes progrès ; il est possible de respirer des logiciels configurant le cerveau pour optimiser son fonctionnement selon le contexte (accroissement de la vigilance, effacement de la fatigue, absence de sentiment permettant des prises de décisions plus rapides, etc.). Un concept assez effrayant dans la mesure où un individu peut perdre son libre arbitre. Nick, détective privé, devient ainsi un esclave de l'Ensemble, depuis qu'on lui a injecté un mod de loyauté envers cette société. Il converse aussi régulièrement avec sa femme décédée : l'implantation de Karen dans son esprit l'empêche d'éprouver la douleur liée à sa perte.
Son enquête consistait à retrouver Laura Andrews, une attardée mentale incapable d'autonomie dont on se demande quel intérêt elle présente pour les ravisseurs. Devenu garde du corps au sein de l'Ensemble, il assiste à une expérience consistant à influencer l'orientation du spin d'ions d'argent, laquelle confirme le rôle de l'observateur dans la mécanique quantique. La réalité se dissout alors : la nature de la particule étant d'occuper plusieurs états simultanés, de s'étaler comme l'écrit si justement Egan, un observateur capable d'effectuer la réduction du paquet d'onde serait en mesure de choisir parmi les futurs possibles celui qu'il désire voir devenir réel.
Les pièces du puzzle s'ajustent progressivement : le rapport entre Laura Andrews, l'expérience de l'Ensemble, la Bulle isolant le système solaire et de lointains extraterrestres étalés, débouche sur une redoutable application du comportement de la matière, susceptible de provoquer l'étalement de l'univers.
L'auteur, lui, a su éviter de réduire son roman à un simple récit exploitant la volonté de puissance : s'il passe, dans la seconde partie du roman, à l'application pratique de ce contrôle sur la matière, il propose également une réflexion très poussée sur les conséquences de ces manipulations, sur la nature du réel et le rôle de l'observateur, et prolonge même les spéculations scientifiques par des réflexions métaphysiques aussi ébouriffantes que l'idée de base du récit.
Un roman qui mérite pleinement l'appellation de science-fiction : il ne titille pas seulement l'imaginaire, mais également l'esprit. Le sense of wonderapparaît souvent quand la raison vacille devant les concepts avancés : ici, le lecteur est servi.Claude Ecken
Pour quelle mystérieuse raison l'Humanité a-t-elle été subitement coupée du reste de l'Univers le 15 novembre 2034 ? La réponse se trouve bien évidemment dans la physique quantique, comme on pourrait s'y attendre chez Greg Egan, qui soulève une fois de plus un problème aux dimensions métaphysiques pour lui donner une solution relevant de la logique matérialiste qui lui est chère — et que l'on a pu voir portée à son paroxysme dans L'Énigme de l'Univers (Laffont). Sur une idée de base voisine de celle de L'Assassin infini (in Étoiles Vives n°7), mais aussi de La Fin du Big Bang de Claude Ecken (Escales 2001, Fleuve Noir), l'énigmatique fer de lance australien de la SF anglo-saxonne mène peu à peu le lecteur vers un dénouement d'une logique implacable qui n'est pas sans évoquer les doutes et vertiges d'un Philip K. Dick subitement frappé d'athéisme militant. Néanmoins, avant d'y parvenir, Egan passe une bonne partie du roman à noyer le poisson sous une profusions de détails et d'inventions science-fictives dont la modernité ne fait aucun doute et demeure toujours aussi flagrante alors que l'édition originale de ce livre date de 1992. Ainsi, une place considérable est accordée aux mods — des structures implantées à l'aide de nanomachines qui permettent de modifier la personnalité d'un individu, et dont le narrateur, ancien policier, possède toute une panoplie — et à leurs implications psychologiques ; dans cet ordre d'idées, la manière dont plusieurs personnages triomphent du mod de fidélité qu'on leur a imposé constitue un véritable tour de force. C'est également sur ce plan que s'exprime le Greg Egan soucieux de considérations morales : un individu à la conscience modifiée artificiellement peut-il raisonnablement estimer être encore lui-même ? C'est la question du libre-arbitre qui est ici soulevée, et elle trouvera une réponse étonnante.Roland C. Wagner